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PHOTO DE DAVID REDFERN
1991 - 9 juin - 2023
Claudio Arrau, un musicien sans vanité Le pianiste chilien est mort à Vienne le dimanche 9 juin 1991. Il était âgé de quatre-vingt-huit ans.
La mère de Claudio Arrau avait vécu cent deux ans, sa grand-mère cent vingt ans, dit-on. Lui-même faisait encore des projets d'avenir, malgré la perte, coup sur coup, de sa femme et de l'un de ses fils. Surmontant sa douleur, il s'était remis au piano pour préparer des enregistrements et voulait se réinstaller en Europe, après cinquante années de résidence américaine.
PAR EMILIE MUNERA ET RODOLPHE BRUNEAU-BOULMIER
-RADIO FRANCEMUSIQUE-
« CLAUDIO ARRAU ET LISZT », DIFFUSÉ LE LUNDI 14 NOVEMBRE 2016
DURÉE : 0:27:15
Le Monde, Publié le 11 juin 1991
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PHOTO ULRICH HÄSSLER |
La dernière fois que nous l'avions rencontré, il nous avait parlé de son projet de s'attaquer à Busoni, Ravel et Schoenberg, de revenir encore à Beethoven et peut-être à Bach qu'il avait délaissé lorsque le clavecin s'était imposé dans les salles de concert. Il nous avait parlé de son amour pour Paris, de la façon extraordinaire dont le jeune public français comprenait et recevait ses interprétations. Il n'en avait pourtant pas été toujours ainsi. Ce n'est qu'au milieu des années 70, avec la publica tion de ses enregistrements des Etudes transcendantes de Franz Liszt et des Nocturnes de Frédéric Chopin, que la France l'avait adopté pour de bon, admirant, avec un enthousiasme qui ne s'est jamais démenti depuis, les interprétations réfléchies et jusqu'au-boutistes d'un pianiste dont le jeu, il est vrai guère aimable, ne pouvait se comparer à celui d'aucun de ses confrères. Né le 6 février 1903, au Chili, Claudio Arrau donne son premier récital à l'âge de cinq ans.
Il part ensuite se perfectionner à Berlin où il travaille avec Martin Krause, le dernier grand élève de Liszt, qui avait déjà formé Edwin Fischer et Rosita Renard. Dans la capitale prussienne, il donne son premier récital à l'âge de onze ans, joue avec Arthur Nikisch et la Staats Kapelle de Dresde.
Martin Krause le traite en fils, lui transmet les secrets d'une technique pianistique et des méthodes de travail si accomplies que, jusqu'à la fin, elles permettront à Arrau de jouer un répertoire beaucoup plus étendu que celui de la majorité de ses confrères.
Il lui enseigne aussi la ferveur, la soumission totale à la musique. Le public lui fait des triomphes partout où il se produit en Allemagne. La mort de son maître en 1918 lui fait perdre peu à peu de son assurance. Ses concerts s'espacent dans une Allemagne qui ne reconnaît plus dans ce garçon de quinze ans l'enfant prodige qu'elle admirait pourtant deux ans auparavant.
Arrau joue cependant avec succès en Europe du Nord, en Yougoslavie, en Roumanie, remporte deux fois le prix Franz-Liszt de Budapest. Un prix qui n'avait pas été attribué depuis quarante-cinq ans. Mais sa tournée américaine de 1923-1924 tourne au fiasco. Les réactions sont mitigées et le public, si clairsemé, qu'il doit rentrer d'urgence en Allemagne.
Là, ses problèmes s'aggravent : " Plus d'une fois, il m'arrivait de m'empêtrer dans des passages que j'aurais pu jouer les yeux fermés. Il y avait quelque chose en moi qui faisait obstacle au fait de jouer, de me produire en public. " Il suit alors le conseil d'Edwin Fischer, déjà passé par là, et décide d'entreprendre une analyse. Elle durera jusqu'en 1973, date de la mort d'Hubert Abrahamsohn, son psychanalyste et ami.
Claudio Arrau ne voulut plus jamais plaire au public ou à qui que ce soit. Sa carrière en souffrira, notamment aux États-Unis, où il s'installe en pleine seconde guerre mondiale, fuyant l'Allemagne nazie, peu après l'exécution de Karl Robert Kreiten, un de ses jeunes élèves fusillé, malgré l'intervention de Furtwängler.
Son jeu ne ressemble en rien à celui des grandes stars du piano qui règnent sur les scènes des Amériques. Il n'a ni le charme et la sonorité miroitante de Josef Hoffman, ni la virtuosité fracassante de Vladimir Horowitz, ses programmes sont sérieux, très sérieux, constitués de grandes pièces soigneusement associées, son approche musicale s'impose par son absence de vanité digitale.
Consacré par l'Europe
Cela ne l'empêche pas, bien sûr, de faire une splendide carrière dans ce pays, de jouer avec les plus grands chefs et les plus grands orchestres (les musiciens l'ont toujours reconnu), mais c'est tout de même de l'Europe que viendra sa consécration, les grands journalistes américains ayant toujours été plus respectueux que franchement admiratifs. De la Grande-Bretagne d'abord, puis de l'Allemagne, du bloc socialiste, de la Hollande et enfin de la France.
De l'Europe, et grâce aux disques. Après des tentatives infructueuses pour CBS et EMI, Claudio Arrau signe un contrat pour Philips. Dans les studios de cet éditeur, il va patiemment élever un monument pianistique sans équivalent dans l'histoire du disque, renouvelant fondamentalement l'approche des musiques de Beethoven, Brahms, Schumann, Chopin, Mozart, Liszt, Debussy et Schubert.
Le jeu d'Arrau, et cela dérangeait quelques auditeurs, avait la faculté de rendre perceptibles l'anxiété, l'angoisse, la douleur présentes dans les oeuvres. Son attitude au piano traduisait cette descente dans la musique : assis près du clavier, le bras gauche collé au buste, la main droite largement déployée au-dessus des touches, le corps tendu dans un effort surhumain vers l'avant, Arrau imposait son match de souffrance au public. Lorsqu'il jouait avec un chef qu'il aimait _ Daniel Barenboïm, par exemple, _ il lui lançait des regards terrifiants d'angoisse. Rien de ce que jouait Arrau n'était indifférent. Il n'y avait dans ses interprétations ni note de passage, ni moment d'absence, ni sommet d'intensité longuement préparé dans le secret de son studio.
Son art si particulier des transitions, des attaques, l'attention de ses phrasés en faisaient en quelque sorte l'unique artiste à avoir su reprendre l'héritage du chef d'orchestre Wilhelm Furtwängler. D'un autre côté, sa sonorité chantante et grasse évoquait l'art des plus grandes chanteuses d'opéra.
Un technicien hors norme
Si Arrau répugnait aux effets de virtuose, il n'en était pas moins un technicien hors norme, dont l'interprétation des Etudes de Liszt est entrée dans la légende. L'homme était d'une gentillesse et d'une modestie extrêmes. Lorsqu'il portait un jugement sévère sur ses confrères, cela n'était jamais de façon gratuite ou agressive. Il pouvait pourtant être très dur pour les coquetteries et les " éclairs de génie " de Vladimir Horowitz, comme pour Maurizio Pollini qu'il respectait profondément, mais auquel il reprochait il y a quelques années une approche technique si immaculée qu'elle évacuait les tensions nées de la difficulté même.
Nous lui avions demandé s'il lui arrivait parfois de faire des arrangements pour rendre l'exécution de certains passages plus commode : " Jamais ! et je n'en ferai jamais ! Si un jour je ne peux plus jouer la Sonate Waldstein de Beethoven, telle qu'elle est écrite, ou les trilles du Premier Concerto, de Brahms, eh bien ! je ne jouerai plus ces oeuvres. "
Pour d'autres de ses confrères, il avait une tendresse particulière, même si leur monde lui était totalement étranger, qu'ils soient célèbres ou pas, vivants ou morts . Le hasard fait que Claudio Arrau disparaît quelques semaines après Wilhelm Kempff qui était le pianiste de sa génération qu'il aimait le plus, dont il se sentait le plus proche.
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