PEDRO LEMEBEL. PHOTO PAZ ERRAZURIZ |
Tribune / L'écrivain chilien (1) est mort à 62 ans d'un cancer du larynx. / Putain de sida, putain de cancer du larynx, putain de dictature et putain de façade démocratique, putain de mafia machiste qui continue à s’appeler parti, putain de censure, putain de couple et putain de rupture, putain de Pedro et putain de Paco, putain de télévision, putain de mouvements alternatifs, putain de socialisme, putain d’église coloniale, putain d’ONG, putains de multinationales pharmaceutiques, putain de fête néolibérale post-dictature, putain de carte du cône Sud, putain de consensus culturel, putain de tourisme, putain de tolérance, putains de biennales d’art et putain de musée de l’homosexualité. Putain de toi et putain de moi. Putain ton corps qui a lâché. Et putain ton âme qui ne lâchera jamais.
Paul B. Preciado, chroniqueur à Libération, lui rend hommage.
Putain de multitude minoritaire face à un seul homme armé. Putains de juments et de fleuve Mapocho. Putains de jours que nous avons passés ensemble à Santiago et putains de nuits à Valparaíso. Putain de tes baisers et de ta langue. Nous regardions le Pacifique et je citais Deleuze : «La mer est comme le cinéma, une image en mouvement.» Et toi tu disais: «Arrête de faire ton intello, mon coco. La seule image en mouvement, c'est l'amour.»
PEDRO LEMEBEL, PHOTO CLAUDIA ROMÁN |
Tu m’as élevé et je suis sorti de toi comme un enfant, parmi la centaine d’enfants que tu as fait, inventés par ta voix. Tu es ma mère et je pleure pour toi comme on pleure une mère travestie. Avec une dose de testostérone et un cri. Tu es ma mère et je pleure pour toi comme on pleure pour une mère communiste et indigène. Avec une faux et un marteau dessinés sur la peau du visage. Tu es ma mère et je pleure pour toi comme on pleure pour l’Ayahuasca.
Je marche dans les rues de New-York et j'étreins un arbre radioactif en te demandant pardon de ne vas être venu te voir. Par peur de la mémoire de la torture, par peur des chiens mourant de faim et des mines d'Antofagasta. Les diamants sont éternels et les bombes le sont aussi. Le sida parle l'anglais. Tu dis : «Darling, I must die» et le sida ne te fait pas mal. Le cancer ne parle pas. Tu meurs en silence comme une Barbie pouilleuse, du sud, prolétaire et maniérée. Tu es incorruptible, comme une déesse transandine. Et ils viendront arracher de l'histoire les livres qui tu n'écriras plus. Mais pas ta voix. Et naîtront encore des milliers d'enfants avec une aile brisée, et des milliers de filles porteront ton nom. Pedro Lemebel. Mille fois, en mille langues.
(1) Pedro Lemebel, l'écrivain chilien aux yeux grimés et talons hauts, est mort le 23 janvier d'un cancer du larynx. Icône de popularité, il est reconnu pour son esprit contestataire, faisant de la provocation un outil de dénonciation politique.
Né en 1952, ce fils de boulanger grandit dans l'une des zones les plus pauvres de Santiago. D'abord professeur d'arts plastiques, très vite rejeté à cause de son homosexualité, il choisit de se consacrer à l'écriture.
Figure du militantisme de gauche, Pedro Lemebel passe de l'anonymat littéraire à la performance artistique à la fin des années 1980, formant le duo «Las Yeguas del Apocalipsis» avec le poète Francisco Casas, véritable mythe de la contreculture.
Chroniqueur urbain, baroque et marginal, il brosse les pans les plus obscurs de la vie quotidienne chilienne, notamment avec son recueuil «La esquina es mi corazon». À 62 ans, il laisse à son public des œuvres inédites.
par Paul B. Preciado, philosophe, directeur du Programme d'études indépendantes musée d'Art contemporain de Barcelone (Macba)
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