Emilio Pacull & Felix Gonzales (Eladio)
Comment s’accommoder de l’absence? Vivre avec le manque d’un pays, d’un proche, des rêves brisés? Comment les livres parviennent-ils à panser ces plaies ? Involontairement, mais avec intrépidité, le festival des Nuits atypiques de Langon en Gironde (1) a exploré, jeudi en ouverture, ces existentielles questions.
Faille. Pour ce festival ancré au bord de la Gironde et dédié depuis 1992 à la découverte des musiques et des cultures du monde, jeudi se voulait «journée particulière», tout entière dédiée à l’écrivain chilien Luis Sepulveda, avec qui étaient prévus rencontres et débats. Particulière, elle l’a été puisqu’elle s’est tissée autour de l’absence de Sepulveda : pour raisons familiales, l’écrivain, qui vit en Espagne depuis plusieurs années, a dû rejoindre le Chili en urgence, mardi. Mais les lectures, film ou mises en scène de ses livres, qui ont émaillé la journée, ont approché au plus près l’histoire et l’univers de cet auteur fin descripteur des brisures, des failles qui dévient les destins.
Entre Emilio Pacull, le réalisateur du film Héros fragiles, présenté en ouverture à Langon, et Luis Sepulveda, les liens sont multiples. Tous deux sont nés au Chili entre 1949 et 1950. En 1973, après le coup d’Etat orchestré par Pinochet, Sepulveda, militant d’extrême gauche, est emprisonné. Pacull, lui aussi militant, fuit Santiago. Le 11 septembre 1973, son beau-père, Augusto Olivarès, alors conseiller et ami d’Allende, se suicidait dans le palais de la Moneda, assiégé par les militaires, quelques minutes avant que le Président chilien ne fasse de même. Depuis, Sepulveda et Pacull ont dû expérimenter l’exil, la perte de leur pays. «Pays doublement perdu, note Emilio Pacull, par l’exil et par la défaite.»
L’auteur-réalisateur, qui a notamment été l’assistant de Costa-Gavras et de Truffaut, est revenu au Chili chercher une réponse au suicide d’un homme qui aimait la vie. Construit autour de la présence-absence d’Olivarès, journaliste, directeur de la télévision nationale, le film retrace la conspiration qui a anéanti le Chili d’Allende sous la houlette maléfique d’Henry Kissinger. Avec des morceaux d’anthologie comme l’interview de Milton Friedman, le prix Nobel d’économie. Invité à Santiago par Pinochet en 1974, le mentor de l’école de Chicago, chantre du néolibéralisme, a expérimenté ses théories dans un pays soumis à la dictature et donné un nouvel élan au capitalisme. Face à ce vieil homme (décédé depuis), toujours convaincu des bienfaits du libéralisme, on comprend, avec Pacull, que la théorie du free market est une idéologie.
Film nostalgique, empreint de tristesse, autour de ces hommes qui ont incarné l’utopie et n’ont pas transigé, le documentaire de Pacull est aussi intensément poétique. Ponctué par les pages des carnets de moleskine où le réalisateur, au fur et à mesure de son travail, note ses impressions, colle des photos. Un lien de plus avec Sepulveda. Dans Une sale histoire (2), l’écrivain évoque en effet «un carnet à couverture noire que j’ai toujours sur moi et où j’écris chaque jour mes doutes, mes étonnements.»
Intimes blessures. Sur la scène des Carmes à Langon, Sepulveda s’est «matérialisé» à travers deux des ses livres, adaptés et interprétés par Nadine Perez (Compagnie Burloco Théâtre). Des récits ramassés, reflets de l’engagement écologique de l’écrivain (L’histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler) et de son attachement aux peuples dits «premiers», avec Le vieux qui lisait des romans d’amour.
L’occasion d’ «écouter» l’écriture de Sepulveada, ses images soigneusement ciselées, son don d’évocation et sa fausse candeur. Et de tester sa foi toujours réaffirmée dans le pouvoir des mots et de la lecture, panseurs d’intimes blessures. Dans Le vieux qui lisait des romans d’amour, le héros redécouvre tardivement qu’il sait lire. Et se prend de passion pour les livres d’amour, «étrangers au passé désordonné auquel il préférait ne plus penser, laissant béantes les profondeurs de sa mémoire pour les emplir de bonheurs et de tourments, d’amour plus éternels que le temps.».
Mais les livres ont aussi leurs limites et l’absence est génératrice de frustrations que les mots ne peuvent combler. La preuve avec l’évocation, en écho aux héros des Pires Contes de frères Grimm, autr e roman de Sepulveda, les payadores, ces musiciens-poètes improvisateurs et itinérants, figures récurrentes de la musique populaire en Amérique latine. Mais malgré l’enthousiasme déployé à Langon par Thierry Rougier, musicien auteur d’une thèse d’ethnologie sur l’équivalent brésilien des payadores, le spectateur est resté. en manque. «En appétit», corrige Patrick Lavaud, directeur des Nuits Atypiques. L’an prochain, promet-il, les payadores seront dans les rues de Langon avec Sepulveda.
(1) Jusqu’à dimanche. http://www.nuitsatypiques.org/
(2) Editions Montparnasse, 2006
Comment s’accommoder de l’absence? Vivre avec le manque d’un pays, d’un proche, des rêves brisés? Comment les livres parviennent-ils à panser ces plaies ? Involontairement, mais avec intrépidité, le festival des Nuits atypiques de Langon en Gironde (1) a exploré, jeudi en ouverture, ces existentielles questions.
Faille. Pour ce festival ancré au bord de la Gironde et dédié depuis 1992 à la découverte des musiques et des cultures du monde, jeudi se voulait «journée particulière», tout entière dédiée à l’écrivain chilien Luis Sepulveda, avec qui étaient prévus rencontres et débats. Particulière, elle l’a été puisqu’elle s’est tissée autour de l’absence de Sepulveda : pour raisons familiales, l’écrivain, qui vit en Espagne depuis plusieurs années, a dû rejoindre le Chili en urgence, mardi. Mais les lectures, film ou mises en scène de ses livres, qui ont émaillé la journée, ont approché au plus près l’histoire et l’univers de cet auteur fin descripteur des brisures, des failles qui dévient les destins.
Entre Emilio Pacull, le réalisateur du film Héros fragiles, présenté en ouverture à Langon, et Luis Sepulveda, les liens sont multiples. Tous deux sont nés au Chili entre 1949 et 1950. En 1973, après le coup d’Etat orchestré par Pinochet, Sepulveda, militant d’extrême gauche, est emprisonné. Pacull, lui aussi militant, fuit Santiago. Le 11 septembre 1973, son beau-père, Augusto Olivarès, alors conseiller et ami d’Allende, se suicidait dans le palais de la Moneda, assiégé par les militaires, quelques minutes avant que le Président chilien ne fasse de même. Depuis, Sepulveda et Pacull ont dû expérimenter l’exil, la perte de leur pays. «Pays doublement perdu, note Emilio Pacull, par l’exil et par la défaite.»
L’auteur-réalisateur, qui a notamment été l’assistant de Costa-Gavras et de Truffaut, est revenu au Chili chercher une réponse au suicide d’un homme qui aimait la vie. Construit autour de la présence-absence d’Olivarès, journaliste, directeur de la télévision nationale, le film retrace la conspiration qui a anéanti le Chili d’Allende sous la houlette maléfique d’Henry Kissinger. Avec des morceaux d’anthologie comme l’interview de Milton Friedman, le prix Nobel d’économie. Invité à Santiago par Pinochet en 1974, le mentor de l’école de Chicago, chantre du néolibéralisme, a expérimenté ses théories dans un pays soumis à la dictature et donné un nouvel élan au capitalisme. Face à ce vieil homme (décédé depuis), toujours convaincu des bienfaits du libéralisme, on comprend, avec Pacull, que la théorie du free market est une idéologie.
Film nostalgique, empreint de tristesse, autour de ces hommes qui ont incarné l’utopie et n’ont pas transigé, le documentaire de Pacull est aussi intensément poétique. Ponctué par les pages des carnets de moleskine où le réalisateur, au fur et à mesure de son travail, note ses impressions, colle des photos. Un lien de plus avec Sepulveda. Dans Une sale histoire (2), l’écrivain évoque en effet «un carnet à couverture noire que j’ai toujours sur moi et où j’écris chaque jour mes doutes, mes étonnements.»
Intimes blessures. Sur la scène des Carmes à Langon, Sepulveda s’est «matérialisé» à travers deux des ses livres, adaptés et interprétés par Nadine Perez (Compagnie Burloco Théâtre). Des récits ramassés, reflets de l’engagement écologique de l’écrivain (L’histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler) et de son attachement aux peuples dits «premiers», avec Le vieux qui lisait des romans d’amour.
L’occasion d’ «écouter» l’écriture de Sepulveada, ses images soigneusement ciselées, son don d’évocation et sa fausse candeur. Et de tester sa foi toujours réaffirmée dans le pouvoir des mots et de la lecture, panseurs d’intimes blessures. Dans Le vieux qui lisait des romans d’amour, le héros redécouvre tardivement qu’il sait lire. Et se prend de passion pour les livres d’amour, «étrangers au passé désordonné auquel il préférait ne plus penser, laissant béantes les profondeurs de sa mémoire pour les emplir de bonheurs et de tourments, d’amour plus éternels que le temps.».
Mais les livres ont aussi leurs limites et l’absence est génératrice de frustrations que les mots ne peuvent combler. La preuve avec l’évocation, en écho aux héros des Pires Contes de frères Grimm, autr e roman de Sepulveda, les payadores, ces musiciens-poètes improvisateurs et itinérants, figures récurrentes de la musique populaire en Amérique latine. Mais malgré l’enthousiasme déployé à Langon par Thierry Rougier, musicien auteur d’une thèse d’ethnologie sur l’équivalent brésilien des payadores, le spectateur est resté. en manque. «En appétit», corrige Patrick Lavaud, directeur des Nuits Atypiques. L’an prochain, promet-il, les payadores seront dans les rues de Langon avec Sepulveda.
(1) Jusqu’à dimanche. http://www.nuitsatypiques.org/
(2) Editions Montparnasse, 2006