Etablie au Chili de 1973 à 1990, la dictature du général Augusto Pinochet ne fut pas l'affaire d'un seul homme imposant la terreur à tout un peuple, mais celle d'un large cercle de complicités, à l'intérieur et à l'extérieur, participant à une spoliation systématique des opposants politiques et d'un pays. Emblème et synthèse des autocrates militaires qui gouvernèrent l'Amérique latine dans les années 1970 et 1980, Pinochet fut aussi l'expression de la frayeur que le peuple inspirait aux catégories privilégiées, pour la protection desquelles il n'hésita pas à instituer une répression brutale. Enfin, il fut aussi, en ces années de guerre froide, le symbole du général latino-américain instrumentalisé par Washington pour terroriser la gauche de son pays et maintenir celui-ci amarré au "camp occidental".
Augusto José Ramón Pinochet Ugarte, alias "Ramón Ugarte", a "Mister Escudero", alias "J. A. Ugarte", pour ne citer que quelques-uns des multiples noms d'emprunt utilisés pour ouvrir des comptes secrets et déposer des millions de dollars dans des banques des Etats-Unis, de l'île de Jersey, de Grand Caïman, de Suisse et de Hongkong, est mort le 10 décembre 2006 sans peine ni gloire, aussi minablement qu'il avait vécu ses quatre-vingt-onze ans d'individu misérable et immonde dont les seuls talents connus étaient : la trahison, le mensonge et le vol (1).
Il n'est donc point surprenant qu'à ses pompeuses funérailles militaires aient assisté des complices divers et variés, tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont tiré profit du dépouillement des victimes et du saccage des deniers publics. En revanche, l'absence de ses principaux parrains a été patente. Aucune personnalité représentant l'ambassade des Etats-Unis n'a été aperçue ; aucun délégué non plus des organisations néofascistes d'Espagne ou d'Italie ; pas davantage l'ombre d'un "intellectuel" du régime, ces pseudo-penseurs dont la participation volontaire avait permis de camoufler des centres de torture dirigés par Manuel Contreras et l'agent de la CIA Michael Townley, et de les déguiser en "ateliers littéraires" où, tandis qu'ils péroraient sur les œuvres et le style du dictateur - Politique, "politiquerie" et démagogie, Mémoires d'un soldat, parmi d'autres perles rhétoriques -, on torturait et on assassinait, entre autres le diplomate espagnol Carmelo Soria.
Sa très chère admiratrice Margaret Thatcher s'est fait excuser au prétexte d'évidentes misères dues à son grand âge. Une autre de ses groupies, Jeane Kirkpatrick, décida de son côté d'esquiver ce compromettant rendez-vous en le précédant dans l'au-delà, le 8 décembre 2006 ; et son mauvais génie économique, Milton Friedman, avait lui aussi pris la précaution de disparaître dès le 16 novembre 2006. Paix à leurs âmes damnées.
En revanche, aucune nouvelle de Henry Kissinger, dont l'absence a été universellement soulignée ; ainsi que celle d'un écrivain péruvien connu pour ses éloges incessants du modèle économique de Pinochet, qui a pourtant plongé dans la ruine économique, morale et culturelle des millions de Chiliens.
Quand il se trouvait au zénith de sa gloire éphémère et qu'il rêvait de bâtir le socle d'un national-catholicisme à la chilienne, comme il ne pouvait se proclamer "caudillo" à l'exemple de son modèle, le général Franco, petit dictateur né à El Ferrol (il fut le seul chef d'Etat étranger venu pleurer à ses funérailles), Augusto José Ramón Pinochet Ugarte décida de s'autoproclamer "capitaine général bien-aimé de la patrie". Il demanda alors à un tailleur militaire de lui confectionner une casquette spéciale, plus haute de cinq centimètres que celles de tous les autres généraux, ajouta une sinistre cape d'inspiration draculéenne à son uniforme, et compléta sa panoplie du parfait dictateur en se faisant remettre un bâton de feldmaréchal nazi.
Mais, comme entre-temps il avait fait assassiner plusieurs prêtres - Antonio Llido, André Jarlan et Joan Alcina -, son projet de faire du Chili un pays de collaborateurs à soutane échoua. L'Eglise catholique choisit majoritairement le camp des persécutés, des torturés et des parents qui cherchèrent - et cherchent encore - plus de trois mille femmes et hommes sortis un beau matin de chez eux, et qui n'y sont jamais revenus.
Le 11 septembre 1973, Pinochet trahit son serment de fidélité à la Constitution chilienne et, au tout dernier instant - car les lâches sont souvent indécis -, il se rallia au coup d'Etat planifié, financé et dirigé par Kissinger (Prix Nobel de la paix), secrétaire d'Etat à l'époque du président des Etats-Unis Richard Nixon (2). D'autres traîtres à la Constitution allaient se charger de diriger sur le terrain le coup d'Etat, tout en rêvant d'assumer le rôle de dictateur. Ils s'appelaient : Gustavo Leigh, capo, au sens mafieux, de l'armée de l'air, et Toribio Merino, capo de la marine de guerre. Complétait ce sinistre trio un individu intellectuellement diminué, un certain César Mendoza, chef des carabiniers. Mais Kissinger décida que la dictature devait être pilotée par Pinochet, le traître le plus contrôlable, le plus manipulable et le plus loyal vis-à-vis des intérêts des Etats-Unis pendant la guerre froide. Pinochet devint ainsi l'archétype de la marionnette au service de l'impérialisme américain.
Très rapidement, après la disparition de Salvador Allende, mort en défendant la Constitution et la légalité démocratique, Pinochet, obéissant à l'ordre du Pentagone de combattre l' "ennemi intérieur", ouvrit les cloaques et lâcha sur le pays les bêtes de l'horreur. Les mouchards qui dénonçaient l'activité des résistants avaient droit, en récompense, à une partie de tous les biens saisis aux "subversifs". Les soldats aussi se voyaient accorder une sorte de droit de pillage qui les autorisait à chaparder depuis de simples cuillères jusqu'à des meubles ou des poules. Quant aux officiers, ils administraient le butin général en s'appropriant les biens les plus onéreux, les maisons, les véhicules, les comptes d'épargne, bref, tout le patrimoine de dizaines de milliers de personnes, dont l'inventaire reste à établir et à chiffrer.
Chaque soldat, chaque policier, chaque officier fit fortune sous la dictature en trafiquant avec l'effroi : une mère qui cherchait à savoir si son fils "disparu" était encore vivant se voyait réclamer le titre de propriété de son logement en échange d'une information. A la suite de quoi on lui livrait un tombereau de cruels mensonges : aperçu quelque part en Europe, son fils allait bientôt la contacter... Il n'y a pas un seul militaire putschiste qui n'ait participé à la spoliation des victimes. Pas un qui n'ait les mains sales.
Et on peut affirmer la même chose des juges qui se sont, eux aussi, livrés à la prévarication durant seize ans ; qui ont légitimé le pillage, et ont garanti l'impunité des assassins. La droite chilienne n'en sort pas grandie elle non plus ; en échange d'une participation au saccage des richesses naturelles - forêts, pêche, mines -, elle accepta que le Chili, pays exportateur de diverses productions industrielles fort prisées sur le marché mondial, comme les textiles par exemple, se transforme en un pays qui ne fabrique plus rien. Car, aujourd'hui, le Chili ne produit pas même une épingle. Tous les produits manufacturés, absolument tous, sont importés.
Plus que la victoire de Pinochet, ce que le Chili a connu après le 11 septembre 1973, c'est le triomphe des thèses ultralibérales de Milton Friedman. Celui-ci put y expérimenter, comme dans un laboratoire, pour la première fois au monde, sa théorie monétariste imposée à une société-cobaye sans défense. Il ruina le pays et le transforma en un Etat typiquement sous-développé, exportateur exclusif de produits du secteur primaire (fruits, vins) et de matières premières (cuivre). Une grande partie de la planète doit son électrification aux fils de cuivre, métal essentiellement produit au Chili. Mais à part cela, aujourd'hui, c'est un pays qui exporte surtout des gâteaux à base d'organismes génétiquement modifiés ou du saumon autophage de pisciculture, car, pour produire un kilo de saumon (dont la vente ne profite qu'aux propriétaires des élevages), il faut sacrifier huit kilos de poissons prélevés en mer, richesse halieutique propriété de tous les Chiliens. Et si le pays n'exporte plus de bois, comme il le fit massivement dans les années 1980, c'est qu'il n'en reste plus : toutes les forêts primaires ont été abattues sans miséricorde.
Pendant que les bases de l'économie, de la culture et de l'histoire sociale étaient ainsi démantelées par la privatisation systématique des services publics, y compris la santé et l'éducation, toute tentative d'opposition fut réprimée par la torture, les "disparitions", les assassinats ou l'exil. Voilà ce que laisse Pinochet, un pays brisé et dépourvu d'avenir, un pays où les droits les plus élémentaires, tels que le contrat de travail, l'information plurielle, la santé publique ou l'éducation pour tous, constituent des chimères de plus en plus difficiles à atteindre.
Grâce au cynisme colossal dont il a toujours fait preuve, Pinochet a réussi à préserver son impunité jusqu'au bout. Il y eut pourtant deux occasions au moins de le punir pour sa félonie. Lors de l'embuscade de 1986, quand les héroïques combattants du Front patriotique Manuel Rodríguez furent sur le point de l'expédier en enfer ; mais leur attentat échoua, malgré le courage des jeunes filles et des jeunes gens qui composaient le commando, et qui avaient entre 16 et 27 ans. Plus tard, en 1998, la possibilité se présenta aussi de juger enfin Pinochet pour ses crimes, lorsque, grâce à une demande du juge espagnol Baltasar Garzón, il fut arrêté à Londres. Mais il reçut alors l'aide incompréhensible des gouvernements de José Maria Aznar en Espagne, d'Anthony Blair au Royaume-Uni et d'Eduardo Frei au Chili, qui firent tout pour éviter son extradition vers Madrid et son procès.
Le traître est donc mort sans peine ni gloire, renié même par des secteurs curieusement redevenus démocratiques de la droite chilienne, lesquels ne se sont détachés de lui qu'après avoir appris l'existence de ses innombrables comptes secrets gérés par la banque américaine Riggs (3) dans différents paradis fiscaux. Il n'a été vraiment pleuré que par la canaille qui avait bénéficié des miettes de la grande spoliation : les militaires et leurs familles, cet odieux Etat dans l'Etat, propriétaires par décision constitutionnelle du dictateur de 10 % du montant de toutes les exportations de cuivre.
De ses victimes, de tous ceux qui lui résistèrent, du président Allende, demeure l'exemple moral sans cesse croissant. De lui, il ne reste absolument rien qui soit digne d'être rappelé, si ce n'est peut-être un certain relent de puanteur que finiront par balayer bientôt les bons vents du Pacifique.
Écrivain chilien, auteur, entre autres, du roman magique et écologique Le Vieux qui lisait des romans d'amour (Seuil, Paris, 1997), chef-d'œuvre traduit en quarante-six langues et vendu à plus de dix millions d'exemplaires. Ancien membre de l'escorte du président Salvador Allende, qu'il a protégé jusqu'au 11 septembre 1973, jour du coup d'Etat, Luis Sepúlveda fut arrêté par la dictature du général Pinochet, condamné à vingt-huit ans de prison et incarcéré au bagne pour prisonniers politiques de Temuco. Une campagne mondiale d'Amnesty International réussit à le faire libérer en 1977. Il partit en exil, parcourut l'Amérique latine, puis s'engagea comme combattant dans les rangs des sandinistes (brigade Simón Bolívar) qui luttaient contre la dictature d'Anastasio Somoza, jusqu'à leur victoire en 1979. Il s'installa à partir de 1982 en Allemagne, où il travailla un temps comme chauffeur routier sur la ligne Hambourg-Istanbul. Le grand hebdomadaire Der Spiegel l'engagea ensuite comme correspondant de guerre en Angola. Il y resta plusieurs années et décrivit l'intervention cubaine ainsi que la défaite des troupes d'élite de l'Afrique du Sud. Défaite qui devait favoriser la chute du régime raciste de l'apartheid. Sepúlveda réside actuellement en Espagne.
(1) NDLR. On trouvera une chronologie détaillée de la vie de Pinochet sur notre site Internet.
(2) NDLR. Sur la participation de M. Kissinger au coup d'Etat du 11 septembre 1973 contre le gouvernement démocratique de Salvador Allende, lire Christopher Hitchens, Les Crimes de M. Kissinger, Saint-Simon, Paris, 2001.
(3) NDLR. En février 2005, les dirigeants de la banque Riggs ont décidé de verser plus de 6 millions d'euros pour indemniser les victimes de la dictature du général Pinochet. Lire Alain Astaud, "Riggs Bank, blanchisseuse des dictateurs", Le Monde diplomatique, août 2005.
Édition imprimée - janvier 2007 - Page 17
Il n'est donc point surprenant qu'à ses pompeuses funérailles militaires aient assisté des complices divers et variés, tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont tiré profit du dépouillement des victimes et du saccage des deniers publics. En revanche, l'absence de ses principaux parrains a été patente. Aucune personnalité représentant l'ambassade des Etats-Unis n'a été aperçue ; aucun délégué non plus des organisations néofascistes d'Espagne ou d'Italie ; pas davantage l'ombre d'un "intellectuel" du régime, ces pseudo-penseurs dont la participation volontaire avait permis de camoufler des centres de torture dirigés par Manuel Contreras et l'agent de la CIA Michael Townley, et de les déguiser en "ateliers littéraires" où, tandis qu'ils péroraient sur les œuvres et le style du dictateur - Politique, "politiquerie" et démagogie, Mémoires d'un soldat, parmi d'autres perles rhétoriques -, on torturait et on assassinait, entre autres le diplomate espagnol Carmelo Soria.
Sa très chère admiratrice Margaret Thatcher s'est fait excuser au prétexte d'évidentes misères dues à son grand âge. Une autre de ses groupies, Jeane Kirkpatrick, décida de son côté d'esquiver ce compromettant rendez-vous en le précédant dans l'au-delà, le 8 décembre 2006 ; et son mauvais génie économique, Milton Friedman, avait lui aussi pris la précaution de disparaître dès le 16 novembre 2006. Paix à leurs âmes damnées.
En revanche, aucune nouvelle de Henry Kissinger, dont l'absence a été universellement soulignée ; ainsi que celle d'un écrivain péruvien connu pour ses éloges incessants du modèle économique de Pinochet, qui a pourtant plongé dans la ruine économique, morale et culturelle des millions de Chiliens.
Quand il se trouvait au zénith de sa gloire éphémère et qu'il rêvait de bâtir le socle d'un national-catholicisme à la chilienne, comme il ne pouvait se proclamer "caudillo" à l'exemple de son modèle, le général Franco, petit dictateur né à El Ferrol (il fut le seul chef d'Etat étranger venu pleurer à ses funérailles), Augusto José Ramón Pinochet Ugarte décida de s'autoproclamer "capitaine général bien-aimé de la patrie". Il demanda alors à un tailleur militaire de lui confectionner une casquette spéciale, plus haute de cinq centimètres que celles de tous les autres généraux, ajouta une sinistre cape d'inspiration draculéenne à son uniforme, et compléta sa panoplie du parfait dictateur en se faisant remettre un bâton de feldmaréchal nazi.
Mais, comme entre-temps il avait fait assassiner plusieurs prêtres - Antonio Llido, André Jarlan et Joan Alcina -, son projet de faire du Chili un pays de collaborateurs à soutane échoua. L'Eglise catholique choisit majoritairement le camp des persécutés, des torturés et des parents qui cherchèrent - et cherchent encore - plus de trois mille femmes et hommes sortis un beau matin de chez eux, et qui n'y sont jamais revenus.
Le 11 septembre 1973, Pinochet trahit son serment de fidélité à la Constitution chilienne et, au tout dernier instant - car les lâches sont souvent indécis -, il se rallia au coup d'Etat planifié, financé et dirigé par Kissinger (Prix Nobel de la paix), secrétaire d'Etat à l'époque du président des Etats-Unis Richard Nixon (2). D'autres traîtres à la Constitution allaient se charger de diriger sur le terrain le coup d'Etat, tout en rêvant d'assumer le rôle de dictateur. Ils s'appelaient : Gustavo Leigh, capo, au sens mafieux, de l'armée de l'air, et Toribio Merino, capo de la marine de guerre. Complétait ce sinistre trio un individu intellectuellement diminué, un certain César Mendoza, chef des carabiniers. Mais Kissinger décida que la dictature devait être pilotée par Pinochet, le traître le plus contrôlable, le plus manipulable et le plus loyal vis-à-vis des intérêts des Etats-Unis pendant la guerre froide. Pinochet devint ainsi l'archétype de la marionnette au service de l'impérialisme américain.
Très rapidement, après la disparition de Salvador Allende, mort en défendant la Constitution et la légalité démocratique, Pinochet, obéissant à l'ordre du Pentagone de combattre l' "ennemi intérieur", ouvrit les cloaques et lâcha sur le pays les bêtes de l'horreur. Les mouchards qui dénonçaient l'activité des résistants avaient droit, en récompense, à une partie de tous les biens saisis aux "subversifs". Les soldats aussi se voyaient accorder une sorte de droit de pillage qui les autorisait à chaparder depuis de simples cuillères jusqu'à des meubles ou des poules. Quant aux officiers, ils administraient le butin général en s'appropriant les biens les plus onéreux, les maisons, les véhicules, les comptes d'épargne, bref, tout le patrimoine de dizaines de milliers de personnes, dont l'inventaire reste à établir et à chiffrer.
Chaque soldat, chaque policier, chaque officier fit fortune sous la dictature en trafiquant avec l'effroi : une mère qui cherchait à savoir si son fils "disparu" était encore vivant se voyait réclamer le titre de propriété de son logement en échange d'une information. A la suite de quoi on lui livrait un tombereau de cruels mensonges : aperçu quelque part en Europe, son fils allait bientôt la contacter... Il n'y a pas un seul militaire putschiste qui n'ait participé à la spoliation des victimes. Pas un qui n'ait les mains sales.
Et on peut affirmer la même chose des juges qui se sont, eux aussi, livrés à la prévarication durant seize ans ; qui ont légitimé le pillage, et ont garanti l'impunité des assassins. La droite chilienne n'en sort pas grandie elle non plus ; en échange d'une participation au saccage des richesses naturelles - forêts, pêche, mines -, elle accepta que le Chili, pays exportateur de diverses productions industrielles fort prisées sur le marché mondial, comme les textiles par exemple, se transforme en un pays qui ne fabrique plus rien. Car, aujourd'hui, le Chili ne produit pas même une épingle. Tous les produits manufacturés, absolument tous, sont importés.
Plus que la victoire de Pinochet, ce que le Chili a connu après le 11 septembre 1973, c'est le triomphe des thèses ultralibérales de Milton Friedman. Celui-ci put y expérimenter, comme dans un laboratoire, pour la première fois au monde, sa théorie monétariste imposée à une société-cobaye sans défense. Il ruina le pays et le transforma en un Etat typiquement sous-développé, exportateur exclusif de produits du secteur primaire (fruits, vins) et de matières premières (cuivre). Une grande partie de la planète doit son électrification aux fils de cuivre, métal essentiellement produit au Chili. Mais à part cela, aujourd'hui, c'est un pays qui exporte surtout des gâteaux à base d'organismes génétiquement modifiés ou du saumon autophage de pisciculture, car, pour produire un kilo de saumon (dont la vente ne profite qu'aux propriétaires des élevages), il faut sacrifier huit kilos de poissons prélevés en mer, richesse halieutique propriété de tous les Chiliens. Et si le pays n'exporte plus de bois, comme il le fit massivement dans les années 1980, c'est qu'il n'en reste plus : toutes les forêts primaires ont été abattues sans miséricorde.
Pendant que les bases de l'économie, de la culture et de l'histoire sociale étaient ainsi démantelées par la privatisation systématique des services publics, y compris la santé et l'éducation, toute tentative d'opposition fut réprimée par la torture, les "disparitions", les assassinats ou l'exil. Voilà ce que laisse Pinochet, un pays brisé et dépourvu d'avenir, un pays où les droits les plus élémentaires, tels que le contrat de travail, l'information plurielle, la santé publique ou l'éducation pour tous, constituent des chimères de plus en plus difficiles à atteindre.
Grâce au cynisme colossal dont il a toujours fait preuve, Pinochet a réussi à préserver son impunité jusqu'au bout. Il y eut pourtant deux occasions au moins de le punir pour sa félonie. Lors de l'embuscade de 1986, quand les héroïques combattants du Front patriotique Manuel Rodríguez furent sur le point de l'expédier en enfer ; mais leur attentat échoua, malgré le courage des jeunes filles et des jeunes gens qui composaient le commando, et qui avaient entre 16 et 27 ans. Plus tard, en 1998, la possibilité se présenta aussi de juger enfin Pinochet pour ses crimes, lorsque, grâce à une demande du juge espagnol Baltasar Garzón, il fut arrêté à Londres. Mais il reçut alors l'aide incompréhensible des gouvernements de José Maria Aznar en Espagne, d'Anthony Blair au Royaume-Uni et d'Eduardo Frei au Chili, qui firent tout pour éviter son extradition vers Madrid et son procès.
Le traître est donc mort sans peine ni gloire, renié même par des secteurs curieusement redevenus démocratiques de la droite chilienne, lesquels ne se sont détachés de lui qu'après avoir appris l'existence de ses innombrables comptes secrets gérés par la banque américaine Riggs (3) dans différents paradis fiscaux. Il n'a été vraiment pleuré que par la canaille qui avait bénéficié des miettes de la grande spoliation : les militaires et leurs familles, cet odieux Etat dans l'Etat, propriétaires par décision constitutionnelle du dictateur de 10 % du montant de toutes les exportations de cuivre.
De ses victimes, de tous ceux qui lui résistèrent, du président Allende, demeure l'exemple moral sans cesse croissant. De lui, il ne reste absolument rien qui soit digne d'être rappelé, si ce n'est peut-être un certain relent de puanteur que finiront par balayer bientôt les bons vents du Pacifique.
Luis Sepúlveda.
(1) NDLR. On trouvera une chronologie détaillée de la vie de Pinochet sur notre site Internet.
(2) NDLR. Sur la participation de M. Kissinger au coup d'Etat du 11 septembre 1973 contre le gouvernement démocratique de Salvador Allende, lire Christopher Hitchens, Les Crimes de M. Kissinger, Saint-Simon, Paris, 2001.
(3) NDLR. En février 2005, les dirigeants de la banque Riggs ont décidé de verser plus de 6 millions d'euros pour indemniser les victimes de la dictature du général Pinochet. Lire Alain Astaud, "Riggs Bank, blanchisseuse des dictateurs", Le Monde diplomatique, août 2005.
Édition imprimée - janvier 2007 - Page 17