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Au Chili, les paradoxes de la future Constitution / ANALYSE Alors que le pays a élu pour président le progressiste Gabriel Boric en 2021, un parti d’extrême droite dominera le Conseil constitutionnel, chargé de rédiger la nouvelle Loi fondamentale destinée à remplacer l’actuelle, héritée de la dictature Pinochet.
JOSÉ ANTONIO KAST CÉLÈBRE LE RÉSULTAT DES
ÉLECTIONS AU CONSEIL CONSTITUTIONNEL.
PHOTO ESTEBAN FÉLIX / AP
Flora Genoux Buenos Aires, correspondante
Un apparent grand écart. Dimanche 7 mai, le Parti républicain (extrême droite) s’est imposé comme la première force politique au Chili, en raflant 35 % des voix des électeurs et près de la moitié des sièges du Conseil constitutionnel. L’organe chargé d’aider à rédiger une nouvelle Loi fondamentale, appelé à siéger à partir de mercredi 7 juin, sera ainsi dominé par un parti défendant un État réduit à son strict minimum, ultraconservateur et à la filiation en partie assumée avec la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Cette formation disposera d’un précieux droit de veto au sein d’un Conseil pourtant censé enterrer définitivement le texte actuel, hérité de la dictature.
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Paradoxe supplémentaire : le Parti républicain s’est toujours opposé à l’idée d’une nouvelle Constitution, souhaitée par près de 80 % des votants lors d’un référendum en 2020. Une première tentative de refonte constitutionnelle avait abouti à un rejet du texte soumis au vote en septembre 2022. Dans la foulée, les partis étaient tombés d’accord sur la nécessité de relancer un processus d’écriture – à l’exception du Parti républicain, donc. Mais le scrutin du 7 mai fait émerger un hiatus supplémentaire. L’extrême droite triomphe alors même que la gauche gouverne le pays depuis mars 2022. Le président, Gabriel Boric, 37 ans, plus jeune chef d’Etat de l’histoire du Chili, a fait campagne sur un projet progressiste, féministe et écologiste, visant à l’instauration de nouveaux droits sociaux en matière de santé, d’éducation et de retraites.
CONVENTION CONSTITUTIONNELLE 2.0
Ces résultats s’expliquent tout d’abord par la défiance envers les partis traditionnels. Cette réalité, observée dans les enquêtes d’opinion, avait caractérisé la révolte sociale de 2019 – à l’origine de cette reformulation constitutionnelle – née en dehors des canaux politiques. La même défiance avait marqué, en 2021, l’élection de la précédente Assemblée constituante : elle était majoritairement composée d’indépendants. « Or, cette fois-ci, l’outsider, ce sont les Républicains, car ils n’ont jamais gouverné », remarque Claudia Heiss, politologue à l’université du Chili et responsable des audiences publiques au sein du Secrétariat de la participation citoyenne. Le Parti républicain, fondé en 2019, est issu d’une scission de la droite traditionnelle, en repli. Avec le vote obligatoire, des électeurs habituellement peu mobilisés politiquement ont désigné un parti non associé, selon eux, à l’establishment. En outre, les thèmes qui préoccupent actuellement le plus les Chiliens, l’insécurité et l’immigration, ont représenté du pain bénit pour l’extrême droite, dont ce sont les sujets de prédilection.
Cependant, note Sergio Toro, politologue à l’université Mayor de Santiago, « tous les votes du Parti républicain ne traduisent pas une adhésion à ses valeurs, mais l’expression d’un mécontentement, alimenté par le manque de cap du gouvernement actuel ». Une exaspération et un manque de confiance envers les partis politiques traditionnels que reflètent les 22 % de votes blancs et nuls lors du scrutin du 7 mai.
Fatigue citoyenne
En décembre 2021, Gabriel Boric, le président élu avec le plus de voix dans l’histoire du Chili, avait bénéficié d’un mouvement anti-extrême droite, face à son rival José Antonio Kast, chef du Parti républicain. Mais tous ses électeurs n’étaient pas, loin de là, convaincus par son programme refondateur. Et si, le 7 mai, le Parti républicain affiche le meilleur score en pourcentage, le nombre de voix qu’il a recueillies (3,4 millions d’électeurs) est moins élevé que celui qui a été obtenu par son candidat, José Antonio Kast, lors du deuxième tour de l’élection présidentielle de décembre 2021 (3,6 millions).
Plutôt qu’une véritable percée, l’extrême droite a bénéficié de l’augmentation des votes blancs et nuls que n’ont pas su capter les autres partis. D’autant que la campagne précédant le scrutin avait été morne, voire invisible. « La gauche qui avait porté le projet d’une nouvelle Constitution a été mise à mal par le résultat du référendum de septembre 2022. Et la droite n’a pas montré d’enthousiasme, car ce n’est pas elle qui porte à l’origine le flambeau d’une autre Constitution », analyse Claudia Heiss.
Le Parti républicain, toujours opposé à l’écriture d’un nouveau texte, domine cependant le Conseil élu : cette contradiction est aussi le symptôme d’une fatigue citoyenne. La thématique constitutionnelle et ses scrutins rythment la vie politique du pays depuis plus de trois ans. De nombreux Chiliens souhaitent passer à autre chose. D’autant que l’on peut dater l’année zéro de la discussion constitutionnelle à 2016, avec une première tentative inaboutie lancée sous la présidence de Michelle Bachelet (Parti socialiste, 2006-2010 puis 2014-2018).
Qu’attendre, dès lors, de ce nouveau processus ? Un texte minimal, assurément conservateur. Si le Conseil constitutionnel suit les jalons posés par le comité d’experts, artisan d’un « pré-texte », la nouvelle proposition poserait le concept novateur d’un « État social et démocratique de droit ». Un changement essentiel par rapport à la Constitution actuelle, qui place l’État en retrait par rapport au secteur privé.
Le travail mené par le Conseil, sa crédibilité et les éventuelles inflexions qu’il pourrait apporter au « pré-texte » sont cruciaux. La nouvelle proposition sera soumise à référendum le 17 décembre. Le scrutin représentera la possibilité symbolique de tourner une page de la dictature, cinquante ans après le coup d’Etat de 1973. Etrangement, la gauche comme l’extrême droite voient leur destin intimement lié au succès de cette nouvelle réécriture. L’une, pour poser sa signature, par le biais du président Gabriel Boric, à une Loi fondamentale écrite en démocratie. Et l’autre, pour brandir un test positif de sa capacité à gouverner en vue de la prochaine élection présidentielle, en 2025.