Chili. «Pour récupérer la mémoire historique» (X) / Après avoir établi les coordonnées de la politique économique de la Junte militaire, Luis Vitale trace ici les moments initiaux de la résistance sociale à la dictature. Pour ce qui est de l’ouvrage, publié en 1999, dont sont extraites ces contributions et sur la place et le rôle de l’auteur, nous renvoyons à l’introduction publiée le 31 mai. (Réd. À l’Encontre) [Le Trotskysme avec empanadas et vin rouge et/ou maté]
Protestations et formes de résistance
Par Luis Vitale
LUIS VITALE |
Après la répression brutale des premières années, où les partis de gauche et certains partis du centre ont pratiquement disparu, a commencé une lente recomposition des mouvements sociaux
Le mouvement syndical
Les premières grèves pendant la dictature ont eu lieu en 1974: la grève des travailleurs de la construction du métro de Santiago, des mineurs d’Algarrobo pour faire cesser les licenciements, des aides-soignants des hôpitaux San Borja et Barros Luco pour défendre leur droit aux congés payés, la grève dans l’industrie électronique à Arica, les grèves à Banvarte, Poliester-Sumar et Huachipato, Calzados Royle, les cheminots de la Maestranza San Bernardo, qui revendiquaient de meilleurs salaires. En 1975, la mobilisation de milliers de travailleurs du bâtiment a culminé dans une grande manifestation à Santiago.
Cependant, il n’était toujours pas possible de surmonter le recul de 1973, qui signifiait non seulement la défaite des partis de l’Unité populaire, mais aussi celle des exploité·e·s et des opprimé·e·s dans leur ensemble, un événement historiquement sans précédent dans le Chili du XXe siècle en termes de nombre de morts, de blessés, de prisonniers et de son impact politique.
Bien que l’existence de milliers de comités de résistance, proclamés par les partis d’opposition en exil, n’ait pas été une réalité à l’intérieur du pays, on ne peut nier qu’à la fin des années 1970, le mouvement social a commencé à se réorganiser.
D’autres formes de protestation étaient le travail à cadence lente, les slogans et revendications peints sur les murs, les tracts et les autocollants placés sur les murs et les transports en commun, et les « marmites communes », organisées par les familles d’un quartier pour s’entraider et assurer leur survie. Une autre façon de protester consistait à ne pas assister au début des spectacles publics de masse tels que les matchs de football et, au milieu des années 1980, à se rendre au Stade national [qui avait été la première prison avec des centaines de personnes arrêtées] pour scander des slogans contre la dictature. Dans les campagnes, il y a eu un bref interrègne de « banditisme social »: des groupes composés de paysans des secteurs les plus pauvres. En septembre 1974, El Aguila – un ancien bandit rural, qui sous l’Unité populaire s’était politisé en combattant aux côtés des paysans lors de l’occupation de grands domaines à San Juan (Chillán) – a eu plusieurs affrontements avec les forces répressives, qui ont même utilisé des hélicoptères pour le capturer.
En mai 1974, la junte militaire tente de conclure un accord avec les secteurs syndicaux dirigés par le dirigeant Ríos, mais cette éventuelle politique d’étatisation des syndicats, pratiquée par la dictature de Carlos Ibáñez entre 1927 et 1931, a échoué piteusement. L’historien Ricardo Krebs omet cette stratégie et va jusqu’à dire que les réformes du travail garantissaient « la pleine liberté de créer des syndicats », convertissant « le syndicalisme de haut niveau en syndicalisme de base » [23], une affirmation apologétique qui ne résiste pas à la plus petite analyse. Ricardo Krebs efface plus d’un siècle d’histoire lorsqu’il affirme que sous Pinochet « la vieille mentalité seigneuriale d’une vie privilégiée basée sur un travail servile a été abandonnée » [24].
En novembre 1977, les mineurs du cuivre, notamment à Chiquicamata, ont lancé un mouvement très expressif: « la grève des viandes » [refus de manger dans les cantines d’entreprise]. Un an et demi plus tard, les travailleurs de la CTI-Compañía Tecno Industrial (ex-Fensa), de Fiap-Tomé, de Matesa et les travailleuses du syndicat Salomé se sont mis en grève. En 1980-1981, quelque 1500 ouvriers de Panal ont organisé l’une des grèves les plus longues et les plus importantes. La même année se sont déclarés en grève les travailleurs de Loncoche, Tintorería San Jorge, Vinex, Papelera de Puente Alto, Good Year, Celulosa Arauco, Maestranza Maipú, Industrias Montero, Laboratorio Pfizer, Pesquera Guanaya et, surtout, la grève de 1600 travailleurs du complexe hydroélectrique Colbún-Machicura en juillet 1982.
Ces actions syndicales ont préparé les conditions des grèves générales de 1984, 1986 et 1987, qui ont dépassé le cadre économique strictement syndical pour devenir des mobilisations englobant l’ensemble des mouvements sociaux, exprimées sous le nom de « grèves civiques ». Les statistiques officielles étaient erronées puisqu’elles ne comptaient que les travailleurs qui s’étaient mis en grève dans les entreprises, or ces mêmes travailleurs qui ne pouvaient pas se joindre à la grève par peur d’être licenciés y participaient activement dans leurs villes après les heures de travail. En 1988, des grèves combatives ont éclaté dans deux syndicats: la grève des enseignants et celle des cheminots.
Un pas important vers l’unité syndicale a été la création de la Centrale unique des travailleurs, le 21 août 1988. Bien que la direction soit restée entre les mains de la Démocratie chrétienne et d’un Parti socialiste déjà renouvelé, et malgré une déclaration de principes différente de celle de la Centrale unique des travailleurs que Clotario Blest avait présidée [de 1953 à 1961], la nouvelle centrale syndicale a contribué dans une certaine mesure à l’unité des travailleurs.
Un autre événement important a été le vote dans les syndicats pour les élections convoquées en 1978 par le ministère du Travail. Les candidats pro régime ont été battus, d’abord par des dirigeants modérés, puis par des candidats ayant une orientation clairement de gauche.
Le processus d’unité syndicale a été entravé par la bureaucratie des partis qui a instauré des centrales syndicales par parti politique. Cependant, les syndicats de base – en désaccord avec ce critère sectaire, qui favorisait le parallélisme syndical [multiplication de syndicats dans la même entreprise] recherché par le gouvernement – se sont organisés dans des intersyndicales comme celles convoquées par le syndicat Madeco, dirigé par le trotskiste Héctor Velázquez, dans des structures à caractère régional ou communal, comme celles de Maipú [région métropolitaine de Santiago] et Vicuña Mackenna [idem], reprenant ainsi, dans un autre contexte, la tradition et la mémoire historique des Cordons industriels.
Les principales manifestations d’opposition au régime se sont exprimées dans des marches de protestation [25]. Les mobilisations ont pris de l’ampleur avec la marche de protestation de 1983, la grève générale de fin 1984, les affrontements de rue et les barricades de 1985, la grève générale du 7 octobre 1985, l’acte très combatif du 1er mai 1988 et les actions armées du Front patriotique Manuel Rodríguez [FPMR, début de ses activités en 1983; en décembre 1984, enlève un journaliste de La Nación] et, dans une moindre mesure, du MIR et du groupe Lautaro [collectif d’écrivains et d’artistes].
Les poblaciones ou quartiers pauvres périurbains ont été l’épine dorsale des protestations, avec une participation importante des femmes et de la nouvelle génération de jeunes dirigeants qui n’acceptaient pas la politique verticale des partis et qui refusaient d’être manipulés par les directions de ces derniers. Cette nouvelle génération – qui a grandi sous la dictature en lançant des pierres et des cocktails Molotov – a contribué à la restructuration des organisations de base, parfois camouflées en clubs sportifs et culturels, qui servaient de lieux de rencontre et de points de contact; les « marmites communes », en plus de contribuer aux conditions de vie minimales, faisaient aussi fonction de centres d’organisation communautaire [26].
Pour les habitants, les marches de protestation étaient très importantes, mais ils ne se contentaient pas de s’en tenir à ces dates préétablies, puisqu’ils protestaient tous les jours, malgré l’atomisation et le manque de coordination. Une situation qui a commencé à être partiellement surmontée à partir de 1984, avec la création d’organismes destinés à interconnecter différents domaines, comme les Intercomunales.
Le décret de la Junte militaire sur la décentralisation et l’octroi de plus grandes fonctions aux municipalités a servi, contradictoirement, à polariser le mécontentement, car les habitants ont commencé à affronter celui qui personnifiait le pouvoir de la Junte, le maire, et de cette façon, l’organisation territoriale a acquis une plus grande légitimité et un poids spécifique. L’un des mouvements les plus marquants a été la grève de Pudahuel [grève de la faim du secteur étudiant – Campus Oriente de la Universidad Católica – qui s’est joint à un secteur populaire de Cerro Navia et Pudahuel et ont créé une «assemblée populaire»].
Le mouvement des femmes
Malgré une organisation peu développée, le mouvement des femmes a joué un rôle social important dans les organisations des pobladores, en même temps qu’il se développait dans les entreprises, notamment dans le secteur agricole, chez les travailleuses saisonnières et aussi dans le Programme d’emploi minimum et le Programme d’emploi pour les chefs de famille, un phénomène qui a eu un impact sur les « rapports de pouvoir » au sein des couples, les femmes devenant, dans de nombreux foyers, les principaux appuis face au chômage croissant de leurs maris. En 1980, plus de 40% des familles avaient une femme à leur tête. Quatre-vingt pour cent des personnes qui travaillaient dans le Programme d’emploi pour les chefs de famille étaient des femmes.
En 1977, un groupe de femmes a entamé une grève de la faim de dix jours devant le siège de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) pour exiger une réponse au sujet des disparus. D’autres grèves de la faim ont eu lieu dans des églises en 1977 et 1978. Cette année-là a eu lieu à Santiago une Rencontre nationale des femmes syndicalistes, à laquelle ont participé 298 déléguées qui ont exigé de la Junte militaire le rétablissement du « congé de maternité », des crèches, des cantines d’entreprises, des jardins d’enfants, la retraite à 55 ans, le paiement intégral des salaires pendant la grossesse et la période postnatale, le rétablissement des niveaux de soins médicaux et autres services de santé conquis jusqu’en septembre 1973.
En 1980 a été publié El trabajo de la mujer, par les auteures Julieta Kirkwood, Irma Arriagada, Rosa Bravo et Isabel Cruzat. Au cours de cette décennie, la sensibilisation au genre s’est développée de manière sectorielle, associée à une conscience politique anti-dictatoriale. En 1980 s’est formé le Comité de défense des droits de la femme et, en 1981, le MOMUPO (Movimiento de Mujeres Populares), organisé dans la commune de Conchalí, Santiago, par Cristina, Virginia et d’autres camarades. En 1982, Julieta Kirkwood a publié Ser política en Chile. Las feministas y los partidos (Ed. Flasco) s’imposant comme l’une des principales théoriciennes du féminisme chilien, avec Elena Caffarena.
En 1983, le Mouvement pour l’émancipation des femmes chiliennes s’est réorganisé et il a rapidement coordonné 14 groupes féministes. Le CEDEMU (Centro de Estudios de la Mujer) s’est créé à Arica, dirigé par Carmen Fuentes et María Cayupi, et le MUDECHI (Mujeres de Chile) s’est implanté dans certaines provinces. Plusieurs poèmes et chansons de « La Batacana » sont devenus populaires, en même temps que naissaient les groupes « Las Domitilas » et « Mujeres por la vida ». En 1984, a eu lieu une réunion de femmes de la région de Concepción, dans le sud du Chili.
En décembre 1983, plus de 5000 femmes se sont rassemblées dans le théâtre Caupolicán au cri de « Démocratie dans le pays et à la maison, maintenant ». Entre 1983 et 1985, des milliers de femmes, organisées ou non, ont participé aux marches de protestation. Parmi elles se sont illustrées Sandra Palestro et Fany Pollarolo. La Casa de la Mujer, La Morada, dirigée par Margarita Pisano, a poursuivi ses ateliers sur la conscience de soi, les femmes et le pouvoir, la sexualité, le féminisme et la politique.
En août 1985, un groupe de femmes a déclaré zone de la faim la commune de Pudahuel. Le Mouvement pour l’émancipation des femmes chiliennes 83 (El MEMCH 83) a fait circuler une lettre adressée à Pinochet avec le titre significatif « Démissionnez ». Les Ollas Comunes ont proliféré et des groupes de femmes ont occupé des appartements inhabités ou en construction. Se sont constitués le FAM (Frente Amplio de Mujeres) et le mouvement « Femmes pour la Démocratie ».
En 1986, a eu lieu la Rencontre de la femme rurale. Eda Gaviola, Ximena Jiles, Lorena Lopresti et Claudia Rojas ont publié le livre Queremos votar en las próximas elecciones. L’année suivante, les femmes ont mené les mobilisations « Acheter ensemble ». La Coordination des organisations sociales féminines a émergé, avec des propositions concrètes pour la transition convenue entre Pinochet et la Concertación, processus qui sont analysés par Sandra Palestro dans le chapitre de cet ouvrage collectif, chapitre intitulé « La Mujeres en las Ultimas Tres Decadas » (p. 327-353).
La réponse des Mapuches et la nouvelle Loi indigène
Les peuples indigènes, également réprimés en 1973 et plus discriminés que sous les gouvernements précédents, ont subi un coup dur en 1979 avec la loi qui visait à « mettre fin une fois pour toutes au problème indigène ». Dans le but d’écraser le sentiment ancestral de communauté, il a été strictement établi que la remise des titres fonciers se ferait sur une base individuelle. Pour diviser les terres, la volonté majoritaire de la communauté concernée n’était pas requise; il suffisait qu’il y ait une partie intéressée pour que l’État procède à la distribution. La loi a également établi qu’« à partir de la division des parcelles résultantes, les terres ne seront plus considérées comme des terres indigènes et les propriétaires de celles-ci cesseront d’être considérées comme des indigènes ». Par décret, non seulement les terres ont été divisées, mais les autochtones ont cessé d’être autochtones, une mesure qu’aucun gouvernement latino-américain n’avait jamais osé formuler.
L’article 26 établissait que les institutions fiscales pouvaient hypothéquer les terres autochtones. L’institut pour le développement indigène, promu par le gouvernement Allende, qui respectait l’identité et les traditions du peuple Mapuche, a été supprimé. Le directeur du nouvel Institut pour le développement agricole, Ricardo Hepp [de 1976 à 1982], a décrété la division immédiate de 600 communautés.
Les Mapuche, les Aymara, ainsi que d’autres peuples indigènes ont protesté massivement contre la nouvelle loi et ses fondements racistes. En 1980, des milliers de Mapuches ont manifesté sous le slogan « Nous disparaîtrons en tant que peuple si nous ne luttons pas contre cette loi », regroupés dans diverses organisations: ADMAPU, NEHUELMAPU, NEWENTUAIN, dans des centres culturels et dans le mouvement Mongrei Leftraru ou « Lautaro vive ». À la suite de la réunion tenue avec les syndicats et d’autres organisations sociales, ils ont envoyé une importante délégation à Santiago.
Les couches moyennes et la caractérisation de la Junte
La petite bourgeoisie – propriétaire de quelques moyens de production ou de distribution – et le secteur majoritaire des professions libérales et d’une certaine couche moyenne de salariés, qui avaient initialement soutenu le coup d’État par crainte de perdre la sécurité et la tranquillité d’esprit, ont rapidement cessé de soutenir l’administration militaire. Les causes de ce mécontentement étaient la baisse des ventes au détail due à la diminution du pouvoir d’achat, le chômage qui oscillait entre 15 et 20%, le licenciement de plus de 100 000 employés publics, la hausse de l’inflation pendant les premières années, le gel des salaires, le couvre-feu qui empêchait de profiter du temps libre, ce qui a affecté la vie quotidienne, notamment les activités culturelles, pendant des années.
En raison de toutes ces considérations, l’administration des Forces armées n’a pas été en mesure de construire un mouvement de masse de soutien à son projet. Ceux qui ont lu les analyses des gouvernements d’Hitler et de Mussolini savent que le fascisme se caractérise non seulement par le fait d’être le représentant du capital monopoliste mais, fondamentalement, par le fait de disposer du soutien majoritaire de la petite bourgeoisie et des couches moyennes fanatisées, par un mouvement corporatiste constitué de manière organique, un phénomène qui ne s’est pas matérialisé au Chili de 1973 à 1990, ni dans aucune autre dictature latino-américaine. Pour cette raison, il est erroné de parler de fascisme ou d’un État militaro-fasciste.
Sous la direction de Pinochet, il n’a jamais été possible de consolider un mouvement politique fasciste avec le soutien inconditionnel de la petite bourgeoisie, à l’exception de quelques sympathisants de « Patria y Libertad » et encore moins du « gremialismo » corporatiste de Jaime Guzmán [dirigeant de Patria y Libertad et de son secteur paramilitaire, un des rédacteurs de la Constitution de 1980, il sera exécuté par le FPMR en 1991, très lié à l’idéologie de Franco et Primo de Rivera, membre de l’Opus Dei] qui, après avoir critiqué les partis politiques, a constitué un groupe qui a fini par fonder l’UDI.
La dictature militaire a été le gouvernement le plus totalitaire de l’histoire chilienne, dépassant de loin la dictature de Carlos Ibañez (1927-1931). Elle a maintenu l’état de siège jusqu’au 11 mars 1978, puis le couvre-feu jusqu’en 1988, avec toutes les conséquences que cela entraînait pour la population d’un pays angoissé pendant 16 ans et vivant dans un climat d’assassinats, d’atteintes physiques, d’emprisonnements, d’obligation de partir en exil et de crimes tels que ceux commis contre ses propres anciens compagnons d’armes – par exemple, le général Prats et son épouse en septembre 1974, en Argentine; en mars 1976, contre Orlando Letelier aux États-Unis; ainsi que l’attentat contre Bernardo Leighton et sa femme, en Italie, et des assassinats au Chili, comme ceux commis contre les frères Vergara et Tucapel Jiménez.
Le remplacement de la DINA (Dirección de inteligencia nacional), créée en juin 1974 par un décret-loi secret, par la CNI (Central Nacional de Informaciones) n’a rien changé à la répression, ce n’était qu’un changement de visage dans le but d’amortir par ce nouvel acronyme la campagne mondiale de dénonciation des violations, par le régime militaire, des droits humains, consacrés par les Nations Unies dans sa Déclaration universelle.
Toutefois, après avoir obtenu l’approbation de 75% des participants à la « Consultation nationale » truquée de 1978, une loi d’amnistie a été décrétée pour tous les militaires et civils qui avaient été accusés de « crimes politiques ».
En bref, si nous nous en tenons à la différenciation entre gouvernement et État, élaborée par des théoriciens tels que Harold Laski, nous ne pouvons pas parler d’un État militaire mais d’un gouvernement militaire qui administre l’État bourgeois. Cette caractérisation trompeuse est devenue évidente lorsque les dictatures militaires sont tombées dans le Cône Sud, et pourtant le caractère de l’État n’a pas changé. Dans le cas du Chili, lorsque la transition a eu lieu, avec le remplacement de Pinochet par Patricio Aylwin [le 11 mars 1990], démocrate-chrétien, le caractère de l’État a-t-il changé, le caractère bourgeois de l’État, en tant que représentant de la classe dominante, n’a-t-il pas continué à exister dans son essence, même si le gouvernement a été élu démocratiquement lors des élections de 1990?
En résumé, l’État est une institution qui a une permanence … même si ses fonctions peuvent changer, que ce soit au XIXe siècle avec la politique de libre-échange ou au XXe siècle avec son intervention dans l’économie à partir des années 1930 et avec le néolibéralisme à partir de 1980: les gouvernements sont remplacés et peuvent être de droite (conservateurs ou libéraux), « populistes », chrétiens-démocrates, militaires (dictatures dures ou moins fermes: «dictablandas»), démocrates du Parti radical comme Alfonsín et d’autres (en Argentine), du même style que la Concertación chilienne.
C’était donc une erreur de la part des partis de gauche de considérer la Junte militaire comme fasciste. Les dictatures sont toujours totalitaires, mais le totalitarisme n’est pas toujours fasciste, même si le fascisme est toujours totalitaire. À des fins de propagande politique, une gauche, comme ce fut le cas au Chili, peut brandir le slogan « À bas le fascisme » ou créer des « Comités antifascistes » dans la lutte pour renverser la junte militaire, mais l’État ne doit jamais être confondu avec le gouvernement.
Les premières crises au sein de la Junte
Il reste à déterminer si la première crise au sein de la Junte est née de désaccords entre le général Oscar Bonilla, ministre de l’Intérieur [du septembre 1973 au 11 juillet 1974, puis ministre de la Défense du 11 juillet 1974 au 3 mars 1975], et le colonel Manuel Contreras, chef des services secrets tels que la DINA [de 1973 à 1978]. Le pouvoir acquis par ce dernier, encouragé par Pinochet lui-même, a commencé à être remis en question par Oscar Bonilla qui avait le sentiment d’avoir été devancé dans ses fonctions de politique intérieure. Plusieurs témoins s’accordent à dire qu’Oscar Bonilla, qui avait été le conseiller militaire du président Frei, était l’agent de liaison de ce dernier pendant la première année du gouvernement militaire. Dans le même temps, ses visites aux secteurs les plus démunis de la population n’ont pas été bien accueillies par certains membres de la Junte. Sa mort étrange dans un accident d’hélicoptère en mars 1975 a suscité des doutes aggravés par la mort tout aussi étrange, en novembre 1974, dans un hôpital, du général Lutz, ami de Bonilla, qui, selon le journaliste Hernán Millas, n’a toujours pas été élucidée.
La crise publique la plus importante de la Junte a été le départ, en 1979, du commandant en chef de l’armée de l’air, le général Gustavo Leigh Guzmán. [Nommé le 17 août 1973 par Allende commandant des forces de l’armée de l’air; il est impliqué dans le coup d’Etat et ordonna de bombarder le Palais de La Moneda; il n’avait pas été favorable à la désignation de Pinochet comme président.] Ses idées sur la politique économique n’étaient pas partagées par ses pairs, il avait exprimé des critiques à l’égard de certaines actions de la Junte et un désaccord avec l’appel éventuel à une consultation nationale.
Un admirateur de Pinochet, Rafael Valdivieso, affirme que Leigh a donné une interview le 18 juillet 1979 à Paolo Buglialli, un envoyé du quotidien italien Corriere della Sera, dans laquelle il a déclaré qu’il n’existait pas au Chili de « feuille de route pour le rétablissement de la normalité politique dans le pays ». Selon lui, il n’y a pas de cadre légal pour réglementer la vie des partis politiques; les listes électorales, qui ont été détruites, doivent être reconstituées et il est urgent d’adopter une Constitution qui devra être soumise à référendum, ainsi qu’une loi qui permettra la tenue d’élections » [27].
L’entretien a été reproduit par la presse chilienne et les journalistes lui ont demandé s’il ratifiait ses déclarations. Leigh a répondu que oui, « il y a des différences… Je me réfère à mes collègues de la Junte, au Président de la République » [28]. En réponse à la note qui lui a été adressée par le Conseil des ministres, critiquant ses déclarations, Leigh a répondu « en niant toute représentativité à un organe inexistant ». Le corollaire est que la Junte – également concernée par son opposition à la « Consultation nationale » – a exigé sa démission le 24 juillet 1978. Elle a nommé à sa place le général de brigade de l’armée de l’air Fernando Matthei A. Pour cela, il a dû sauter plusieurs grades.
En ce qui concerne les problèmes frontaliers, en 1978, la Junte est parvenue à apaiser la menace d’affrontement armé avec le Pérou, mais les différends frontaliers avec l’Argentine ont continué, notamment dans le canal de Beagle. La situation s’est aggravée à tel point que les forces armées de l’Argentine et du Chili se sont préparées à une éventuelle guerre, une situation qui s’est dissipée en 1982 avec l’issue de la guerre dans les îles Malvinas [il est rapporté que Fernando Matthei a conseillé militairement les Britanniques dans la guerre contre l’Argentine à propos des Malvinas/Falkland]. C’est un fait avéré que le Chili a soutenu la Grande-Bretagne dans sa nouvelle croisade colonialiste armée. S’il y avait un doute à ce sujet, cela a été clairement établi lors du procès britannique de Pinochet, lorsque Margaret Thatcher a déclaré catégoriquement que le Premier ministre travailliste [Tony Blair, dont le ministre de l’Intérieur Jack Straw avait retenu Pinochet lors de sa visite en Grande-Bretagne en 1999] était ingrat et incapable de remercier Pinochet pour le soutien apporté à la Grande-Bretagne lors de la guerre des Malouines. Le conflit avec une Argentine débarrassée déjà de la tutelle militaire après l’élection [en octobre 1983] de Raúl Alfonsín [mandat initié en décembre 1983] à la présidence, a été résolu sur la base d’une médiation du pape Jean-Paul II en 1986. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (À suivre le lundi 19 juin)
Notes :
[23] Ricardo Krebbs, op. cit., p. 557 et 558.
[24] Ibid., p. 561.
[25] Voir Gonzalo de la Maza et Mario Garcés, La explosión de las mayorías. Protesta Nacional 1983-1984, Ed ECO, Santiago, 1985.
[26] Guillermo Campero Q., Entre la sobrevivencia y la acción política. Las organizaciones de pobladores en Santiago, Ed. ILET, Santiago, 1987.
[27] Rafael Valdivieso Artitzia : Crónica de un rescate. Chile: 1973-1988, Ed. Andrés Bello, Santiago, 1988, Ed. Andrés Bello, Santiago, 1988.
[28] Ibid., p. 184.
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