COUVERTURE DU LIVRE « PROPRE» |
CHILI, Santiago le 26 novembre 2024 / Le Prix Fémina met le Chili à l’honneur / Cette année deux écrivains qui ont tout à voir avec le Chili ont reçu le Prix Fémina, Miguel Bonnefoy et Alia Trabucco Zerán. / Miguel Bonnefoy, déjà très connu du public français (et pas que), a ajouté le prix Fémina à son long palmarès de récompense avec son dernier roman, "Le rêve du jaguar". De mère vénézuélienne, de père chilien, Miguel Bonnefoy vit en France et écrit en français.
Avec notre correspondant à Santiago, Pierre Cappanera
PIERRE CAPPANERA PHOTO FACEBOOK |
alia Trabucco Zerán a reçu le Prix Fémina du roman étranger pour « Propre » (« Limpia »). Propre raconte l'histoire d'Estela, qui « quitte sa mère dans le sud pour aller travailler dans une pension de famille à Santiago et y reste pendant les sept années suivantes, nettoyant et élevant une fille en proie à l'anxiété et dont nous apprenons la mort au début du roman. »
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR« PROPRE » (LIMPIA), D’ALIA TRABUCCO ZERAN,
TRADUIT DE L’ESPAGNOL (CHILI)
PAR ANNE PLANTAGENET
PHOTO LORENA PALAVECINO
Alia Trabucco Zerán a des origines palestiniennes de par sa mère. Elle a reçu le prénom arabe Alia que portait sa grand-mère. Dans son discours pour la remise du prix Fémina, elle a tenu à témoigner pour la Palestine.
Voici son discours intégral (vous pouvez le trouver en espagnol sur la page Facebook d'Alia Trabucco Zerán) :
« Bonjour et merci beaucoup de vous joindre à moi pour cette journée qui n'est pas encore terminée et qui est déjà inoubliable.
Il n'est pas facile de dire quelques mots qui condensent ma joie et qui, en même temps, sont capables de nommer la douleur. Je commencerai donc par la joie.
L'écriture, avec son aura mystérieuse, si souvent protégée par le mythe du génie ou de l'inspiration, tend à effacer non seulement le travail des mots - avec leur rythme, leur texture, leur recto et leur verso - mais aussi - injustement et capricieusement - ceux qui rendent possible le fait extraordinaire qu'un projet arrive entre les mains des lecteurs. Je parle des travailleurs qui permettent à un livre d'exister, depuis ceux qui le mettent en page, l'impriment et le distribuent, jusqu'aux libraires qui mettent un titre en valeur sur leurs étagères, en passant par les attachés de presse et les critiques qui le rendent visible. À eux, et surtout à l'équipe des Editions Laffont, merci d'avoir publié Limpia. À mon éditrice, Claire Do Serro, ma gratitude pour la confiance, le soin et l'enthousiasme apportés à chaque détail de la publication. À Laurence Laluyaux, pour avoir permis à mon travail de franchir les frontières et de trouver de nouvelles perspectives. À ma famille de sang et à ma famille élargie pour leur amour et leur attention. Et je remercie tout particulièrement Anne Plantagenet, pour avoir traduit non seulement les mots mais aussi les silences de ce roman, qui est désormais en français grâce à son travail impeccable.
Ma joie va aussi de pair avec l'histoire de ce prix : le prix Femina, avec ses origines féministes, a cherché à faire de la littérature un terrain plus égalitaire, et c'est un honneur particulièrement doux de recevoir le Femina Etranger avec un livre dont le cœur bat non seulement la question de l'inégalité, mais aussi celle de la voix et des silences. Qui possède les mots ? Qui a le droit de les dire ? Qu'est-ce qu'une voix ? Parce qu'une voix ne se voit pas, une voix ne se touche pas. « C'est quelque chose de suspendu dans l'air, détaché de la solidité des choses », dit Italo Calvino. Aux antipodes du palpable, il y a le souffle de la voix. Merci aux membres du jury d'avoir écouté cette voix et de l'avoir diffusée, mais aussi de m'avoir donné l'immense privilège d'être la première latino-américaine à remporter le Prix Femina Etranger. Avec moi voyage une tradition littéraire d'immenses femmes écrivains qui, par leurs lettres et leur ténacité, nous ont ouvert la voie, de Gabriela Mistral à Blanca Varela, de Josefina Vicens à Norah Lange, de Diamela Eltit à Marta Brunet, et qui aujourd'hui habitent mon écriture, qui est loin d'être solitaire.
Mais j'ai dit au début que ma joie est assombrie par la douleur. Limpia est un roman au centre duquel se trouve la question de la voix, mais le silence et le mutisme la constituent avec la même force.
Et c'est précisément ce dilemme, parler ou se taire, qui me hante alors que j'écris ce discours. Parce qu'alors qu'aujourd'hui je célèbre ici, à Paris, là-bas, sur la terre de mes ancêtres, d'où vient mon nom, Alia, qui est aussi le nom de ma mère et de ma grand-mère, un génocide continue d'avoir lieu, heure après heure, jour après jour, mois après mois. Et j'utilise ce mot qui pique, parce que je suis pleinement consciente du pouvoir du langage. Je sais que dire, c'est viser. Dire, c'est cibler. Dire, c'est questionner. C'est mettre mal à l'aise et subvertir. Et ne pas dire, face à la tragédie de cette époque, de notre époque, c'est aussi tonitruant et mortel que le bombardement de la Palestine. C'est pourquoi ma joie est aussi amère, c'est pourquoi je ne peux pas me contenter de trinquer.
Merci pour ce prix qui récompense un travail que j'entreprends avec une heureuse perplexité. Merci de me permettre de nommer ce qui se passe sous nos yeux et de renouveler ainsi la question du rôle de la littérature face à l'horreur. Merci aussi de pérenniser ce prix qui pointe une fois de plus une inégalité qui, malheureusement, n'a pas encore pris fin. Et merci pour cette journée qui devient déjà un bon souvenir. À la vôtre. »
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