Quatre heures à Chatila est le texte écrit par Jean Genet qui a vu, le 19 septembre 1982, le camp de Chatila après le massacre de sa population. Publié pour la première fois en janvier 1983, ce texte inclassable, ni témoignage ni reportage, demeure quarante ans plus tard un hommage littéraire rendu au combat des Palestiniens.
REVUE D'ÉTUDES PALESTINIENNES, N° 6 |
Hiver 1983. Quatre heures à Chatila parait dans le numéro 6 de la prestigieuse Revue d’études palestiniennes 1 puis sera réédité chez Gallimard en 1991 dans L’Ennemi déclaré, sous la direction d’Albert Dichy, spécialiste de l’œuvre de Jean Genet.
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Quand Genet arrive à Beyrouth le 12 septembre 1982 en compagnie de Leila Shahid, les combattants palestiniens réfugiés dans les quartiers ouest de Beyrouth ont accepté de quitter le pays. Deux jours après, le 14 septembre, le nouveau président libanais Béchir Gemayel, dirigeant de la droite chrétienne, est victime d’un attentat mortel au siège de son parti. À l’aube du 15 septembre l’armée israélienne entre dans la capitale et le soir, encercle les camps palestiniens de Sabra et de Chatila dans la proche banlieue.
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Le 16 septembre, des éléments armés portant les uniformes de diverses milices chrétiennes libanaises pénètrent à l’intérieur des camps, avec l’aval des forces israéliennes, pour procéder à « un nettoyage de terroristes ». Surexcités par la mort de leur « leader », Bechir Gemayel, ils vont se livrer pendant deux jours et trois nuits à un massacre qui n’épargnera ni les enfants, ni les femmes, ni les vieillards, sans que les soldats israéliens, stationnés aux portes et surveillant les camps du haut de leur immeuble, n’interviennent et sans qu’aucune alerte ne soit donnée. Le nombre des victimes n’a jamais pu être déterminé, mais oscille entre 1 500 et 5 000 personnes.
Le 19 septembre, en compagnie de Leila Shahid et de deux photographes américains, Genet parvient à pénétrer dans le camp de Chatila en se faisant passer pour un journaliste. Les bulldozers de l’armée libanaise sont alors en train de creuser en toute hâte des charniers, mais les cadavres n’ont pas encore été enterrés. Seul, durant quatre heures, sous un soleil accablant, Genet arpente les ruelles. « J’enjambai les morts comme on franchit des gouffres », écrit-il. De retour à l’appartement où il réside, il s’enferme pendant vingt-quatre heures dans sa chambre, puis le 22 septembre, il reprend l’avion et rédige à Paris, durant le mois d’octobre, l’article qui paraîtra le 1er janvier 1983 dans la Revue d’études palestiniennes.
POÉTIQUE DE L’ACTION
Ce texte réputé inclassable est le plus souvent réduit aux circonstances de son élaboration ; ou alors lu comme le prélude à Un captif amoureux, qui sera écrit un an plus tard. Jérôme Hankins, l’auteur de Genet à Chatila2, suggère d’y voir avant tout le lieu d’une révélation et d’une assomption :
« C’est pendant les quatre heures passées sur les lieux d’un massacre, dans le labyrinthe tracé par l’encombrement de cadavres que le narrateur a trouvé un fil pour le guider hors du désert aveugle où s’épuisait depuis vingt ans son désir de créer: à Chatila, les temps successifs d’une vie se sont soudain tissés. »
Et lui qui n’avait plus rien publié depuis Les Paravents en 1961 reprend alors un projet d’écriture en vue d’une publication — ce sera Un Captif amoureux, sorti un mois après sa mort en 1986.
En réalité, Genet articule un propos politique à une démarche littéraire qui tente de rendre compte du terrible spectacle qu’il est l’un des premiers Européens à découvrir, tout en ramenant au premier plan une allégorie révolutionnaire conçue comme une poétique de l’action. Il en résulte un texte en fragments, un collage littéraire de haute volée qui « tient » comme par miracle.
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Albert Dichy, dans sa préface à l’édition de 1991 prévient le lecteur : Quatre heures à Chatila n’est pas un témoignage de ce que fut la découverte du massacre opéré entre le 16 et le 18 septembre 1982 par les milices chrétiennes des phalangistes lors de la guerre civile libanaise, avec l’autorisation de l’armée israélienne qui les regarda « nettoyer la ville des terroristes ». Car la platitude du témoignage en tant que fausse transparence du « réel » ne peut en réalité restituer le sens politique et humain profondément tragique de ce carnage. Il lui faut par conséquent emprunter les chemins de la création.
Écrire, ce n’est justement pas rapporter, ce n’est pas témoigner. C’est laisser parler les blancs entre les signes noirs de la page évoqués dans l’incipit d’Un Captif amoureux pour qu’ils suggèrent « une réalité plus forte que les signes qui les défigurent ». De même, d’entre les cadavres entassés surgit par bouffées l’histoire presque muette de la révolution palestinienne, sa poétique.
« LES MORTS SI NOMBREUX »
Le texte, divisé en six parties, n’en consacre que deux au terrible spectacle et ne commence pas par sa description, mais par une première évocation du séjour de six mois de Jean Genet auprès de ceux qu’il nomme toujours « les fedayin » dans les montagnes de Jerash et d’Ajloun en Jordanie, entre octobre 1970 et avril 1971. Pour lui,
« L’air du temps, la couleur du ciel, de la terre et des arbres, on pourra les dire, mais jamais faire sentir la légère ébriété, la démarche au-dessus de la poussière, l’éclat des yeux, la transparence des rapports non seulement entre fedayin, mais entre eux et les chefs. Tous, tous, sous les arbres étaient frémissants, rieurs, émerveillés par une vie si nouvelle pour tous, et dans ces frémissements quelque chose d’étrangement fixe, aux aguets, protégé, réservé comme quelqu’un qui prie sans rien dire. Tout était à tous. »
C’est à ce moment-là, écrit-il, qu’il a connu la Révolution palestinienne, « la force de ce bonheur d’être » synonyme de beauté, la beauté verticale des combattants et leur étrange légèreté. Puis, dix ans passent. « Et soudain, Beyrouth-Ouest. » Et des monceaux de cadavres.
« D’un mur à l’autre d’une rue, arqués ou arc-boutés, les pieds poussant un mur et la tête s’appuyant à l’autre, les cadavres, noirs et gonflés, que je devais enjamber étaient tous palestiniens et libanais. Pour moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation à Chatila et à Sabra ressembla à un jeu de saute-mouton. Un enfant mort peut quelquefois bloquer les rues, elles sont si étroites, presque minces et les morts si nombreux. »
Les corps morts des Palestiniens de Sabra et Chatila ne parleront plus. L’auteur aura beau aller très loin dans la description de leur décomposition, ils ne révèleront rien d’autre que cette sèche tautologie : ces cadavres sont des cadavres, et ceux qui les connaissaient eux-mêmes ne veulent rien en dire :
« — Vous le connaissiez ?— Oui.
— Vous l’avez vu mourir ?
— Oui.
— Qui l’a tué ?
— Je ne sais pas. »
Aucun discours, aucun hommage ne leur sera rendu. Ils seront enterrés à la va-vite dans des charniers creusés le jour même par des bulldozers israéliens, tandis que le fossoyeur du cimetière détruit par une bombe s’inquiète de la dispersion d’ossements plus anciens. Quatre heures à Chatila est peut-être leur seule oraison funèbre, et peut-être même que Genet en avait conscience au moment d’écrire son article.
TU N’AS RIEN VU À CHATILA
« — Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien.— J’ai tout vu. Tout 3. »
Genet mentionne plusieurs injonctions à « regarder » de la part de ceux qui le guident dans le camp. Un officier de l’armée libanaise qui contrôle son passeport lui demande encore :
« — Vous venez de là-bas ? (Son doigt montrait Chatila.)
— Oui.
— Et vous avez vu ?
— Oui.
— Vous allez l’écrire ?
— Oui. »
La demande palestinienne est insistante, Genet le rappellera plus tard dans un entretien avec Rüdiger Wischenbart et Leila Shahid4 : « Après les tueries de Sabra et de Chatila en septembre 1982 certains Palestiniens me demandèrent d’écrire mes souvenirs. […] lors de mon séjour à Vienne, je vis encore d’autres Palestiniens qui espéraient cette publication.
— Dis exactement ce que tu as vu, ce que tu as entendu. »
Mais « voir » n’aboutit jamais à « savoir ». Au plus près du dialogue de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, Genet parle de la « vision invisible » de l’origine, des raisons et de la mise en œuvre des faits : « Je n’ai pas vu cette armée israélienne à l’écoute et à l’œil. J’ai vu ce qu’elle a fait », « le tortionnaire comment était-il ? Qui était-il ? Je le vois et je ne le vois pas ».
EN FINIR AVEC LES PALESTINIENS
Pour celui qui place en exergue de son texte une phrase attribuée au premier ministre israélien Menahem Begin devant le Parlement israélien : « À Chatila, à Sabra, des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? »5, la responsabilité israélienne dans l’exécution des Palestiniens à Sabra et Chatila par les Phalanges libanaises, si elle n’est pas précisément déterminée, est ainsi posée d’emblée comme une évidence. L’accusation passe par des propos rapportés, notamment ceux d’un certain « H. » :
« Lui. — Nous accusons Israël des massacres de Chatila et de Sabra. Qu’on ne mette pas ces crimes sur le seul dos de leurs supplétifs Kataëb. Israël est coupable d’avoir fait entrer dans les camps deux compagnies de Kataëb, de leur avoir donné des ordres, de les avoir encouragés durant trois jours et trois nuits, de leur avoir apporté à boire et à manger, d’avoir éclairé les camps la nuit. »
Quand parait Quatre heures à Chatila, la commission Kahane constituée en septembre 1982 pour enquêter sur les massacres a déjà rendu son rapport : il conclut à la non-responsabilité directe des Israéliens malgré, en gros, un « manque d’implication ». Des sources déclassifiées de ce rapport et du Mossad viennent cependant d’être mises en lumière par un article de Ronen Bergman paru le 22 juin 2022 dans le journal israélien Yediot Aharonot, qui confirme la coordination très étroite entre Israéliens et phalangistes dans l’objectif commun d’en finir avec les Palestiniens6. C’est aussi ce que montre Seth Anziska, chercheur américain d’origine juive, dans son livre Preventing Palestine. Par la grâce de la création littéraire, Genet a pu s’autoriser quarante ans d’avance sur ces révélations...
Le poète, qui dit se sentir pour la première fois palestinien et haïr Israël, conclut son article par quelque chose qui résonne à la fois comme une promesse et une menace : d’autres fedayin semblables à ceux d’Ajloun mourront, c’est-à-dire qu’ils continueront d’exister.
CAMP DE SABRA, 19 SEPTEMBRE 1982 PHOTO STF/AFP |
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