mercredi, décembre 20, 2006

« ON A DÉFIGURÉ L’HISTOIRE »

FIGURE HISTORIQUE DU COMMUNISME CHILIEN, VOLODIA VALENTÍN TEITELBOIM VOLOSKY (17 MARS 1916, CHILLÁN - 31 JANVIER, 2008, SANTIAGO DU CHILI) REVIENT SUR LES ENSEIGNEMENTS DE L’ÈRE PINOCHET APRÈS LA MORT DE L’ANCIEN DICTATEUR.
À quatre-vingt-dix ans, l’une des figures de proue du communisme chilien, Volodia Teitelbaum, continue d’avoir une activité intellectuelle très active. Homme de lettres, entré dans les Jeunesses communistes chiliennes à 16 ans, ancien député et sénateur, avocat, fondateur du Siècle, le seul journal d’actualité de gauche au Chili, il répond aux questions de l’Humanité.

Quand vous avez appris la mort du général Pinochet, qu’avez-vous ressenti ?

Volodia Teitelboim. On ne peut pas parler de joie à cause des faits de l’histoire que nous connaissons. Le nombre de personnes disparues, le million d’exilés, les opposants lancés en pleine mer ou depuis un avion... Notre continent a été le sous-continent des coups d’État.

Mais Pinochet est passé à l’étape de provoquer un massacre et la torture avec des nouvelles méthodes, électriques notamment. Son régime a imposé l’impunité en se protégeant par l’auto-amnistie.

Quelle image gardez-vous de lui ?

Volodia Teitelboim. Pinochet est un homme assez ignorant mais astucieux. Il s’est entouré de technocrates et de divers spécialistes. Lui qui se décrivait comme le sauveur du Chili a oublié, en allant en Grande-Bretagne, qu’il n’était pas au-dessus des lois internationales (Pinochet a été arrêté pour la première fois à Londres en 1998 - NDLR). Pinochet avait une grande estime de lui-même. Comme Bush aujourd’hui, il aimait se référer à Dieu. Il disait de lui-même qu’il avait commandé une sorte de bataille de Lépante 

BATAILLE DE LEPANTO - HUILE SUR BOIS, VÉNITIEN, DES FINS DU XVIE SIÈCLE

(lorsqu’une coalition chrétienne avait repoussé les Turcs ottomans aux portes de l’Europe en 1571 - NDLR) contre le marxisme. Et puis les dictateurs sud-américains, grands ou petits, ont la réputation d’être des voleurs, ce que l’histoire a confirmé dans son cas.

Comment la dictature vous a frappé personnellement ?

Volodia Teitelboim. Comme beaucoup d’opposants, j’ai dû partir. Je suis allé à Moscou car la radio nationale me proposait d’émettre une émission qui atteindrait le Chili. Nous en avons enregistré 1 500.

Je suppose qu’avec un tel programme vous avez dû être menacé ?

Volodia Teitelboim. J’étais sur une liste noire, effectivement. J’aurais dû être assassiné à Mexico alors que j’y étais pour une conférence solidaire. Je ne savais pas à l’époque. Ce sont les procès des membres du régime par la suite qui ont confirmé que j’étais à abattre. On a défiguré l’histoire en fabricant ces listes noires.

Avez-vous été surpris par l’élan populaire qui a célébré la mort de Pinochet et par l’affluence somme toute conséquente de partisans lors de ses funérailles ?

Volodia TeitelboimAu Chili, on dit que le pays est divisé en deux, mais il faut souligner qu’il s’agit de deux parts inégales. Certes minoritaire, le pinochetisme continue. Et les trois gouvernements de la concertation qui ont suivi son passage ont utilisé le même moule économique.

Comment expliquez-vous l’existence de partisans de Pinochet dans le Chili de 2006 ?

Volodia Teitelboim. La jeunesse sous Pinochet a été éduquée de manière fasciste. Ses interventions à l’école au travers d’éducateurs ont laissé tous ces enfants aujourd’hui adultes dans un état de réfrigération mentale, afin de créer une sorte de cartel où tout le monde aurait les mêmes idées.

Pour les plus réticents, la torture a été utilisée comme une arme fondamentale. Les années Pinochet expliquent aussi la « diabolisation » de la politique par plusieurs générations. Il a réussi à enlever la confiance d’une partie du peuple envers la politique. Mais, cette année, le million de jeunes qui ont manifesté dans les rues pour une éducation plus juste ont montré qu’il y a un Chili caché. Le problème, c’est que dans l’éducation aussi la logique d’élite héritée des années Pinochet se maintient.

Dans quels secteurs cet héritage est-il le plus palpable ?

Volodia Teitelboim. Partout, à vrai dire. Mais l’économie nationale est un bel exemple. Au début des années soixante-dix, 60 % de la richesse du pays était public. Le président Allende avait réussi à nationaliser le cuivre notamment, mais les années Pinochet l’ont à nouveau privatisé, préférant l’offrir aux capitaux étrangers. Ce fut une manière indirecte de détruire la nationalisation et de laisser la richesse du pays aux mains des autres. Et ce système continue.

Quel est le chemin à suivre pour que le Chili sorte de ce cadre dressé par l’héritage de l’ex-dictateur?

Volodia Teitelboim. C’est ce qu’on appelle la transition. Pour l’instant, malheureusement, elle se fait sur une base qui a maintenu intact tout le régime. Pinochet avait par exemple introduit une loi d’immobilité qui fait qu’encore aujourd’hui certains de ses partisans se retrouvent à des postes importants dans les différents ministères.

Y a-t-il d’autres raisons pour expliquer la lenteur de cette transition?

Volodia Teitelboim. Le problème est assez dramatique. Lorsque Pinochet a vu qu’il était en train de perdre la bataille avec le peuple, il a alors appelé au dialogue. Ses conseillers l’ont invité à organiser des élections pour légitimer sa position. C’est alors qu’ils ont introduit une véritable révolution dans le monde des mathématiques, en mettant en place le système binominal toujours en vigueur aujourd’hui. 

Ce système électoral assure à la coalition qui n’obtient qu’un tiers des suffrages plus un, d’obtenir la même représentativité au Congrès que la coalition qui en obtient jusqu’à deux tiers, moins un. Comme aucun parti politique ne rassemble un tiers des voix à lui tout seul, les partis entrent dans des coalitions, dont est exclu le Parti communiste chilien qui n’a pas obtenu les garanties nécessaires de la part de la coalition de centre gauche actuellement au pouvoir, pour réaliser des changements. Avec cette parité illégitime, le système se reproduit tout seul.