mercredi, décembre 21, 2022

«LES ANNÉES SUPER 8» D’ANNIE ERNAUX : DÉFRAGMENTER LE RÉEL

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PHOTO LE PARISIEN

Faire d’un diaporama un film

C’est à partir d’un matériel inédit qu’Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot ont réalisé Les Années Super 8. Ce long métrage d’une heure est composé de petites séquences muettes mises bout à bout. La plupart d’entre elles ont été tournées par Philippe Ernaux, l’ex-mari d’Annie. Elles sont commentées par la voix de cette dernière, maintenant âgée de 82 ans. On suit la vie du couple qui voit ses enfants Éric et David grandir, fête Noël et les anniversaires, part en vacances (au Chili, en Albanie…), quitte Annecy pour la banlieue de Cergy-Pontoise, et finit par divorcer en 1981. Le film s’arrête à cette date. Philippe part en emportant sa caméra Super 8, et laisse à son ex-compagne les pellicules – « ce fragment d’autobiographie familiale » qui donnera naissance à un projet cinématographique singulier.

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Philosophie magazine

Poser sa voix sur les images

ANNIE ERNAUX
CAPTURE D'ÉCRAN

Si le film était resté muet, il n’aurait constitué qu’un diaporama d’archives familiales. Mais grâce à la voix de l’écrivaine, les images dépassent le domaine de l’intime pour constituer une réflexion historique et sociologique sur les années 1970. Le discours rétrospectif d’Annie Ernaux ajoute du sens, défigure l’image qui se met à dire non seulement le quotidien d’un couple, mais aussi le collectif – les habitudes de la bourgeoisie, le climat politique post-68…. Le voyage au Chili, présenté au début du film, n’aurait été pour le spectateur qu’un souvenir de couple si Annie Ernaux n’avait pas pris le soin de le mettre en relation avec l’imaginaire culturel de la France de gauche et l’essor du tourisme aéronautique.

“Partir, voyager loin : ce désir grandissant dans la décennie 70 qui a vu naître le Guide du Routard était le nôtre. Selon le slogan de l’époque, nous ne voulions pas bronzer idiots. Le Nouvel Observateur, qui était alors l’hebdomadaire de l’avant-garde culturelle de la gauche non-communiste, offrait d’aller voir l’expérience chilienne durant les vacances de Pâques 1972. Comme toute la France de gauche, nous avions la tête tournée vers le Chili, et l’Unité populaire de Salvador Allende. Et filmer représentait pour nous sinon une façon d’intervenir dans le monde, du moins d’en être le reporter”

De même, grâce au commentaire, la décoration de l’appartement d’Annecy ne renvoie plus seulement à une intimité et aux goûts propres au couple Ernaux, mais à un type social.

“Au final, la caméra se tourne vers les éléments du décor, ces objets que nous avions choisis un à un chez les antiquaires, ces papiers peints lourds et chics, tout ce qui nous classait parmi la bourgeoisie de fraîche date. Faire en somme le ‘tour du propriétaire’, ce que nous n’étions pas…”

Les exemples ne manquent pas : les voyages, les vêtements (comme le « manteau en agneau fourré, version chic de la mode hippie »), les comportements, les lieux…presque tout devient par le commentaire de l’écrivaine un objet historique et social.

“Ça a été”

Le texte revêt une telle importance dans le film qu’il conduit à une interrogation. Et si les images ne comptaient pas, et si le texte se suffisait à lui-même ? Après tout, dans son récit autobiographique Les Années (2008), Annie Ernaux parvient tout aussi bien à mêler récit de soi et histoire collective en faisant fi des images. Celles-ci sont simplement décrites en prose, pour raviver le souvenir et l’acuité de l’analyse.

Mais cette absence de l’image est aussi la raison pour laquelle Les Années peuvent laisser au lecteur un goût d’inachevé. Le temps passé est décrit, mais jamais présent sous nos yeux. Le film comble ce manque et parvient à rendre le passé présent. Car comme Barthes l’expliquait dans La Chambre claire (1980), les photographies ne sont pas un redoublement du réel mais « une émanation du réel passé », ce qui les rapproche plus de la « magie » que de l’art. Sur le plan émotionnel, cela veut dire que devant les images, le spectateur ne peut s’empêcher, avec nostalgie et fascination, de se dire « ça a été », ça s’est produit ; un sentiment dont le lecteur des Années est privé.

Avec les Années Super 8, nous avons accès à une formidable impression de vérité : la France des années 1970 est restituée sous nos yeux, de même que la trajectoire d’une génération. Objet inclassable, ce film est loin d’être la simple redite du maître ouvrage d’Annie Ernaux. Alors pourquoi Les Années Super 8 tient-il une partie de son titre des Années ? Peut-être parce qu’il vient satisfaire un désir suscité par la lecture du récit autobiographique – celui de voir un passé que l’écrivaine avait si bien raconté.