Par ironie du sort, Augusto Pinochet est décédé le jour où les Nations unies célèbrent la Journée internationale des droits de l'homme. C'est une coïncidence intéressante.
Mais, si on veut comprendre avec justesse ce que sa disparition signifie pour les Chiliens, il faut signaler aussi que le régime de Pinochet (1973-1990) n'a pas seulement été une dictature qui a violé les droits de l'homme, qui a assassiné, torturé, poursuivi, qui a semé la terreur et emprisonné des milliers de Chiliens. Il a été aussi une période de profonde transformation, dont l'objectif ultime était la refondation complète de la société chilienne. Une véritable révolution de droite qui, basant son discours sur la critique radicale du passé démocratique libéral - représenté à ce moment par le gouvernement de Salvador Allende -, essaie de créer un ordre nouveau à partir d'un modèle néolibéral du point de vue économique et une démocratie autoritaire du point de vue politique ; c'est-à-dire une révolution qui cherchera à faire du Chili une société de marché, foncièrement apolitique et chrétienne.
Le coup d'Etat de septembre 1973 a accordé ainsi à la droite chilienne l'occasion historique d'instaurer un projet de société en accord avec ses intérêts et sa vision du monde. Un mouvement pensé, articulé et mis sur pied par un groupe de jeunes appartenant au mouvement gremialista, dont l'existence a été connue par les Chiliens lorsque la plupart des institutions juridiques, politiques, économiques et sociales du pays sont devenues autoritaires et conservatrices. Bien entendu, une telle transformation n'aurait pas été possible si ce projet n'avait pas été lié au plan de transformation ultralibérale prôné par ceux que l'on appelle les Chicago boys - disciples convaincus de Milton Friedman et de Frederik Von Hayek. Elle n'aurait pas pu se réaliser en temps normal et dans un système démocratique ouvert et pluraliste.
L'instrument de cette révolution a été l'instauration d'une institutionnalité politique et économique définie par quatre idées-clés : autorité, liberté limitée, Etat réduit au minimum et primauté du marché. Ainsi, la nouvelle institutionnalité politique s'exprimera dans la Constitution politique de 1980 dont l'objectif sera d'établir une démocratie limitée et autoritaire afin de construire un régime politique appelé "démocratie protégée" : un régime politique instauré sous forme de dictature et qui aurait dû lui survivre. Un régime considéré comme le seul moyen d'assurer une démocratie durable et stable dans le pays. De son côté, l'institutionnalité économique impliquait la réorganisation de tous les rapports sociaux et productifs selon le schéma unique du marché. Elle aspirait ainsi à minimiser l'intervention de l'Etat, ce qui était une condition préalable pour le libre fonctionnement des forces du marché ainsi que pour la dépolitisation de la société.
Le Chili actuel est la continuation de ce Chili forgé par la dictature, le résultat d'une révolution néoconservatrice. A ce sujet, une des plus grandes réussites de ce projet transformateur a été de faire passer la vision du monde et la stratégie politico-économique du groupe dominant chilien comme la seule et la meilleure possibilité. D'une part, pour générer des richesses et atteindre la croissance économique et, d'autre part, pour engendrer les conditions de liberté et d'égalité qui seraient les bases d'une véritable démocratie. Autrement dit, la plus grande réussite de ce projet a été de présenter le néolibéralisme comme la seule stratégie viable pour la société chilienne. Avec cela, la droite réussit à faire en sorte que les intérêts à moyen et à long terme du groupe dominant deviennent des affaires d'intérêt général pour tous les Chiliens.
Pinochet et son régime ont donc été l'instrument efficace de la droite pour mettre sur pied un type de société qu'il n'aurait pas pu construire dans un régime démocratique plénier. Cela permet de comprendre pourquoi il a continué d'avoir une importance politique fondamentale pour la droite et pour le patronat chilien en général, même après avoir transmis le pouvoir selon le plan constitutionnel qu'il s'était forgé, et pendant la période où il s'est maintenu dans le poste de commandant en chef de l'armée - c'est-à-dire jusqu'en mars 1998. Les patrons n'ont jamais hésité à défendre un symbole qui, pour eux, n'était pas négociable.
Le général était l'incarnation d'une époque, un leader qui "a transformé le pays", qui lui a donné la "paix" et lui a "assuré le progrès" et qui a défendu et préservé les intérêts les plus chers. C'est aussi pour cela que, lorsque l'ancien dictateur a été arrêté à Londres en octobre 1998, la droite et les figures les plus représentatives du patronat chilien se sont mobilisées en masse et ont fait appel à tous les moyens possibles pour faire pression sur le gouvernement en place pour exiger son rapatriement immédiat.
Augusto Pinochet est décédé seize ans après avoir passé le pouvoir aux autorités élues démocratiquement. Cependant, depuis 1990, l'ordre institutionnel autoritaire et ultralibéral instauré pendant son régime est resté presque intact. Même si l'ordre économique a été libéré de son orthodoxie, grâce à des politiques sociales qui ont essayé d'équilibrer les effets de l'extrême précarisation qu'il a entraînée. Il reste soumis à la loi du marché ; par conséquent, une grande partie de la population continue à ne pas avoir les moyens de se sentir protégée de la voracité de la concurrence et de la flexibilité du marché du travail.
Sur le plan politique, en août 2005, après une réforme substantielle de la Constitution de 1980, le pays a aussi commencé à se démarquer de l'ordre institutionnel politique autoritaire conçu par les gremialistas. S'il est vrai que l'inspiration conservatrice de la Constitution continuera à être présente dans le texte, le régime politique chilien s'est déjà libéré de ses "enclaves autoritaires" qui ont été mises pendant la dictature. Le Chili a fait un pas en avant dans la recherche d'un ordre démocratique plénier ; le triomphe de Michelle Bachelet en est la preuve.
Il reste encore à résoudre des questions qui sont vitales pour la santé démocratique du pays : établir un vrai consensus sur son passé récent et, en même temps, être responsable face aux nouvelles générations de l'impuissance de ne pas avoir jugé, à temps et de manière effective, les crimes de l'ancien dictateur, et il faut en finir avec l'ambiguïté de sa figure historique. Il est clair que la tâche ne sera pas simple.Rodrigo Contreras Osorio est chercheur associé au Centre d'études des mouvements sociaux (CEMS-EHESS).