CARICATURE PAR ÏOO |
Hormis la chaleur de l’été austral, le soir du dimanche 19 décembre 2021 a eu des airs de 4 septembre 1970 à Santiago du Chili et les dizaines de milliers de personnes arpentant les rues de la capitale ne s’y sont pas trompées, en scandant jusqu’au bout de la nuit : « Le peuple uni ne sera jamais vaincu » (« El pueblo unido jamas sera vencido »). Le sentiment qu’un moment historique était advenu a plané sur le résultat du second tour de cette élection présidentielle, qui a vu le candidat de la coalition progressiste Apruebo Dignidad (J’approuve la dignité), Gabriel Boric Font, l’emporter sur celui de l’extrême droite, José Antonio Kast, avec un bon million de voix d’avance.
OLIVIER COMPAGNON PHOTO ANAÏS FLÉCHET |
Un moment historique parce qu’un véritable projet de transformation sociale accède ainsi au pouvoir par les urnes, pour la première fois depuis l’élection de Salvador Allende à la tête de la coalition d’Unité populaire il y a cinquante et un ans, au contraire des gouvernements socialistes de Ricardo Lagos (2000-2006) puis de Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018) qui se sont contentés d’administrer un modèle de développement économique hérité des années de la dictature. Un moment historique parce que le scénario électoral laissait entrevoir la possibilité d’une victoire du néopinochétiste Kast, arrivé en tête au premier tour et censé bénéficier des voix des électeurs de Sebastian Sichel (l’avatar de l’actuel président Sebastian Piñera) et de l’outsider libéral Franco Parisi, autrement dit un retour à la case départ de la fin des années 1980. Un moment historique, enfin, parce que le programme redistributif, inclusif et soucieux des enjeux climatiques de Boric, dans un pays qui fut le berceau de la grande mutation néolibérale dans les années 1970 et qui est aussi l’un des plus inégalitaires d’Amérique latine, semble sonner le glas d’une « bonne gouvernance » prompte à détruire les prérogatives de l’État et à privatiser à tour de bras au nom de la « vérité du marché ».
Incontestablement, l’accession de Boric au palais de la Moneda – il prendra ses fonctions le 11 mars 2022 – est une étape importante dans le cycle entamé fin 2019 par le soulèvement social massif contre la gestion du gouvernement Piñera et ponctué par l’élection, en mai 2021, d’une Assemblée constituante qui s’emploie en ce moment même à rompre avec l’héritage institutionnel de la dictature militaire.
Mais ce n’est qu’une étape, puisque le nouveau texte constitutionnel devra être adopté par référendum dans l’année qui vient, dans un pays où la nette victoire des forces progressistes ne doit pas faire oublier que 44 % des votants – soit plus de 3,5 millions de personnes – ont porté leur suffrage sur un candidat nostalgique de l’ordre militaire, hostile à toute forme d’avortement et explicitement xénophobe.
On aurait donc tort de croire que les deux Chili résolument antagonistes, qui ont marqué les années de l’Unité populaire ou encore le référendum de 1988 scellant le sort de la dictature, ont fait long feu. Car il ne fait aucun doute que Boric va se heurter très rapidement, notamment dans ses projets de réforme fiscale destinés à taxer davantage les plus hauts revenus et les bénéfices des entreprises privées, aux forces puissantes du capitalisme chilien qui ont si lourdement pesé sur le destin de l’Unité populaire il y a un demi-siècle ; ou encore, dans ses projets de réforme du système de retraite par capitalisation, au pouvoir de nuisance international des fonds de pension.
Il devra composer avec un Parlement où il ne dispose pas de majorité absolue et où certains des acteurs politiques qui ont appelé à voter pour lui pour le second tour de la présidentielle – ainsi la démocratie chrétienne – se placeront dans l’opposition. Enfin, après une année 2021 marquée par une croissance record de plus de 10 %, à la fois due au rattrapage des effets de la crise sanitaire et à une forte demande intérieure soutenue par l’ouverture exceptionnelle de l’accès aux fonds capitalisés par les individus pour leur retraite, les projections économiques pour 2022 et 2023 sont très moroses et pèseront sur le destin du nouveau gouvernement, dans un pays où la prospérité a toujours été identifiée comme l’héritage le plus précieux des années Pinochet.
Quoi qu’il en soit de cet avenir, la victoire de Boric dit aussi des choses importantes au-delà des frontières chiliennes – et en France en particulier. D’une part, elle témoigne qu’un mouvement social radical et massif, remettant en cause les fondements mêmes du modèle néolibéral et les inégalités qu’il engendre, n’est pas nécessairement voué à l’échec et peut se cristalliser politiquement en faisant émerger des acteurs progressistes alternatifs. D’autre part, alors que l’arithmétique du premier tour et des reports de voix annoncés faisait augurer une victoire de Kast, ce succès incontestable a reposé sur une capacité à faire voter les classes populaires et les plus jeunes générations qui ne se reconnaissaient plus dans le ronronnement des alternances gestionnaires. À bon entendeur…
[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
DESSIN CARLOS LATUFF |
- CHILI / LES UNES DE LA PRESSE AU LENDEMAIN DE L'ÉLECTION
- CHILI. L’ESPOIR DE LA DÉMOCRATIE CONTRE LES VESTIGES DE LA DICTATURE
- « LE SOULÈVEMENT AU CHILI EST LE PRODUIT DE QUARANTE ANS D’ORTHODOXIE NÉOLIBÉRALE »
- VIETNAM : LA CHUTE DE SAIGON (1975)
- CLAP DE FIN POUR LA TRANSITION CHILIENNE
- LA PRISE DU POUVOIR PAR PINOCHET
- TRIBUNE. FACE À LA VIOLATION DES DROITS DE L'HOMME AU CHILI, LA FRANCE NE PEUT PAS RESTER SILENCIEUSE
- CHAVISME = PINOCHÉTISME : L’ÉQUATION QUI TUE
- VÉNÉZUÉLA : « L'OPPOSITION N'A PAS INTÉRÊT À JOUER LA GUERRE CIVILE »