vendredi, décembre 12, 2025

PRÉSIDENTIELLE AU CHILI : LE VOTE TRÈS CONVOITÉ DES « SANS-VOIX » DU QUARTIER DE LA PINTANA

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Le Monde

Présidentielle au Chili : le vote très convoité des « sans-voix » du quartier de La Pintana / 
REPORTAGE Dans ce quartier populaire proche de la capitale, les habitants vont devoir choisir entre José Antonio Kast (extrême droite) et Jeannette Jara (gauche), les deux candidats qui briguent la succession de Gabriel Boric dimanche. / 
« Parisi, il sait de quoi il parle, il est économiste. » Carmen Calfanti, 53 ans, en est aussi sûre que le sont ses gestes lorsqu’elle confectionne ses sopaipillas, beignets de farine qu’elle vend sur le marché du quartier de Santo Tomas, à La Pintana, à une quinzaine de kilomètres au sud de Santiago. Au premier tour de l’élection présidentielle au Chili, le 16 novembre, Carmen a voté pour Franco Parisi parce qu’il est « différent » et parce que ses trois garçons le lui ont conseillé.

Par Angeline Montoya (La Pintana (Chili), envoyée spéciale) Publié aujourd’hui à 18h30 Temps de Lecture 8 min.

plus loin sur le marché, Damarhi Carrillo, 19 ans, étudiante en droit, regrette d’avoir voté pour le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast (23,9 %), arrivé deuxième, et non pour Franco Parisi, placé en troisième position (19,7 %) donc écarté. « Maintenant, j’ai peur que Kast, qui veut faire des coupes budgétaires, supprime la gratuité de l’université », dit-elle en démontant le stand où elle travaille les week-ends. Mais « le communisme de [Jeannette] Jara, ce n’est pas possible non plus », ajoute-t-elle.

DAMARHI CARRILLO, 19 ANS, ÉTUDIANTE EN DROIT ET VENDEUSE
AU MARCHÉ DE SANTO TOMAS, QUARTIER DE LA PINTANA (CHILI),
LE 5 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO  CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »


LE MARCHÉ DU QUARTIER DE SANTO TOMAS, À LA PINTANA (CHILI), LE 5 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

Inclassable souvent défini comme « populiste », Franco Parisi, 58 ans, a créé la surprise en remportant presque 20 % des voix au premier tour. Aucun sondage n’avait prévu un tel score. Les médias l’avaient ignoré, aucun n’avait couvert la fin de sa campagne le 12 novembre,  précisément à La Pintana.

Il bénéficiait pourtant d’une certaine notoriété auprès d’un public fidèle à son émission télévisée, « Les Parisi : le pouvoir des gens », où lui et son frère Antonio vulgarisaient des notions économiques, dénonçaient les abus des élites et prodiguaient des conseils financiers, touchant surtout les employés du secteur minier, dans le Nord, qui disposent d’un salaire confortable, mais ne savent pas toujours comment l’investir. « Les mineurs, tant mieux s’ils gagnent de l’argent, il faudrait même qu’ils en gagnent plus, qu’ils puissent s’acheter une camionnette encore plus grosse et faire opérer leur gonzesse s’ils veulent ! », s’est-il acclamé à la télévision. Dans ces régions, M. Parisi est arrivé en tête du scrutin.

🗳️ Yo voto Jara. /Este domingo elegimos entre dos caminos muy distintos. / Yo elijo a quien trabajó por subir las pensiones, por las 40 horas, por cuidar a las familias y la que propone un camino concreto mejorar la vida de los chilenos. / 💙 Y ahora te toca a ti. / Lo que puedas hacer en estos últimos días puede inclinar la balanza. / Si cada uno convence a una persona más: ganamos. / La elección se juega en cada conversación, en cada mensaje, en cada decisión. 

Hommes peu éduqués

Ses 2,5 millions d’électeurs sont désormais convoités par les deux finalistes, la communiste Jeannette Jara (26,8 % des voix) et l’ultraconservateur José Antonio Kast, donné favori pour le second tour, dimanche 14 décembre, grâce au report de voix de la droite. Mme Jara a annoncé qu’elle intégrerait dans son programme certaines propositions de M. Parisi comme le remboursement de la TVA dans l’achat de médicaments. Son nouveau slogan : « Quand les idées sont bonnes, on les applique. » M. Kast, de son côté, souligne leurs convergences en matière de sécurité, d’économie et de politique migratoire.

Tous deux ont attendu que M. Parisi donne ses consignes de vote. Le fondateur du Partido de la Gente (PDG, le « parti des gens ») a d’abord organisé un sondage auprès de ses militants : 78 % d’entre eux ont déclaré qu’ils ne voteraient « ni facho ni comunacho » (« ni fasciste ni communiste »), son slogan de campagne, mais blanc ou nul. Les 20 % restants ont dit qu’ils voteraient pour M. Kast et 2 % seulement pour Mme Jara. Mais que vont réellement faire ces 2,5 millions d’électeurs ? Et qui sont-ils ?

Une étude de Panel Ciudadano-UDD les décrit comme principalement des hommes de 30 à 50 ans, issus des classes moyennes basses ou pauvres, les plus nombreuses au Chili. Une autre étude d’IdealPais note un ancrage fort dans le Nord minier, mais aussi les périphéries urbaines. À Vitacura, commune la plus aisée de l’agglomération de Santiago, M. Parisi n’a recueilli que 0,82 % des suffrages. À La Pintana, la plus défavorisée, marquée par une pauvreté multidimensionnelle de 27 % (contre 17 % au niveau national), il a culminé à 26,7 %, juste derrière Mme Jara et devant M. Kast.

FABIAN GONZALEZ ARAYA, 35 ANS, DANS SON ÉPICERIE, DANS
LE QUARTIER D’EL CASTILLO, À LA PINTANA (CHILI),
 LE 5 DÉCEMBRE 2025. PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

À El Castillo, un autre quartier de La Pintana, Fabian Gonzalez Araya, 35 ans, a lui aussi voté pour M. Parisi au premier tour. « Il a écouté ceux que personne n’écoute. Il a donné une voix aux sans-voix », assure ce technicien en informatique de 35 ans, qui tient aussi une épicerie avec son père. Il anime une page Facebook suivie par 22 000 personnes, appelée « Transparence et probité à La Pintana » dans laquelle il dénonce notamment la corruption et les atteintes à l’environnement.

Pour beaucoup, M. Parisi incarne l’ascension méritocratique, « le winner d’un capitalisme populaire et individualiste », selon l’analyste politique Alex Callis. Né dans un quartier modeste de Santiago, diplômé d’un doctorat de l’université de Géorgie et longtemps installé aux Etats-Unis, « il a cette image de l’entrepreneur qui sait faire fructifier cet argent auprès de personnes qui croient au rêve américain », note M. Callis. Il avait déjà surpris en 2021 en menant campagne de l’étranger, alors qu’il était poursuivi au Chili pour pension alimentaire impayée, obtenant malgré cela 12,8 % des voix. « Il n’existe pas de portrait-robot de l’électeur Parisi, souligne M. Callis, mais ils ont des choses en commun : ce sont des personnes dépolitisées, très désinformées, avec des niveaux d’éducation assez bas. »

Cumul de trois emplois

Son électorat est disparate, mais partage une même défiance envers les institutions et un fort sentiment d’abandon. La Pintana, qu’il n’a pas choisie par hasard pour clore sa campagne, en est l’illustration : 189 000 habitants, un unique commissariat avec un policier pour 1 000 habitants – plus de trois fois moins qu’en France –, très peu d’infrastructures publiques, des services privatisés, aucun restaurant et aucun cinéma. « On fait des logements, mais pas des villes », dénonce la maire, Claudia Pizarro, en poste depuis 2016, qui évoque une « inégalité territoriale historique».

CLAUDIA PIZARRO, MAIRE DE LA PINTANA (CHILI), LE 6 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE 
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LA MAIRE CLAUDIA PIZARRO MONTRE DES DOUILLES QUE LES HABITANTS
LUI APPORTENT POUR DÉNONCER LA VIOLENCE ET LES PROBLÈMES LIÉS
AUX BALLES PERDUES DANS LEURS QUARTIERS. LA PINTANA (CHILI),
LE 6 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

La Pintana a été érigée en commune en 1984, pendant la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990), qui y a déplacé de force (« éradiqué », dit-on au Chili) des habitants de bidonvilles des faubourgs de Santiago, relogés à La Pintana dans de minuscules maisons, longs blocs de plain-pied divisés en pièces de 30 mètres carrés, alignés et séparés par d’étroits passages. C’était le cas de la famille de Mme Pizarro.

Après deux cancers et un AVC, Vilma Espinoza, 69 ans, présidente du conseil de l’association de quartiers, touche une maigre pension d’invalidité. Son mari, du même âge, est obligé de cumuler trois emplois. Depuis trente-deux ans, le couple vit dans un appartement de 40 mètres carrés avec leurs cinq enfants d’abord, puis quelques-uns de leurs 12 petits-enfants. Elle a eu de la chance : dans les années 1990, le premier gouvernement postdictature de La Concertation (alliance des partis de la gauche et du centre) avait remis à des familles sans toit des logements de 12 mètres carrés.

À force de protestation, cette femme énergique a obtenu d’être relogée bientôt dans l’écoquartier La Platina, comptant 4 500 logements aux dimensions plus humaines, en construction au sud du quartier Santo Tomas. Mais là encore, pas d’école, de centre sportif ou récréatif, de restaurants ni de lieux culturels, pas de « ville ».

VUE AÉRIENNE D’UN NOUVEAU COMPLEXE IMMOBILIER SOCIAL
 PRESQUE ACHEVÉ, À LA PINTANA (CHILI), LE 6 DÉCEMBRE 2025.
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VILMA ESPINOZA, 69 ANS, PRÉSIDENTE DU CONSEIL VICINAL,
AU CENTRE COMMUNAUTAIRE DU QUARTIER SANTO TOMAS,
 À LA PINTANA (CHILI), LE 5 DÉCEMBRE 2025.
PHOTO CRISTOBAL OLIVARES POUR « LE MONDE »

Par manque de centres de santé, Mme  Espinoza est obligée de se rendre dans d’autres communes se faire soigner. Aucune clinique privée, aucun cabinet médical n’a cru bon s’installer à La Pintana. C’est donc à la municipalité qu’il revient de pallier ce manque, avec un budget déjà très serré. C’est elle aussi qui rebouche les nids-de-poule, une dépense normalement dévolue à l’Etat. Mais c’est contre la mairie que les critiques fusent.

« Je croyais, après la dictature, que La Concertation allait nous changer la vie, ça n’a pas été le cas », regrette Ecarlet Pilar Soto, 61 ans, responsable d’une cantine populaire pour personnes âgées, qui reçoit dans la chapelle Padre Hurtado, du quartier de Santo Tomas, une grande croix au cou. Elle aussi touche une pension d’invalidité, de 222 000 pesos (200 euros), qui paye à peine l’électricité, l’eau et les médicaments non couverts. Alors elle vend des plats préparés sur le marché. Dimanche 14 décembre, elle votera pour M. Kast, sans conviction.

« Narcoculture »

À ces difficultés s’ajoutent une croissance atone, une inflation encore douloureuse, même si le président sortant, Gabriel Boric (gauche), a réussi à la juguler, et des inégalités persistantes malgré ses promesses. Pendant la première année de son mandat, il a tout misé sur une réécriture de la Constitution qui lui aurait permis de mener des réformes en profondeur, mais le projet, très progressiste, a été rejeté par la population – tout autant que le projet suivant réécrit par l’extrême droite. Par la suite, les avancées sociales portées par l’ancienne ministre du travail de M. Boric, Mme Jara, n’ont guère profité aux travailleurs informels, nombreux à La Pintana.

L’insécurité, liée aux réseaux de narcotrafic, domine le quotidien : 35 homicides entre janvier et novembre, soit 18 pour 100 000 habitants – trois fois plus que la moyenne nationale. Les balas locas (« balles folles »), balles perdues tirées lors d’affrontements entre bandes rivales, terrorisent les habitants. Toutes les maisons sont protégées par d’immenses grilles. Un jardin d’enfants ressemble à une prison, avec sa clôture barbelée en spirale. Les quelques commerces reçoivent le public à travers un petit carré ouvert dans la grille.

PRESQUE TOUS LES HABITANTS INSTALLENT DES GRILLES EN FER POUR RENFORCER
LA SÉCURITÉ ET ÉVITER LES EFFRACTIONS, À LA PINTANA (CHILI), LE 5 DÉCEMBRE 2025.
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UNE FRESQUE MURALE « SANTO TOMAS SANS BALLES PERDUES »,
 À LA PINTANA (CHILI), LE 6 DÉCEMBRE 2025.
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À El Castillo, les balas locas peuvent fuser à chaque instant. Fabian Gonzalez Araya désigne le tronc d’un arbre devant son épicerie, criblé d’impacts. Le quartier est survolé par des drones des narcos. Jusqu’à peu se tenaient presque chaque semaine des « funérailles narco », cérémonies exaltant la mémoire de personnes considérées comme des martyrs par les groupes criminels, pendant lesquelles coups de mitraillette en l’air et feux d’artifice étaient tirés.

La maire, démocrate-chrétienne qui croit en l’État-providence, a été une des premières, il y a plusieurs années déjà, à dénoncer la « narcoculture ». Elle est depuis sous protection policière. Dans son bureau, elle conserve le trou dans un store provoqué par une balle et des dizaines de douilles rapportées par les riverains. Mme Pizarro, qui associe la drogue à la pauvreté et à la promiscuité, applaudit les mesures récentes du gouvernement, interdisant les « funérailles narco », les feux d’artifice ou les « narcos mausolées » érigés çà et là. Mais elles sont arrivées trop tard, regrette-t-elle.

Quant à Mme Calfanti, qui vend ses sopaipillas sur le marché, elle ne sait pas, elle non plus, pour qui voter au second tour. Elle penche pour Mme Jara : « Kast, c’est un nazi, il veut supprimer les droits des femmes et il est contre les migrants alors que ce sont des gens qui s’échinent pour vivre. » Elle sait de quoi elle parle : son compagnon, Luis Avendaño, avec lequel elle prépare des hamburgers, est un Vénézuélien de 52 ans, arrivé clandestinement en 2020.

CARMEN CALFANTI ET LUIS AVENDAÑO, DANS LEUR STAND DU MARCHÉ DU
QUARTIER DE SANTO TOMAS, À LA PINTANA (CHILI), LE 6 DÉCEMBRE 2025.
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La perspective que M. Kast arrive au pouvoir et, comme il l’a promis, expulse les 330 000 sans-papiers, fait horreur à Luis. « Je préfère encore me planter un couteau dans le cou plutôt que de retourner au Venezuela », dit-il. Les discours associant migrants et délinquance le consternent. « Je ne suis pas un voleur, pourquoi on nous met tous dans le même panier ? » S’il est sans papiers, c’est, explique-t-il, parce qu’il n’avait pas de quoi payer les milliers de dollars en pots-de-vin exigés au Venezuela pour obtenir un passeport. Sa compagne, Carmen, a voté pour M. Parisi alors que celui-ci tient peu ou prou le même discours antimigrants que M. Kast. « Mais il est plus modéré », veut-elle croire.

UNE FEMME SE TIENT DERRIÈRE LA PORTE GRILLAGÉE DE SON MAGASIN, OÙ ELLE
VEND DES PRODUITS ALIMENTAIRES, À LA PINTANA (CHILI), LE 5 DÉCEMBRE 2025.
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« Sans les étrangers, c’est simple, nous n’aurions pas de médecins à La Pintana », tient à souligner Mme Pizarro. La totalité des médecins du centre des urgences sont étrangers (surtout vénézuéliens, équatoriens et cubains), les Chiliens préférant travailler dans le privé. « Je crains que nous soyons en présence d’un Kast très similaire à Trump qui, par décret, supprime des lois qui bénéficient aux femmes, aux travailleurs, dit-elle, expliquant son soutien à Mme Jara. En tant que maire, il me sera de plus en plus difficile de construire la ville que je voudrais construire. »

Angeline Montoya 

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   ALVARO HENRIQUEZ Y PETTINELLIS
Con un VOTE POR JARA y la presentación de Alvaro Hernirquez y PETTINELLI


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