Appréhender le mot «pays» à partir de ce qu’en disent les gens et laisser se déployer les formes de conscience singulières auxquelles il ouvre permet de mettre à jour une connaissance originale sur la question. C’est ce qu’a donné à voir une enquête que j’ai menée au Chili sur ce que pensaient les Chiliens aujourd’hui de la période qui allait du coup d’Etat de 1973 à nos jours(1). La façon dont certains Chiliens disposaient en pensée les mots «Chili» ou «pays» m’avait alors particulièrement frappée.
Yo trabajo en el otro país… Todas las mañanas voy al otro país…. Providencia, es el otro país. Lo viste, la gente allá no vive como nosotros…
Cette phrase prononcée par un habitant de Santiago ne faisait pas référence à des frontières officielles que cette personne traversait chaque jour. Providencia, désigné ici comme étant «l’autre pays» est un quartier de Santiago. Ceci rendait le propos énigmatique. Par la suite, j’ai plusieurs fois entendu, dans la bouche de mes interlocuteurs, l’expression «l’autre pays», «les deux pays» ou encore «les deux Chili». L’écrivain chilien Luis Sepúlveda a lui-même intitulé un article paru dans le journal Le Monde en 1999 : «Deux Chili, deux langages».
Dès lors plusieurs questions se posaient : Pourquoi une migration quotidienne était-elle évoquée là ? Comment analyser les propos de ceux qui disaient «deux Chili», «deux pays» ? De quel ordre était la dualité désignée sous ces expressions ? Qu’indiquait-elle ? Pourquoi prendre «pays» sous le signe d’une partition, d’un multiple ? Cet article propose une réponse à ces interrogations.
«Pays», «Chili» comme catégories subjectives
Dans ma démarche, je laisserai se déployer ce qu’argumentent les gens lorsqu’ils pensent «deux pays», «deux Chili» sans chercher à ramener les propos recueillis à une explication objective de type déterministe. Ainsi, il ne sera pas proposé ici de construction a posteriori des «deux pays» à travers des facteurs objectifs, extérieurs au propos lui-même, que j’aurais moi-même choisis comme mesure : facteurs économiques, démographiques, sociaux, culturels, historiques, etc.(2) Aussi, les gens que je cite dans cet article ne sont ni économistes, ni démographes, ni sociologues, ni historiens… Ils pensent «Chili», «pays» depuis leur point singulier et proposent ainsi leurs propres espaces d’intellectualité(3). Dans ce cas, la pensée énonce ses catégories dont il s’agit de chercher la rationalité. Elle ne sera pas reconstruite à partir de référents objectifs qui auraient valeur d’explication(4).
Ce point est très important. En effet, dans une telle démarche, il importe moins de savoir que la personne qui produit l’énoncé cité ci-dessus habite Pudahuel ou La Pintada (quartiers pauvres de Santiago) et fait référence à un quartier riche (Providencia) que d’aller plus avant dans ce que portent, pour les gens qui les utilisent, les catégories «l’autre pays», «les deux pays», «les deux Chili». Il ne s’agit donc pas de ramener la locution à une sociologie du locuteur. L’axe problématique ne porte pas sur une analyse sociale des gens, sur leur âge, leur sexe, leur situation socioprofessionnelle mais sur ce qu’ils pensent.
Ainsi est-il proposé d’étudier les mots «Chili» et «pays» sous un angle singulier. Ce ne seront ni une nationalité, ni une description des gens à l’intérieur de frontières nationales, encore moins une «identité» ou une «culture», mais une subjectivité disposée par les gens eux-mêmes(5).
Alors que l’on pourrait s’attendre de la part de Nationaux à l’affirmation d’une intériorité subjective au pays, des Chiliens vivant au Chili, eux, évoquent l’idée de «deux Chili» et pratiquent ainsi la référence nationale sous le signe de la partition.
A l’instar de Santiago, il existe dans toutes les grandes villes des disparités socio-économiques entre les quartiers. Pour autant les expressions «l’autre pays», «les deux pays» sont-elles utilisées par leurs habitants ? une scission nationale est-elle pensée ? Rien n’est moins évident et il serait réducteur de ramener l’analyse de la partition à des critères socio-économiques.
Nous allons le voir dans les énoncés cités ci-dessous, «les deux pays», telle que l’expression se donne aujourd’hui pour les gens au Chili, disposent la politique mise en place à partir de 1973 par les militaires, et poursuivie par les gouvernements civils après 1990.
Le coup d’Etat : la rupture de 1973
Los militares construyeron dos Chile : un Chile de los acomodados que están integrados al sistema, de los que viven en el barrio alto y el otro Chile de los que se endeudan, que tienen trabajos precarios, de los que están asignados a barrios populares. Antes, era de algún modo un Chile con gente muy pobre y con gente muy rica. Los militares terminaron construyendo dos Chile diferentes.
Il pourrait sembler à la première lecture de cette citation que les différences d’ordre économique prévaudraient pour identifier les deux Chili dont il est question. Cependant la dernière partie de la citation indique qu’il n’en est rien : avant la dictature, malgré des gens très riches et des gens très pauvres, il n’existait qu’un seul Chili. Quelque chose ne relevant pas du registre économique vient alors scinder le Chili en deux : l’arrivée des militaires au pouvoir. Alors que de grandes disparités continuent d’exister, une division subjective se produit : ces gens ne se pensent plus comme faisant partie du même pays. Si cette division subjective est recoupée ici par des divisions objectives (les riches d’un côté, les pauvres de l’autre), ces dernières ne suffisent à les expliquer.
Chile para mí, es algo que no tengo. Siento eso desde el golpe. El Chile bajo la dictadura siempre fue la negación del Chile que yo creía. Es lo que me deja sin país. Yo no tengo país. Yo soy chilena pero Chile no es Chile.
Là encore, la dictature marque une rupture dans le rapport au pays évoqué. Cette rupture est subjective : en effet alors que la nationalité reste la même, l’intériorité subjective au pays est refusée. Cette personne rejette le Chili instauré après le coup d’Etat et se déclare en dehors de celui-ci. Ici la dualité est constituée par le Chili des militaires et par un Chili en absence : celui que désire la personne.
La rupture qu’implique le coup d’Etat militaire est considérable et il s’agit, pour entendre les propos ci-dessus, d’en mesurer l’ampleur. Il ne marque pas uniquement le retour violent à un règne sans partage de la grande bourgeoisie chilienne. L’arrivée des militaires s’accompagne bien entendu d’un changement structurel conséquent et complexe mais elle impose également dès 1973 une rupture politico-étatique, une nouvelle conception du pouvoir, de l’Etat et du rapport de l’Etat avec les gens.
La prise de pouvoir par les militaires met fin à la période de l’Unité Populaire et à la présidence de Salvador Allende. Celles-ci s’inscrivaient dans une conception parlementaire classiste de l’Etat issue de la constitution de 1925. Selon cette conception, tous les secteurs de la société étaient représentés dans l’Etat à travers les partis. L’Etat constituait un seul et même cadre référentiel et synthétisait les disparités sociétales dans un souci de représentativité. L’Etat était en partage entre tous et organisait lui-même, à travers le jeu parlementaire, le débat des idées en présence. Dans ce dispositif, tous n’avaient pas le pouvoir mais chacun était représenté et compté (6). Les témoignages de mes interlocuteurs à propos de cette période sont très évocateurs : tous soulignent la participation des gens aux questions politiques, les discussions houleuses de l’époque et la possibilité de s’entendre néanmoins sur le fait qu’il existait des questions nationales en partage qu’il était possible de débattre.
Or le putsch de 1973 brise brutalement ce que j’appellerai un dispositif populaire organisé par l’Etat. Pinochet et les militaires ne tardent pas en effet à manifester leur mépris pour tout ce qui relève du parlementarisme (7) (celui-ci ayant conduit selon eux aux extrémismes de la précédente période). Ce mépris se traduit notamment par l’interdiction de tous les partis (8) au nom de la lutte contre les intérêts de classes, par la traque, l’exil, la torture, l’assassinat de leurs militants. La suppression du caractère représentatif de l’Etat marque alors une séparation tranchée entre les instances étatiques et la société. L’Etat technocrate instauré en 1973 constitue en ce sens une véritable rupture sur le dispositif politico étatique antérieur qui proposait une circulation entre Etat et société, entre partis et classes sociales.
Cette nouvelle conception de l’Etat passe par une militarisation, une personnalisation et une concentration du pouvoir ainsi qu’une technicisation des instances étatiques. La géopolitique, dont Pinochet se veut l’un des maîtres, devient la science censée conduire unanimement la nation. Aucune consultation n’est requise puisque cette science entend «optimaliser» l’Etat en exploitant l’ensemble de ses ressources de la manière la plus «neutre» possible. Tout est organisé pour que la société ne devienne plus qu’une masse obéissante. Les postes clefs, les directions d’usine, d’hôpitaux, d’université, de syndicats sont occupés ou contrôlés par des militaires. Les filières en sciences humaines, comme la sociologie ou la psychologie, sont supprimées des cursus universitaires. Désormais la société n’a plus de droit de regard sur les agissements de l’Etat et lui doit allégeance. Le contrôle exercé par les appareils répressifs de l’Etat, dont la cruauté est sans pareil au Chili, veille à ce que la société soit maintenue dans cet écart.
Durante la dictadura, Chile no era Chile. Estábamos metidos en un campo de concentración del enemigo. Para mí no era Chile, era un campo de concentración. Y todo un pueblo estaba sometido.
Ceux qui avaient été les plus actifs politiquement sont les plus touchés par la violence déployée par les militaires. Ainsi, les poblaciones, quartiers populaires de Santiago, qui concentraient, un soutien massif au gouvernement Allende, avec notamment les Cordones Industriales (9), sont sans cesse misses à sac, fouillées, des descentes en pleine nuit, des survols d’hélicoptère sont effectués, les gens sont violemment réprimés, détenus, torturés. 1102 cas de disparitions seront recensées pendant cette période (10).
Tenías que salir a la calle para darte cuenta. Pero en el caso personal mío, como vivía en Las Condes, en un sector donde no se veía mucha pobreza, uno vivía como otra realidad. Entonces, había que salir de esos lugares hacia los lugares más periféricos de Santiago y ahí realmente el peso de la dictadura, la agresión de la dictadura, la maldad de la dictadura, el monstruo de la dictadura se daba a demostrar. Con violencia, asesinatos, presos.
Outre les partis politiques, les milieux étudiants et les syndicats ne résistent pas à la sanglante répression. Dans les quartiers, ce qui symbolisait la participation politique des gens est anéanti, les JAP (11), les sièges des partis sont fermés (12). Ainsi, si la terreur impulsée par les militaires s’abat d’abord sur les forces de gauche, c’est le dispositif politico étatique dans son ensemble qu’elle emporte avec elle. En effet, elle combat, à travers le «cancer marxiste», toute une vision de la politique dont elle fera table rase jusque dans ses moindres retranchements (13).
L’autre pan de la politique pinochétiste -l’introduction, par l’intermédiaire des Chicago Boys, d’une économie néo-libérale- va comme un gant à cette vision techniciste de l’Etat. En effet, selon cette doctrine, le marché devient le seul élément régulateur de la société. Dès lors le rôle ré distributeur de l’Etat est réduit au minimum. Il ne veille plus qu’au bon fonctionnement des lois dites «neutres» du marché. Les secteurs de l’éducation et de la santé sont privatisés. Un code du travail, désastreux pour les gens, accompagne cette politique. Il retire aux travailleurs toutes leurs conquêtes sociales, instaure le libre marché de la main-d’œuvre, la précarité de l’emploi, l’aggravation des conditions de travail et la fragmentation syndicale.
Avec l’arrivée des militaires au pouvoir, un Etat en partage proposant une idée de l’esprit public disparaît. Les gens n’ont plus, même en principe, des droits équivalents, ils sont au contraire soumis à une régulation du marché inégalitaire dans laquelle n’intervient pas ou très peu l’Etat. Par ailleurs la politique répressive prend lieu et place d’une politique populaire. En même temps que l’Etat protège ceux qui le soutiennent, il exerce, selon les propres termes des militaires, une véritable «guerre» à ceux qui pourraient constituer une menace à sa suprématie.
En la calle, se veía la gente del PEM y del POJH(14). A esa gente le pagaban poca plata para desplazar las piedras. Los militares ahora están con los bolsillos llenos de todo lo que robaron a la gente. La gente que vivía con Pinocho es ahora dueña de no sé cuantas cuestiones aquí en Chile. La Chilectra se la repartieron entre ellos, son dueños del cerro San Bernardo y mucho más, en todas partes. Aquí hay dos países, el de los pobres y el de la derecha con los milicos.Pendant la période de la dictature, la situation de misère économique à laquelle certains sont exposés touche à son comble : nombre de mes interlocuteurs ont évoqué à l’instar de la personne citée plus haut l'instauration des plans d’emploi minimaux comme une atteinte à la dignité des gens. Ici, les «pauvres» sont paradigmatiques d’un camp politique : ce sont ceux qui ne s’incarnent pas dans la figure de Pinochet. Ceux pour qui la régulation du marché n’est pas bénéfique et pour qui l’Etat ne prévoit absolument rien sauf une répression acharnée. Nous verrons plus bas que la question de la privatisation des biens nationaux ayant eu lieu après 1973 est un objet de la négociation entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil à la fin des années 80.
La question du rapport au pays ouvre, nous l’avons vu, à des formes de conscience singulières disposées par les gens. Pour le cas des Chiliens rencontrés lors de mon enquête, les «deux pays» signalent une rupture subjective survenue avec le coup d’Etat de 1973. Leur extériorité au Chili, leur situation d’exilé à l’intérieur des frontières nationales, les migrations quotidiennes interpellent bien une politique à l’œuvre organisée par la dictature. L’expression «les deux pays» prend position sur des décisions se faisant à l’exclusion violente d’une partie de la population. Les «deux pays» n’indiquent ainsi pas une extraterritorialité objective mais renvoient à une scission subjective, interne au pays.
Mais alors que le référendum de 1988 ne reconduit pas le gouvernement de Pinochet au pouvoir, qu’une coalition de partis avec à sa tête un démocrate chrétien, Patricio Aylwin, gagne les élections présidentielles de 1990, les «deux pays» qui disposent la rupture de 1973 continuent cependant aujourd’hui d’être le signe d’une partition entre les gens. En effet, toutes ces citations sont énoncées au présent, elles parlent bien d’une situation actuelle et ne présentent aucune distinction entre le gouvernement militaire et les gouvernements civils d’après 1990.
L’autre pays, «l’institutionnalité de Pinochet»
Aquí hay dos países. Hay el país exitoso, el jaguar, una imagen de un modelo económico exitoso. Por otro lado, hay el país popular, el de los marginados, de la pobreza, que se sigue dando en Chile. El país de los ricos es el país de la perfección de la institucionalidad de Pinochet. El gobierno, el PS y la Concertación trabajan para mantener a este sistema. Defender a Pinochet para ellos es defender el acuerdo que pasaron con él. Todos somos víctimas de la represión y sin embargo, ellos son los que están en calidad de perdonar. Toda esta esfera no es la del pueblo. El pueblo quiere paz, quiere una democracia plena.«Défendre l’accord passé avec Pinochet» indique qu’il n’y a pour cet interlocuteur aucune discontinuité entre le passé et le présent. Le gouvernement de la Concertation administre, selon lui, une politique entièrement délimitée par celle que les militaires avaient mise en place.
Le verrouillage politique imposé par les militaires –ce que cet interlocuteur appelle «la perfection de l’institutionnalité de Pinochet»– puis accepté, sans condition, par le gouvernement civil qui prend le pouvoir à partir de 1990 consiste principalement en deux points. D’une part, une amnistie concernant les crimes perpétrés lors du régime de terreur de Pinochet. D’autre part, et c’est ce que soulignait la précédente citation, une obscurité des plus totales sur le transfert qui a eu lieu, juste après le coup d’Etat, des entreprises du secteur public vers les nouveaux secteurs privés. Secteurs privés dont les représentants ont occupé auprès des militaires et dans l’Etat, des postes stratégiques afin d’édicter une politique économique néolibérale désastreuse pour la population. La cadre constitutionnel permet de veiller à ce que ces deux piliers de la politique de la dictature ne soient ébranlés. Le Sénat qui intègre des sénateurs désignés, le Conseil de Sécurité Nationale qui comprend outre le Président de la république et certains ministres, les 4 chefs des forces armées, la loi binominale qui permet une représentation de la droite au Parlement beaucoup plus large que sa représentativité réelle, sont autant d’instances qui rendent extrêmement difficile voire impossible toute réforme constitutionnelle depuis l’Etat. Dans ce contexte, le gouvernement a pour tâche de préserver la stabilité institutionnelle.
La Concertation a fait le choix de s’engager dans une bataille électorale avec les militaires à la fin des années 80. Cela est revenu à reconnaître la constitution édictée et instituée frauduleusement en 1980 mais également à accepter une politique niant les droits des gens. Une fois l’accord scellé, revenir sur les 17 ans de terreur du pouvoir militaires équivalait à remettre en question les propres décisions politiques de la coalition civile. Le choix a donc été de masquer la période précédente, de la faire oublier tout en protégeant ceux à qui la Constitution donne encore un large pouvoir : les militaires. Ce que soulignent mes interlocuteurs comme étant la condition d’un retour à la démocratie : la justice concernant les crimes perpétrés durant la période de la dictature et une politique de redistribution plus juste n’a pas été appliquée. Aucun gouvernement civil ne s’est attaqué, après la dictature, à ces questions. L’affaire Pinochet, d’abord retenu en Angleterre, puis ramené au Chili en vue d’un jugement qui n’aura pas lieu est emblématique de la situation.
Ainsi, à travers la citation ci-dessus, semblent se dessiner un premier pays qui serait l’Etat, «l’institutionnalité de Pinochet dans toute sa perfection», et un deuxième pays qui serait le peuple. Pour cet interlocuteur, il ne peut y avoir de «démocratie au sens plein» que si une idée du peuple est inscrite dans l’Etat, c’est-à-dire que l’Etat compte tout le monde dans le pays. L’Etat, à travers sa politique, doit proposer une lisibilité de cette idée, ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui.
Hay el Chile que sigue viviendo el drama de la violación a los derechos humanos y junto con ello, por el mismo lado, el Chile que lo está pasando muy mal económicamente por la distribución de la riqueza. Y el Chile del poder económico, del poder de las castas políticas. Hay dos Chile, eso no es mentira. Tomas un auto y te vas al otro país que es Las Condes, Lo Barnechea, y está el resto de Chile que es la gran mayoría.Cette citation présente les deux aspects anti-populaires de la politique militaire évoqués plus hauts : l’exercice de la terreur (l’atteinte aux droits de l’homme) et une politique économique ne proposant aucune résolution aux disparités. Les quartiers de Las Condes et de Lo Barnechea (15), les plus riches de Santiago, situés au Nord-Est de la ville, et regroupant notamment la bourgeoisie financière qui a vu son essor sous la dictature dès le début des années 80 sont ici utilisés comme la métaphore du deuxième pays évoqué.
Ver tanta injusticia. Y en la población se ve mucho más. Se ve gente que no tiene ni para comer. Ahora, hay mucha gente que no tiene previsión. En los trabajos, es un abuso lo que les pagan. Ganan para pagar la micro tan sólo. Un abuso grande. Es que cualquier persona con plata era capaz de mandar preso a cualquiera de nosotros. Eramos los rotos (16). Hasta ahora, los carabineros se vienen corriendo para reprimir pero cuando los necesita usted, no vienen. Cuando los llaman de los otros lados, más allá de la plaza Italia, van al tiro. Acá, hay dos países.
Là encore, «jusqu’à maintenant» souligne une continuité. Ici il s’agit de la politique répressive qui semble être la seule pratiquée à l’égard de ceux qui sont de l’autre côté des frontières du système.
Aquí hay dos países: un país que presentan los medios de comunicación y otro, el país real, basta darse vuelta por las poblaciones y los sindicatos.Pour cet interlocuteur, il ne peut y avoir de réalité, de réelle connaissance du pays que si l’on prend en compte ce qui a lieu dans les poblaciones ou dans les syndicats. Il y a d’un côté l’image propagandiste diffusée par les médias, celle du «jaguar» comme le soulignait une citation, et de l’autre ce qui fait échouer cette mise en scène, et que soulignent les gens : un pays réel avec des gens réprimés, mal soignés, abusés dans le travail.
On l’a vu, un questionnement sur le rapport au pays a renvoyé, lors de l’enquête que j’ai menée au Chili, sur la politique étatique telle qu’elle est pensée singulièrement par les gens. La catégorie «les deux pays» indique en effet, pour eux, qu’il n’existe pas l’idée, organisée par l’Etat, d’un peuple régi par les mêmes droits, et qu’une démocratie au sens plein est donc impossible. « Les deux pays» disposent d’un côté, l’Etat actuel, héritage de la dictature ; de l’autre, ceux qui ont été victimes du pouvoir militaire, d’une institutionnalité qui leur est adverse, et qui continuent d’être réprimés économiquement et socialement. «Les deux pays» est bien une catégorie des gens : elle désigne une continuité de la période antérieure avec laquelle l’Etat civil prétend pourtant avoir rompu (17). Elle résiste à ceux qui ne voudraient voir dans le Chili, qu’un pays moderne et protégé. Les gens qui utilisent cette catégorie soulignent qu’une unicité du pays ne pourra être réalisée qu’à la condition d’une politique pour tous, qui implique la reconnaissance de ceux qui vivent le Chili que certains voudraient pourtant oublier.
Bibliographie
ACQUAVIVA A., FOURNIAL G., GILHODES P., MARCELLIN T., Trois ans d’Unité Populaire, Paris, Ed. sociales, 1974.
KUNDID Laurence, Les partis de gauche au Chili, 1973-1990, Mémoire de DEA, Paris 8, 1996.
LAZARUS Sylvain, Anthropologie du nom, Paris, Seuil, 1996.
LAZARUS Sylvain (sous la dir. de), Rencontre avec des gens d’ici, les résidents des foyers Sonacotra de la ville d’Argenteuil, Voiron, Ed. La lettre du cadre territorial, 1998.
ROUQUIE Alain, L’Etat militaire en Amérique Latine, Paris, Seuil, 1982.
SEBASTIAN Luis de, “América latina: la sociedad dual”, El País, 3 septembre 2001.
Notes :
(1) Cette enquête a été menée au Chili entre juin et octobre 1998 et en décembre de la même année.
(2) Un article de Patricio Larraín Navarro et d’Hector Toledo Rivera, paru dans la revue Eure en 1990, propose par exemple une lecture de la ville de Santiago à partir du concept de «bien-être social» structuré selon sept dimensions principales : la catégorie socioprofessionnelle des habitants, leurs revenus, leur type de logement, les commodités techniques des foyers (voitures, réfrigérateur, chauffage), leur couverture sociale, leur niveau d’éducation (divisés en sous-groupes : population analphabète, les 6-18 ans qui sont à l’école, ceux qui ont un an ou plus d’éducation supérieure), leur état de santé. Ainsi à partir du concept de «bien-être social», Santiago se découpe en plusieurs catégories pour ces auteurs : un niveau haut de bien-être social comprenant les quartiers de Las Condes et Providencia, un niveau moyen haut comprenant La Reina et Nuñoa, un niveau moyen comprenant Macul et le quartier du centre de Santiago, un niveau moyen bas comprenant Puente Alto, La Florida, San Joaquin, San Miguel, La Cisterna, Maipu, Estación central, un niveau bas comprenant La Granja, San Bernardo, Lo Prado, Quinta Normal, La Renca, Quilicura, Conchali, et enfin un niveau très bas avec les quartiers de La Pintada, San Ramon, Peñalolen, Pudahuel, Cerro Navia.
(3) Cette pensée ne renverra d’ailleurs pas nécessairement à une spatialisation.
(4) Cette démarche s’appuie sur la problématique développée dans L’anthropologie du Nom par S. Lazarus.
(5) Ce point a notamment fait l’objet d’une enquête menée auprès d’ouvriers algériens et marocains d’un foyer Sonacotra d’Argenteuil par une équipe d’anthropologues dont je faisais partie. L’enquête en question a montré que ces gens considérés par le gouvernement français mais aussi par de nombreux sociologues comme des «immigrés», comme formant un groupe, une «identité» à part, nécessitant par conséquent d’être pensés de manière particulière, construisaient pourtant une intériorité à la France : sans se distinguer des Nationaux ils se pensaient comme faisant partie de la France. Ils évoquaient de manière forte les années de travail, les années passées en France. Ces ouvriers proposaient ainsi leurs propres espaces d’intellectualité ouvrant singulièrement les catégories : «être de», «appartenir à». Les questions du pays d’origine, de la nationalité devenaient absolument secondaires dans leurs représentations.
(6) Nous discutons ici d’une «idée» de l’Etat. La représentativité reste «en principe», sa réalité est discutable. Par exemple, le programme de l’Unité populaire datant de 1970, bien que peu adéquat à la situation réelle du pays en termes de classes sociales, entend prendre en compte l’ensemble de la société chilienne, des classes les plus populaires aux classes les plus aisées.
(7) Si le Parlement est maintenu comme instance étatique, il n’existe plus en tant que lieu de débats politiques.
(8) Le Parti démocrate chrétien qui avait pourtant soutenu le coup d’Etat sera lui-même interdit en 1976.
(9) Regroupement d’ouvriers et d’habitants rassemblés sur une base territoriale à partir des axes routiers industriels. En septembre 1973, il y en avait 8 à Santiago.
(10) Selon la Commission nationale de Vérité et Réconciliation (Comisión nacional de Verdad y Reconciliación), présidée par le sénateur Raúl Rettig et chargée d’établir le bilan des victimes entre 1973 et 1990, 1319 sont considérées comme mortes, et 979 comme disparues. En 1994, la Commission nationale de Réparation et Réconciliation (Corporación Nacional de Reparación y Reconciliación), organisme qui a continué le travail de la Commission vérité, a enregistré 776 cas de morts et 123 disparus, c’est-à-dire 899 cas supplémentaires.
(11) Les JAP (Juntas de abastecimientos y precios) sont des collectifs populaires de quartiers mis en place sous la présidence d’Allende. Elles regroupaient les consommateurs et les petits commerçants pour la gestion de l’approvisionnement, le contrôle des prix et la lutte contre l’accaparement et le marché noir.
(12) Ainsi cette habitante de Nuñoa évoque son quartier après le coup d’Etat : “Mi barrio como es un barrio de clase media, no fue nunca un barrio muy politizado. En la época misma de la UP, había una JAP en la que yo participaba, había dos sindicatos de trabajadores, una sede política del PC. Una vez que desapareció eso, y una familia que se fue al exilio, el barrio siguió transcurriendo como normalmente, no ha habido mayor cambio. Tampoco fue un barrio de delaciones pese a que al lado de mi casa, descolcharon una botella de champaña... Pese a esa gente que sabía que mis padres, tanto como yo, erramos de izquierda, no nos delataron. El barrio durante la dictadura sigue siendo un lugar protegido. La amenaza estaba más allá o era de noche, cuando empezaba el toque de queda, empezaban a pasar los helicópteros, empezabas a sentir autos en la calle, y si un auto se paraba delante de tu casa era...»(13) Ainsi, Pinochet dira dans un discours du 8 janvier 1974 : «pour rendre leur dignité aux travailleurs du Chili, le mot ‘ouvrier’ sera effacé du dictionnaire chilien» (voir L’impunité au Chili, 1973-1993, CETIM, septembre 1993, p. 224).
(14) Le PEM et le POJH sont des plans d’emploi minimum, lancés par la junte pour pallier un nombre croissant de chômeurs pendant la crise de 1980. Ils employaient des chômeurs, les payaient très peu pour faire des travaux dont beaucoup semblent mettre en doute l’utilité.
(15) Cet interlocuteur fait sans doute référence ici au quartier de La Dehesa (anciennement Lo Barnechea).
(16) Ler terme» roto» désigne de manière péjorative et méprisante une personne du peuple.
(17) Ricardo Lagos, dira en 1998 : «Nous ne pouvons rester divisés par des faits qui appartiennent au passé. Aujourd’hui, le Chili doit regarder vers le futur», dans El País, 20 janvier 1999. Cette déclaration de l’actuel Président du Chili montre le refus des politiciens de la Concertation à revenir sur le passé et à régler ce qui a eu lieu sous le gouvernement militaire.
Pour citer cet article Laurence Kundid, « Santiago : une ville,deux pays», Amérique Latine Histoire et Mémoire, Numéro 5-2002 - Migrations dans les Andes, Chili et Pérou , [En ligne], mis en ligne le 23 juin 2006.