jeudi, février 01, 2007

RÉGIS DEBRAY « QUAND MARX NE DONNE PAS LA MAIN À BOLIVAR, ÇA NE MARCHE PAS»

Photo: REMI BOISSEAU
«Quand Marx ne donne pas la main à Bolivar, ça ne marche pas» Rencontre avec le philosophe Régis Debray, trente ans après la mort d’Allende.





Humanité.fr Régis Debray - entretien

Dans son appartement parisien, Régis Debray accueille dans un calme instructif. Impression de sérénité et de pondération en toute chose. Pourtant, le philosophe et médiologue nous met aussitôt en garde sur le sujet même de l’interview : «Je ne m’occupe plus des affaires de l’Amérique latine, je lis les journaux, c’est tout», prévient-il.

Un préambule qu’il souhaite voir mentionné. D’ailleurs, il précise aussitôt avoir été «un bon connaisseur» de la région entre 1961 et 1981. Et pour cause. L’histoire du «jeune» Régis Debray est archiconnue (lire ci-bas). Avant la rencontre organisée par les Amis de l’Humanité, samedi 3 février au cinéma l’Écran de Saint-Denis (14 h 30), où seront projetés deux films (1), rencontre avec l’intéressé... plus de trente ans après.

Qu’avez-vous immédiatement ressenti en apprenant la mort d’Augusto Pinochet ?

Régis Debray. Hélas le grand procès n’a pas eu lieu. Plus exactement : le grand processus d’explication et de dévoilement des rouages de la dictature n’a pas eu lieu. Quant à l’homme lui-même, je dois bien admettre qu’il ne m’a jamais intéressé.

C’est pourtant celui qui a fomenté le coup d’État et qui a abattu un homme que vous avez rencontré et apprécié, Allende...

Régis Debray. C’est plutôt le secrétaire d’État américain Henry Kissinger qui est en cause dans cette affaire. Nous savons, d’une part, que le coup d’État a été «fabriqué» à Washington et, d’autre part, que Pinochet était une sorte de traître de comédie. Pinochet avait été nommé par Allende sur les conseils du général Carlos Prats (2), qui avait dû démissionner peu avant le coup d’État avant de s’exiler. N’oublions pas que Pinochet passait alors pour un loyaliste et un républicain plus ou moins «centriste». Cela dit, un général ou un autre, ça ne change pas fondamentalement le fond des choses.

Nous possédons des preuves des implications américaines ?

Régis Debray. Kissinger et le département d’État avaient fait assassiner le général Schneider, accusé d’avoir laissé Allende arriver à la présidence. De même, chacun sait que la CIA avait orchestré et financé l’opposition, la grève des camionneurs, etc. Tout cela est connu.

Vous avez des souvenirs précis de votre venue au Chili, à l’époque. Quel regard portez-vous sur ce Chili de «l’Unité populaire», comme vous le qualifiez dans votre livre Loués soient nos seigneurs (Gallimard, 1996) ?

Régis Debray. Il y avait une merveilleuse euphorie à Santiago. La voie chilienne au socialisme était souriante, mais moi à l’époque je n’y croyais pas. J’y croyais pour la France (je parlais d’une « voie française ») car la France est assise sur la liberté politique, sur une république parlementaire, sur des organisations de masse, sur des syndicats.

Mais au Chili je n’y croyais pas : je faisais partie plutôt des objecteurs de gauche. J’étais avec Allende, dans une position un peu réservée mais solidaire. D’ailleurs il m’avait reçu fraternellement. Un documentaire et un livre en attestent : je lui avais demandé ce qu’il en était de l’armée, de l’appareil d’État, de l’impérialisme, etc. Autant le dire, Allende apparaissait, à une certaine extrême gauche (je ne dis pas les «gauchistes») de l’époque, comme un bourgeois modéré et méritant, mais alimentant une sorte d’illusion. L’expérience a démontré que ce grand bourgeois fut un héros, puisqu’il s’est suicidé dans des conditions stoïques et stoïciennes, et qu’il y avait en lui une grande radicalité morale. Mais elle n’était pas politique. Ou plutôt... comment dire... c’est compliqué, vous savez. Je ne vais pas me permettre de porter des jugements de valeur, et puis ces faits nous remontent loin en arrière... (Silence.)

Allende était partagé entre un instinct parlementaire et un instinct révolutionnaire. Et son problème, c’est qu’il n’a pas su choisir.

Trop révolutionnaire pour être parlementaire, trop parlementaire pour être révolutionnaire. On se dit après coup qu’il aurait dû, peut-être, appeler à un référendum ou à des élections anticipées, en août 1973, pour quitter le pouvoir décemment. Car il aurait été mis en minorité, mais au moins il aurait sauvé l’Unité populaire comme cadre politique. Il aurait sauvé par ailleurs la vie des militants et des dirigeants. Il a été peut-être trop révolutionnaire pour faire ce choix quelque peu « centriste », mais il était trop centriste pour penser quelque chose comme une lutte armée ou une résistance extralégale, etc. Le pire, au fond, c’est qu’il voulait sans doute annoncer ce référendum, qu’il aurait perdu mais qui aurait rebattu les cartes, et que c’est en apprenant ses intentions que Pinochet a avancé son coup d’État. Soyons-en sûrs : si Allende avait fait ce choix des élections, ce pas-là aurait été condamné par les révolutionnaires de l’époque, qui auraient vertement dénoncé un « compromis bourgeois», etc.


Régis Debray. Les États-Unis n’avaient certainement pas préparé la fin physique d’Allende. Ce qui me rend Allende plus admirable, c’est le fait qu’il se soit suicidé et non qu’il ait été éliminé. Parce que, dans ce genre de coup d’État, le «rituel» impose généralement qu’on mette le président déchu dans un avion et qu’on l’exile à Lima ou à Buenos Aires, puis on attend que ça se tasse pendant que l’ex-président taille ses rosiers dans son jardin, et il finit par revenir vingt ans après... C’est ce plaisir-là qu’Allende n’a pas voulu donner à Pinochet.

Ce suicide est romain et, à mon sens, proprement héroïque. Parce qu’il a fait le choix de mourir pour montrer précisément qu’il n’y aurait pas de compromis, ni moral ni politique. Autrement dit pour montrer l’exemple. En somme, il a montré qu’il s’agissait d’une lutte à la vie à la mort. Ce qui, au Chili, était tout à fait insolite.

Ce pays est en effet le pays le plus britannique, le plus civilisé et le plus bourgeois du continent. D’ailleurs, entre nous, on a vu venir ce coup, mais pour nous ce qui se préparait était un coup « traditionnel », si j’ose dire, c’est-à-dire qu’il y aurait quelques chars, une dizaine de morts, qu’Allende aurait été mis dans un avion et qu’à sa place on aurait installé une junte civico-militaire avec des sénateurs démocrates-chrétiens et quelques colonels. Voilà, c’était ce schéma-là qu’on avait en tête à ce moment-là. Mais la sauvagerie du coup d’État n’avait pas été anticipée. Personne ne pouvait imaginer, à l’époque, une pareille barbarie.


Nixon, dans une réunion avec Kissinger à la Maison-Blanche, parlait même de «tuer ce fils de pute», selon le témoignage de l’ambassadeur américain à Santiago qui était présent...

Régis Debray. C’est possible, oui. Les Américains n’ont jamais reculé devant un assassinat...

Dans Loués soient nos seigneurs, vous dites d’Allende qu’il a été comme gommé des annales d’une gauche gestionnaire qui a peur de ses grands hommes...

Régis Debray. En écrivant cela, je pensais à la gauche socialiste européenne, qui ne semble pas avoir mis Allende dans son Panthéon.

Qu’est-ce qui les gêne chez Allende ?

Régis Debray. D’abord son échec politique. Ensuite sa radicalité éthique, son intransigeance. Et puis, aussi, cette impression de désastre. Vous savez, François Mitterrand me disait souvent une chose qui politiquement ne manque pas de vérité. Quand je lui faisais reproche, gentiment, de son atlantisme débridé, il me disait : « Voyez votre ami Allende, Régis. On ne peut pas se battre sur deux fronts. Il a lutté contre la grande bourgeoisie et les États-Unis, en même temps et à la fois, il en est mort. Moi, je ne peux pas avoir contre moi à la fois le Figaro et l’ambassade des États-Unis. » C’est assez triste, mais convenons que ce n’est pas sot, sous l’angle du réalisme, pour qui tient à sa longévité.

Cela dit, Mitterrand n’a pas beaucoup essayé de s’en affranchir...

Régis Debray. Mitterrand était un politique qui connaissait les rapports de forces. Et il avait fait une assez bonne analyse, me semble-t-il, de l’échec d’Allende, qui s’était mis à dos les forces de la grande et de la moyenne bourgeoisie aussi, en même temps qu’il s’était attaqué frontalement aux intérêts américains. Les deux, mon capitaine ! Ça faisait beaucoup.

N’était-ce pas une forme de cohérence, dans la mesure où ces forces sont associées...

Régis Debray. Je vous parle de la lecture que pouvait en faire un pragmatique européen et je pense que c’était une lecture sagace du strict point de vue de la Realpolitik. Disons que, à l’époque, pour pouvoir durer quatorze ans au pouvoir, c’était une bonne leçon qu’on avait pu tirer, avec prudence, de l’expérience chilienne.

Question brutale : Allende mort a-t-il laissé plus d’espoirs que Mitterrand quatorze ans au pouvoir ?

Régis Debray. Allende a inspiré le respect, c’est le moins qu’on puisse dire. Les hommes sont grandis par leur mort, et quand vous mourez au combat, alors ! Mais ne soyons pas amnésiques pour autant : avant la mort grandiose d’Allende, on se moquait beaucoup dans certains milieux de gauche, en Amérique latine, de son goût pour le whisky, les vestes en alpaga, les jolies femmes, et même de son côté un peu grand bourgeois franc-maçon... Tout cela faisait l’objet de plaisanteries, pas très méchantes, certes, mais un peu condescendantes.

Pour vous, comment définir ce continent qui a collectionné bien des dictatures impitoyables et qui, depuis quelques années, bascule massivement plutôt à gauche, en se référant à Bolivar, en se disant plus ou moins révolutionnaire et en contestant souvent la suprématie américaine ?

Régis Debray. Tout cela s’explique assez simplement. Appelons cela l’effet chaudière. Le couvercle sur la vapeur finit toujours par sauter. Il y avait une telle iniquité, une telle oppression, une telle corruption, une telle pression impériale sous le couvercle, qu'il a sauté.

C’est une mécanique simple. Je vois ça de loin désormais, et depuis trop longtemps, mais j’observe néanmoins une chose : le seul pays qui a encore un gouvernement de droite, la Colombie, est celui où subsiste une lutte armée. Cela fait réfléchir. La Colombie est le seul pays désormais où existe encore une guérilla active et où les États-Unis se trouvent «chez eux».

Justement : l’accession au pouvoir des Morales, des Chavez, des Lula, etc., s’est passée démocratiquement. Cela a-t-il à voir avec le Chili de l’Unité populaire de l’époque ?

Régis Debray. Les guérillas ont été écrasées. On pouvait en tirer la conclusion que la voie armée n’était pas fructueuse. Mais les motifs comme les raisons d’être de la guérilla restaient valides. Donc, je crois que la déduction n’était pas trop mauvaise : arriver même but par d’autres moyens. Nous avons assisté, aussi, à la fusion de beaucoup de facteurs. Il y a de multiples exemples. Un progrès indéniable dans la constitution des organisations sociales et politiques. Le rôle de l’Église catholique au Brésil a été important. Le nationalisme des officiers subalternes, car nous avions une vision trop mécanique de l’armée comme appareil de répression au service de la classe dominante, mais c’est beaucoup plus complexe que cela, etc. Cela dit, le point essentiel, c’est la fusion du nationalisme et du socialisme. C’est l’élément clef. L’affirmation patriotique inséparable de la revendication sociale. Voilà ce qui détermine, pour l’essentiel, le succès.

Là où les mouvements de guérilla ou de luttes armées n’étaient pas vus comme autochtones ou totalement nationaux, nous voyons aujourd’hui la fusion réussie de la justice et de l’indépendance. Quand la revendication de justice n’est pas liée à la revendication d’indépendance, autrement dit quand Marx ne donne pas la main à Bolivar, ça ne marche pas !

Parce qu’il y a indéniablement une «faiblesse» de la tradition marxiste sur la question nationale, ce qui faisait que les mouvements communistes étaient régulièrement en porte-à-faux en Amérique latine, depuis les années trente. Une fois que les deux courants ont pu se lier, la formule est devenue efficiente.

Il faut savoir que ce qu’on appelait la «révolution», en Amérique latine, était un nationalisme révolutionnaire. C’est une tendance qui me va assez bien, sachant, évidemment, que le nationalisme d’un pays dominé n’a rien à voir avec le nationalisme d’un pays dominant. Donc, entendons-nous bien: nous ne pouvons comparer sérieusement le nationalisme français ou américain au nationalisme bolivien ou vénézuélien. L’un réclame le droit à l’empire et à la domination, les autres luttent contre l’empire et la domination.

Mais le nationalisme est bien là. C’est un élément moteur. Et puis quelque chose d’important est apparu aussi, ce sont les mouvements indigénistes, qui, à mon époque, étaient quasiment inexistants, ou illégitimes, voire vus avec méfiance par les révolutionnaires eux-mêmes. En somme, des formes de luttes différentes ont connu des points de convergence.

Et le pétrole ?

Régis Debray. Pour parler brutalement, depuis 1930, le pétrole est de droite. Voilà qu’il devient de gauche. Il était wahabite, il tourne bolivarien. C’est une révolution. Ce qui a changé ce n’est pas la gauche, c’est la place du pétrole ! C’est la première fois, avec le Venezuela, que nous voyons en action un discours volontariste qui a les moyens de sa politique : c’est considérable comme chambardement. Ce pays a une rente pétrolière, certes, avec tous les problèmes que ça pose comme paresse sociale, corruption, clientélisme, etc. Enfin, quoi qu’il en soit, voilà un régime qui est campé sur ses deux jambes, maître chez lui et, qui plus est, disposant de ressources pour ses copains. Ça ne s’était jamais vu. Espérons que ça ne tourne pas mal, à la fin. Le caudillisme n’a jamais été une solution. Les mouvements actuels sont, quoi qu’on en dise, des manifestations de résistance contre l’empire.

Ne donnent-ils pas raison à Castro ?

Régis Debray. Sous cet angle-là, bien sûr, celui de la résistance. Même si les méthodes ne sont pas les mêmes qu’à Cuba (mais à Cuba en 1959 on pouvait difficilement avoir les mêmes procédures qu’aujourd’hui), effectivement je crois que, dans le sous-continent, Castro garde la force symbolique du mythe mobilisateur. Son modèle de société n’est, à terme, ni viable ni enviable, pour nous autres Européens. Vous savez, il faut distinguer le rôle qu’on peut jouer dans les rapports de forces internationaux et le rôle qu’on joue à l’intérieur de sa société. On peut être autoritaire à l’intérieur et révolutionnaire à l’extérieur. Staline n’a pas fait que du mal à l’extérieur, que ce soit pour les combattants en Espagne, pour les communistes chinois, pour les Vietnamiens, pour les Congolais, et évidemment pour la libération de l’Europe en 1944-1945. Staline, ce n’est pas seulement la Lubianca, c’est aussi Stalingrad. Essayons donc, toujours, de distinguer entre les plans. Il faut penser le présent politique dans sa complexité.

Or, vis-à-vis de Cuba aujourd’hui, je ne peux avoir qu’une attitude pleine de nuances, disons un mélange de respect et de méfiance. Je ne m’enrôle ni sous la bannière de la croisade hostile ni sous celle de l’apologie inconditionnelle. Ce « ni-ni » peut être décevant, mais c’est le mien.

En ce début de XXIe siècle, le cadre électif est-il un passage «obligé» pour tendre vers l’idée même de révolution ?

Régis Debray. Non. Tout dépend de savoir dans quel cadre -démocratique ou non- s’inscrit une lutte. Là où existent des partis politiques, une presse relativement libre, des syndicats et un Parlement, je crois que la voie électorale s’impose d’elle-même. C’est dans ce cadre-là que la voie armée pose problème, comme on a pu le voir en Uruguay, ou comme on peut le voir actuellement en Colombie. On constate là qu’une certaine lutte armée radicalise la bourgeoisie et précipite, à terme, un tournant fascisant. Les circonstances commandent, il n’y a pas de recette ni de modèle prêt à l’exportation.

(1) Oscar Niemeyer, un architecte engagé dans le siècle, de Marc-Henri Wajnberg, et Septembre Chilien, de Bruno Muel.

(2) Carlos Prats et sa femme sont morts lors d’un attentat perpétré en 1974, en Argentine, dans le cadre de l’opération « Condor ». Entretien réalisé par Jean-Emmanuel Ducoin et Charles Silvestre

Un témoin, à la vie à la mortS’agissant de la mort dramatique de Salvador Allende, le 11 septembre 1973, victime d’un coup d’État sanglant, le nom d’un témoin français de l’Amérique latine de cette époque, de ses dictatures et de ses révolutions, vient à l’esprit, celui de Régis Debray.

À sa sortie de prison en Bolivie, où il a été enfermé quatre ans, soumis à deux simulacres d’exécution, après avoir été pris par les militaires sur les lieux de la guérilla où tombera ensuite Ernesto Che Guevara, Régis Debray arrive au Chili de l’Unité populaire en janvier 1971. Il y sera accueilli par Salvador Allende avec lequel il aura une série d’entretiens qui donneront lieu à un livre et un film. La dernière rencontre précédera de quelques jours le bombardement de la Moneda, le palais présidentiel.

Le temps a passé et les engagements de Régis Debray ne sont plus ceux de Révolution dans la révolution, pour reprendre le titre d’un ouvrage qui lui avait valu d’être un invité privilégié de Fidel Castro. Mais même s’il précise que l’Amérique latine n’est plus de son domaine de compétence, il n’est indifférent ni aux événements de l’époque ni aux évolutions en cours. C’est à ce titre qu’il a bien voulu répondre à nos questions.

J.-E. D. et C. S.