À Cannes (Libération du 23 mai), une ovation avait suivi la projection. A Santiago, où a été présenté le film au mois d’octobre, le silence a duré longtemps. Dans la salle, ils étaient 600 : la vieille garde du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et les autres protagonistes du film, dont ces habitantes des bidonvilles qui ont mené la résistance anti-Pinochet. Et puis les enfants de tous ceux-là. «J’étais très tendue, dit Carmen Castillo. Il y avait tout autour comme un grand silence intérieur. C’est tellement délicat, la mémoire des vaincus.» Quand les lumières se sont rallumées, elle a croisé certains regards dans la salle, et d’abord celui de la femme qui, dans le film, raconte la mort de ses deux jeunes fils militants. «Elle avait la tête haute. Je me suis sentie soulagée. Comme si cette mémoire collective, si longtemps effacée, avait trouvé un point d’ancrage.»
«Lieu du crime». Rue Santa Fe, septième documentaire de Carmen Castillo, a commencé presque par hasard, en 2002, alors qu’elle était à Santiago pour un autre tournage. «J’avais toujours refusé de revenir dans la maison. Et puis je me suis laissé entraîner. J’ai dit à mon équipe : "Bon, d’accord, on y va, et on enregistre tout ce qui se passe."» La maison, c’est celle où, le 5 octobre 1974, son compagnon, Miguel Enríquez, principal dirigeant du MIR dans la clandestinité, fut tué par la police de Pinochet alors qu’elle-même, enceinte de six mois, était grièvement blessée par une grenade. Sur les circonstances de la mort d’Enríquez et de sa survie à elle, miraculeuse - elle fut expulsée du Chili quelques jours plus tard, mais son bébé mourut avant terme -, Carmen Castillo était déjà partiellement revenue à l’occasion de La Flaca Alejandra, tourné en 1994, où elle retrouvait une de ses anciennes camarades qui, arrêtée et torturée, les avait trahis. Mais elle n’avait jamais voulu revoir «le lieu du crime».
La voilà donc débarquant rue Santa Fe, dans ce quartier modeste de Santiago où elle vécut pendant près d’un an une histoire d’amour et de clandestinité. Et ce que la caméra enregistre, alors qu’elle frappe aux portes des voisins et se présente - «Vous vous souvenez ? Il y a vingt-huit ans, c’est moi qui…» -, est proprement inouï. Un témoignage surtout. L’homme raconte que ce jour-là il a vu Miguel Enríquez sortir seul, sur le trottoir, peu après le début de la fusillade, à un moment où la Dina - la police - s’était apparemment repliée dans l’attente de renforts. Et qu’au lieu de prendre la fuite il est retourné dans la maison. Carmen Castillo comprend à cet instant qu’il n’a pas voulu la laisser seule. «Ma première réaction, quand je suis remontée dans la voiture, a été de vouloir effacer ces images. Je me disais que c’était impossible. Je ne supportais pas l’idée d’être responsable de sa mort.»
«Abandon». «Pourquoi lui et pas moi ?» et «à quoi sa mort a-t-elle servi ?» : C’est sur cet insupportable qu’est construit le film. A partir de ces deux questions, Carmen Castillo va remonter toute l’histoire - la sienne, celle du MIR, celle du Chili. Le film revient sur des éléments méconnus. Ainsi l’ordre donné à tous les exilés par la direction du MIR, à la fin des années 70, de rentrer clandestinement au Chili. Et la décision prise par les militantes qui revenaient d’abandonner leurs enfants, en les envoyant notamment à Cuba. Une histoire très douloureuse sur laquelle elle s’attarde. «Si on n’est pas capable d’expliquer, on ne fait qu’accentuer l’abandon», dit-elle.
La reconquête de la mémoire passe par de doubles retrouvailles : avec un passé militant qui fut, aussi, «beau et amoureux de la vie», et avec de jeunes Chiliens d’aujourd’hui qui se battent contre un système particulièrement dur pour les plus modestes. «Je ne suis pas nostalgique. Nous nous sommes trompés. Nous avons été vaincus. Mais je pourrais redire aujourd’hui exactement ce que je disais il y a trente ans. C’est l’absence de politique qui tue. Et je suis sûre qu’il n’y a pas de rédemption en dehors de l’engagement.»
Docu. Carmen Castillo, résistante anti-Pinochet, revient là où sa vie a basculé.
RENÉ SOLIS
Rue Santa Fe de Carmen Castillo, 2 h 40.Un entretien avec la réalisatrice est paru dans Libération du 22 juin 2006.