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L'artiste chilien Patricio Palomo Fuentes, contributeur de notre site Araucaria de Chile, avec sa chronique EN MARCHE FORCÉE, nous livre aujourd'hui un témoignage de première main sur le fatidique 11/09/73.
Patricio fut le protagoniste de la mise en page du dernier titre du journal El Siglo du 11 septembre 1973.Dans un récit précis et concis, il nous raconte un pan de notre histoire dont nous commémorons le cinquantième anniversaire. Le témoignage est comme une vague de la mer chilienne qui entraîne dans son sillage une multitude de choses oubliées. À la fin de la lecture de l'article, on entend encore son fracas tonitruant, notre vie y explose et va rejoindre le cours de l'histoire. Ce bruit ne nous quitte pas. Il est fait de l'étoffe même de nos vies.À l'époque, l'ambassade du Danemark au Chili a trouvé une édition originale du journal El Siglo. Patricio Palomo nous donne un complément substantiel où l'histoire personnelle s'aligne sur l'histoire générale. MC
Ñ |
LE DERNIER GROS TITRE
par Patricio Palomo Fuentes
PATRICIO PALOMO PHOTO LA PROVENCE |
À la fin des années 60, j'ai obtenu un poste de « pegotista » (1) dans le magazine dominical El Mercurio, dirigé par Julio Lanzarotti (2). À cette époque les textes se présentaient en “pelles”, c'est-à-dire en colonnes de papier qui étaient cirés puis collés sur une mise en page qui constituerait la future page imprimée. Lanzarotti publait également un almanach annuel, qui était le best-seller d'El Mercurio. L'équipe de journalistes était composée de gens de gauche, ce qui paraissait inhabituel dans cette entreprise qui défendait les intérêts des patrons. Cela n'est pas passé inaperçu auprès des secteurs réactionnaires qui, à travers le magazine d'extrême droite PEC (Politique/Économie/Culture), nous ont dénoncés en publiant les noms de tous les membres de la "clique communiste" qui donnait vie à cet almanach chaque année et au magazine du dimanche. J'étais sur la liste.
À l'arrivée au pouvoir de l'Unité populaire, mon frère dessinateur (Palomo) m'a dit que Guidú (Guillermo Durán), dessinateur et maquettiste du Siglo, cherchait un remplaçant. Il allait travailler à Quimantú pour faire partie de l'équipe de dessinateurs de ce grand projet éditorial de l'Unité Populaire qui publierait des millions de magazines et de livres afin que les personnes modestes aient accès à la culture.
En novembre 1970, j'ai postulé à l’ entreprise Horizonte, société éditrice d'El Siglo qui était située rue Lira. Guidú m'a reçu et m'a expliqué comment fonctionnait la fabrication et m'a dit “il faut avant tout être ami avec les collègues de l'atelier, se promener avec des cigarettes et de temps en temps avec une bière. Les ateliers étaient à côté de la salle de presse. Mais la partie design était en contact avec les opérateurs qui imprimaient le journal. Plus tard, la salle de rédaction déménagera au centre-ville, dans la rue Lord Cochrane.
Une fois Guidú parti, Pedro Callejas, un autre maquettiste en CDI, (contrat de travail à durée indéterminée), m'a aidé et m'a donné des conseils. Être « pegotista » était très différent d'être maquettiste (4) d'un journal. Pour moi, c'était quelque chose de nouveau dans le métier. Le travail consistait à calibrer les textes délivrés par les journalistes sur des des feuillets dactylographiés et à imaginer la page imprimée comprenant des titres, des sous-titres, des photos ou des dessins. Évidemment, au début mes calibrages étaient erronés et il me restait des textes en trop sur les linotypes, c'est-à-dire des lignes métalliques que les linotypistes composaient. Les colonnes métalliques ne correspondaient pas à ce que j'avais calculé. Heureusement, le responsable de l'atelier m'a appelé discrètement mais en rigolant, à cause de mon manque d'expérience, il m'a conseillé de trouver une solution pour remonter la page.
AGUILAR RÉDACTEUR EN CHEF AU FONDS KOICHI MASUDA, CORRESPONDANT JAPONAIS ARCHIVE PERSONNEL DE PATRICIO PALOMO |
En même temps, le journal avait besoin de nouveaux journalistes qu'il fallait former sur le tas, car les plus expérimentés allaient occuper des postes dans différents médias gouvernementaux ou créer des journaux, des radios ou des magazines en province.
La jeune équipe journalistique dirigée par Rodrigo Rojas commence à se former autour de Mónica Gonzalez, Pepe Maldavsky, Guillermo Torres et des membres de la jeunesse communiste. De nombreux correspondants étrangers que le journal accueillait, venaient pour envoyer leurs dépêches par télex. L'ambiance était conviviale, nous organisions des matchs de foot entre journalistes, dessinateurs et personnes de l'atelier pour fraterniser et nous reposer du travail quotidien.
Le lundi 10 septembre 1973, j'étais de garde et chargé de fermer le journal de Santiago. Celui destiné aux provinces était fait plus tôt. Nous avions beaucoup de travail à cause de la crise que traversait le pays, suite à la grève séditieuse des camionneurs, des pénuries causées par le marché noir créé par la réaction, les attentats, etc. L'entreprise venait d'acheter une imprimante offset à un pays socialiste pour moderniser le processus d'impression. Il s'agissait de laisser de côté la presse rotative qui fonctionnait avec la linotype et de passer à un procédé d'impression dans lequel l'image encrée était transférée sur un rouleau en caoutchouc qui à son tour imprimait le papier. Mais nous n'avons jamais réussi à utiliser la nouvelle machine. Nous étions juste en train de la tester. De plus, nous avons dû nous battre avec La Papelera, entreprise, qui appartenait à Jorge Alessandri,(5) personnage politique de droite, pour le tirage quotidien.
Ce fut mon tour ce soir-là du lundi 10 de faire le dernier gros titre qui paraîtra le mardi 11 et qui était : « Chacun à son poste de combat ». Faute de matériel, j'ai dû le faire à la main. Nous travaillions avec du letraset importé, c'est-à-dire avec des lettres adhésives, mais nous n'en avions plus depuis des mois. Nous avons donc fait imprimer des lettres que nous avons découpées une à une pour pouvoir composer le titre imaginé par les éditeurs Sergio Villegas et Jaime Chamorro. Sur une feuille, j'ai assemblé le titre et dans l'atelier ils ont fait le cliché à partir duquel la page sera faite pour l'impression . J'ai fini vers minuit. Comme la mobilisation collective était paralysée, il y avait un véhicule qui nous ramenait chez nous. J'habitais loin, à Lo Valledor (3) et j'ai dû attendre le retour de la voiture de son dernier voyage. En attendant, j'ai rangé mes affaires et j'ai retrouvé ma carte de militant communiste et sans réaliser la gravité de la situation je l'ai laissée dans le placard où l'on rangeait le matériel. Le lendemain, mon père m'a réveillé vers neuf heures en m'annonçant que le coup d'État était en cours.
Je ne suis jamais retourné à Lord Cochrane. J'ai découvert longtemps après qu'ils avaient détruit le bureau, mais je n'ai jamais su si l'un d'entre nous avait réussi à brûler des papiers ou à faire disparaître des documents avant que les militaires ne fassent une perquisition.
Notes :
ARCHIVE PERSONNEL PATRICIO PALOMO |
1.) m-f. Ch. p.u. En graphisme, personne chargée de composer et de coller des images et des illustrations.2.) supplément à l'édition hebdomadaire du journal «El Mercurio», (L'éternel conspirateur)3.) Quartier commercial et résidentiel de la commune de Pedro Aguirre Cerda.adj/nom Mx, Ho, Ni, RD, Ch, Ur. Désigne une machine et/ou une personne qui sert concevoir une publication et à lui donner forme.La CMPC (Compagnie manufacturière des papiers et cartons), monopole du papier, est également connue sous le nom de La Papelera, est une société holding forestière et papetière chilienne contrôlée par la famille Matte, fondée en 1920. La CMPC appartient au candidat de droite à l’élection présidentielle de 1970, J. Alessandri
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