mardi, février 11, 2025

L’HYPOTHÈSE «NÉO-FÉODALE» FACE À LA PÉRIODISATION DU CAPITALISME

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CHEVALIERS DU DUC GUILLAUME, VERS 1070 (1849).
 VERSION DU XIXème SIÈCLE BASÉE SUR UN EXTRAIT ORIGINAL
 DU XIème SIÈCLE DE LA TAPISSERIE DE BAYEUX. 

ARCHÉOLOGIES DU FUTUR
 LE DÉSIR NOMMÉ UTOPIE
DE  FREDRIC JAMESON

L’hypothèse “néo-féodale” face à la périodisation du capitalisme / Critique de la raison techno-féodale / 1 D’abord, la bonne nouvelle. Le moratoire sur la possibilité d’imaginer la fin du capitalisme, évoqué dans les années 1990 par Fredric Jameson, a atteint sa date d’expiration. La récession pluri-décennale de l’imaginaire progressiste touche à sa fin. Il semble que, maintenant qu’on peut expérimenter avec des options dystopiques, la tâche d’envisager des alternatives systémiques est devenue beaucoup plus facile ; il se peut que la fin du capitalisme, longtemps attendue, soit simplement le commencement de quelque chose de pire. Le capitalisme tardif est déjà assez éprouvant, avec son cocktail explosif de changement climatique, d’inégalités extrêmes, de brutalités policières et de pandémie létale. Mais en rendant de nouveau sa grandeur à la dystopie, certains à gauche ont discrètement remanié l’adage de Jameson : aujourd’hui, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la continuation du capitalisme tel qu’on le connaît.

Evgeny Morozov  / Traduction de David Buxton

Texte intégral

par Evgeny Morozov

PHOTOGRAPHIES JAVIER LUENGO

2    La moins bonne nouvelle est que, en entreprenant cet exercice spéculatif de scénarisation apocalyptique, la gauche a du mal à se démarquer de la droite. En effet, les deux pôles ont quasiment convergé vers une description commune de la réalité. Dans les deux camps, la fin du capitalisme réellement existant ne signifie plus la venue des jours meilleurs, que ce soit le socialisme démocratique, l’anarcho-syndicalisme ou le libéralisme classique pur. Au lieu de cela, un consensus émergent prétend que le nouveau régime relève du féodalisme – rien de moins ! -, mais c’est un « isme » qui a très peu d’amis respectables. Certes, il est vrai que le néo-féodalisme d’aujourd’hui s’accompagne de slogans accrocheurs, d’applis habiles, et même de promesses de bonheur virtuel dans le domaine seigneurial sans bornes que serait le métavers de Zuckerberg. Les vassaux ont troqué leurs habits médiévaux pour les tee-shirts Brunello Cucinelli et les baskets Golden Goose. Beaucoup de partisans de la thèse néo-féodale soutiennent que son émergence a été concomitante avec celle de la Silicon Valley. Ainsi, des termes comme « techno-féodalisme », « féodalisme numérique » et « féodalisme informationnel » circulent fréquemment [1]. « Le féodalisme smart » n’a pas encore vu le jour, mais ce n’est peut-être qu’une question de temps.

COUVERTURE NEW LEFT REVIEW, 133/134

3    À droite, c’est l’urbaniste Joel Kotkin qui s’est fait entendre le plus ; il a notamment ciblé les techno-oligarques woke dans The Coming of Neo-Feudalism (2020). Alors que lui a choisi le préfix « néo », Glen Weyl et Eric Posner, deux jeunes penseurs plutôt néolibéraux, ont opté pour le préfix « techno » dans Radical Markets (2018), livre qui a suscité un certain intérêt. « Le techno-féodalisme, écrivent-ils, retarde le développement personnel, de même que le féodalisme retarda l’investissement dans l’éducation, et dans l’aménagement des terres [2]. » Bien entendu, pour les libéraux traditionnels, le capitalisme, corrompu par le politique, risque toujours de rechuter dans le féodalisme. Mais certains, appartenant à la droite radicale, voient le néo-féodalisme comme un projet à embrasser. Sous les étiquettes de « néo-réacs » ou de « Lumières sombres », ceux-ci sont proches de l’investisseur milliardaire Peter Thiel. L’un d’eux est l’intellectuel-technologue néo-réactionnaire Curtis Yarvin, qui a théorisé dès 2010 un moteur de recherche néo-féodal du joli nom de Feudl [3].

4    À gauche, la liste de ceux qui ont flirté avec des concepts « féodalistes », déjà longue, va croissant : Yanis Varoufakis, Mariana Mazzucato, Jodi Dean, Robert Kuttner, Wolfgang Streeck, Michael Hudson et, ironiquement, même Robert Brenner, lui du débat éponyme sur la transition du féodalisme au capitalisme [4]. À leur crédit, aucun d’eux ne va jusqu’à prétendre que le capitalisme est complètement éteint, ou que nous nous retrouvons au Moyen Âge. Les plus prudents, dont Brenner, suggèrent que certains aspects du système capitaliste actuel – stagnation prolongée, redistribution politique de la richesse vers le haut, consommation ostentatoire des élites, et appauvrissement croissant des masses – rappellent certains traits de son prédécesseur féodal, même si le capitalisme continue de faire la loi. Malgré ces nuances, beaucoup d’intellectuels de gauche ne peuvent résister au plaisir de traiter la Silicon Valley ou Wall Street de « féodal », de même que certains chroniqueurs ne peuvent s’empêcher de traiter Trump ou Orban de « fasciste ». Le rapport réel au fascisme ou au féodalisme historique est ténu ; manifestement, on parie sur la valeur choc de ce genre d’affirmation pour reveiller un public endormi. Et cela fait en plus un bon mème. Les foules avides sur Reddit et ex-Twitter n’en demandent pas plus ; la vidéo YouTube d’un débat sur le techno-féodalisme entre Varoufakis et Slavoj Žižek a amassé 300 000 vues en seulement trois semaines [5].

5    Pour des personnalités en vue comme Varoufakis ou Mazzucato, aguicher leurs audiences avec des évocations affriolantes de la féodalité est une façon médiatique de recycler des arguments déjà exposés ailleurs. Dans le cas de Varoufakis, le techno-féodalisme semble être le nom qu’il donne aux effets macro-économiques pervers de l’assouplissement quantitatif. Dans le cas de Mazzucato, le féodalisme numérique renvoie aux revenus injustifiés générés par les plateformes. Le néo-féodalisme est souvent proposé comme un moyen de clarifier les secteurs les plus avancés de l’économie numérique d’un point de vue conceptuel, là où les plus brillants esprits de gauche se trouvent encore perdus. Google et Amazon sont-ils capitalistes ou sont-ils plutôt rentiers, comme le suggère le livre de Brett Christophers, Rentier Capitalism [6] ? Et quid d’Uber ? Est-ce juste un intermédiaire, une plateforme tirant une rente, qui a réussi à s’intercaler entre conducteurs et passagers [7] ? Ou produit-il et vend-il un service de transport ? Ces questions ne sont pas sans conséquence pour la manière dont on pense le capitalisme contemporain, lourdement dominé par les entreprises de la tech.

6    L’idée selon laquelle le féodalisme ferait son retour sur scène est cohérente aussi avec les critiques à gauche qui condamnent le capitalisme comme extractiviste. Si les capitalistes d’aujourd’hui n’étaient que des rentiers indolents, ne mériteraient-ils pas d’être relégués au statut de propriétaires féodaux ? L’embrassade de l’imagerie féodale par un certain intelligentsia de gauche qui sévit dans les médias et sur Internet ne montre pas de signes de ralentissement. Mais la popularité des références féodales témoigne, en fin de compte, davantage de la faiblesse intellectuelle que du savoir-faire médiatique. C’est comme si l’ossature théorique de la gauche n’était plus en mesure de comprendre le capitalisme sans recourir au langage moralisateur de la corruption et de la perversion. Dans ce qui suit, j’examinerai quelques débats marquants sur la différence entre le capitalisme et les formes économiques antérieures, aussi bien que les débats autour des opérations politiques et économiques dans la nouvelle économie numérique, en espérant qu’une critique de la raison techno-féodale pourra apporter un éclairage nouveau sur le monde contemporain.

1. Des logiques féodales

7    Exception faite des néo-réactionnaires, pratiquement tous ceux qui parlent du néo-féodalisme le jugent déplorable, un retour à un passé répressif. Mais en quoi précisément est-il si effroyable ? Ici, comme les familles malheureuses de Tolstoï, ceux qui sont malheureux sous le néo-féodalisme sont tous malheureux chacun à sa façon. Les différences dérivent en partie de la nature contestée du terme « féodalisme » lui-même. Est-ce un système économique, à être évalué à l’égard de la productivité, et de la capacité à l’innovation ? Ou est-ce un système sociopolitique, à analyser selon qui exerce le pouvoir, comment, et sur qui ? Ce n’est guère un débat nouveau – les médiévistes et les marxistes en sont familiers –, mais les mêmes ambiguïtés définitionnelles ont investi la discussion naissante sur le néo- et le techno-féodalisme.

8    Pour les marxistes, le terme « féodalisme » renvoie surtout à un mode de production. Ainsi, le concept définit la logique économique par laquelle le surplus produit par les paysans – charnière de l’économie féodale – est approprié par les propriétaires [8]. Bien entendu, voir le féodalisme comme un mode de production ne veut pas dire que des facteurs politiques et culturels n’ont pas d’importance. Paysans, propriétaires et terres ne se ressemblaient pas tous ; maintes sortes de hiérarchies et de fines distinctions à multiples niveaux – enracinées dans l’origine, la tradition, le statut et la violence – façonnaient les interactions non seulement entre classes, mais aussi au sein des classes. Les conditions propres de possibilité du féodalisme étaient aussi complexes que celles des régimes capitalistes qui lui ont succédé. Par exemple, la nature particulière de la souveraineté sous le féodalisme – selon Perry Anderson, elle était « parcellisée » parmi les propriétaires terriens, et non concentrée au sommet – a laissé une empreinte durable. Cependant, en dépit de toutes ces nuances, des courants importants au sein de la tradition marxiste ont focalisé sur la logique économique du féodalisme comme étant la clé permettant de comprendre le régime qui suivra, le capitalisme.

9    Dans sa version la plus simple, voici la logique économique féodale : les paysans possédaient leurs moyens propres de production (outils et cheptel), l’accès aux terres communes, et jouissaient d’une certaine autonomie vis-à-vis des propriétaires pour produire de quoi subsister. Les seigneurs, manquant de motivation pour faire augmenter la productivité, intervenaient peu dans le processus de production. Le surplus produit par les paysans était ouvertement approprié par les propriétaires, par l’appel à la tradition ou à la loi, mise en application par la menace – et parfois l’exercice – de la force. La nature de cette extraction du surplus ne se prêtait pas à confusion : les paysans n’avaient aucune illusion quant à leur liberté réelle. Leur autonomie à l’égard de la production avait beau être importante, mais leur autonomie en général était fortement circonscrite.

10    Par conséquent, beaucoup de marxistes – on peut faire abstraction de leurs disputes internes pour l’instant – prétendaient que, sous le féodalisme, les moyens d’extraction d’un surplus étaient extra-économiques, largement politiques de nature : des biens étaient expropriés sous la menace de la violence. Sous le capitalisme, par contraste, les moyens d’extraction d’un surplus sont entièrement économiques : des agents nominalement libres sont obligés de vendre leur force de travail afin de survivre dans une économie monétaire, dans laquelle ils ne possèdent plus les moyens de subsistance. Pourtant, la nature très exploiteuse de ce contrat « volontaire » reste invisible. Ainsi, avec le passage du féodalisme au capitalisme, l’expropriation permise par le politique est supplantée par l’exploitation permise par l’économie. La distinction entre l’extra-économique et l’économique – une dichotomie parmi beaucoup d’autres – suggère que, en tant que catégorie dans la pensée marxiste, « le féodalisme » n’est intelligible qu’au prisme du capitalisme, imaginé comme son successeur plus progressiste, plus rationnel, et plus ouvert à l’innovation. Le capitalisme serait forcément innovant. Dépendant uniquement des moyens économiques pour l’extraction d’un surplus, il n’a pas besoin de se salir les mains plus qu’il n’en faut, le « Léviathan invisible » du système assurant le reste [9].

11    Pour la plupart des historiens non marxistes, par contraste, le féodalisme n’était pas un mode de production arriéré, mais un système sociopolitique arriéré, marqué par des périodes de violence arbitraire, et par la prolifération des liens d’allégeance et de dépendance personnelle, généralement justifiés sur des bases religieuses et culturelles bien ténues [10]. C’était un système dominé par des pouvoirs privés incontrôlés. En conséquence, il est coutume au sein de cette tradition intellectuelle assez diverse de comparer le féodalisme non pas au capitalisme, mais à l’État bourgeois, qui respecte et qui applique la loi. Être un sujet féodal signifiait mener une existence précaire, vivre dans la peur d’un pouvoir privé arbitraire et trembler devant des règles imposées par autrui, sans droit d’appel. Pour les marxistes, l’opposé du sujet féodal (à savoir le paysan) c’est le travailleur prolétarien de l’entreprise capitaliste ; pour les non marxistes, c’est le citoyen de l’État bourgeois moderne, jouissant d’une pléthore de droits démocratiques garantis.


12    Quel que soit le paradigme défendu, il devrait être théoriquement possible d’identifier les caractéristiques clés du système féodal et de repérer si elles se reproduisent de nouveau. Par exemple, si on voit le féodalisme comme un système économique, l’un de ses traits pourrait être l’existence parasitaire d’une classe dirigeante qui bénéficie d’un style de vie luxueux aux dépens de la classe appauvrie qu’elle domine. Si on voit le féodalisme comme un système sociopolitique, cela pourrait se manifester dans la privatisation des pouvoirs autrefois investis dans l’État, et dans la dispersion de ceux-ci dans des institutions opaques et non responsables [11]. En d’autres termes, si on peut associer le féodalisme avec une certaine dynamique dans le présent, on devrait au moins être en mesure de parler d’une « reféodalisation » de la société, quand bien même un « néo-féodalisme » à part entière n’est nullement en vue à l’horizon. C’est une position moins forte, mais qui apporte davantage de clarté analytique.


Précurseurs

13Il y a une soixantaine d’années, Habermas a publié son livre pionnier, L’Espace public (Payot, 1988 (1962)). Dans son récit – qui n’est pas sans critiques -, un espace public bourgeois a émergé dans les coffee houses de Londres, des lieux importants pour l’élaboration d’un discours émancipateur. Apprivoisé par les capitalistes, ses impératifs étaient ensuite reliés à ceux de l’industrie culturelle et de son complexe publicitaire. Par conséquent, des structures et des hiérarchies de pouvoir privées, prémodernes, ont réémergé dans ce que Habermas appelle « la reféodalisation de l’espace public », qui révèlerait la dynamique en zigzag de la modernité. Tandis que Habermas a fini par prendre ses distances avec le concept de « reféodalisation », lui préférant « colonisation du monde de la vie », certains chercheurs en Allemagne l’ont récemment repris.

14    Depuis une dizaine d’années, Sighard Neckel, sociologue basé à Hambourg, a produit une œuvre conséquente documentant comment le deploiement du néolibéralisme – ce grand lubrifiant de la modernité – a mené à la réémergence de formes sociales prémodernes comme la paupérisation du travail, la distribution biaisée des richesses, et l’éclosion d’oligarques nouveaux [12]. Bien qu’il cite fréquemment les avertissements de Thomas Piketty sur le retour du « capitalisme patrimonial » – concept qui s’approche de l’imaginaire « néo-féodal » -, c’est la notion habermassienne de « reféodalisation » qui permet à Neckel de rassembler divers courants de pensée. Fusionnant de façon créative des perspectives marxistes et non marxistes, Neckel affirme qu’on assiste peut-être à l’émergence d’un « capitalisme moderne sans structures bourgeoises », et que l’absence même de ces dernières pourrait être « une précondition culturelle pour la marche triomphale du capitalisme au 21e siècle ». Ainsi, il faudrait voir la modernisation néolibérale comme ni progressiste ni régressive, mais paradoxale. Selon Neckel, la reféodalisation ne nous ramène pas en arrière, mais réfère plutôt à « une dynamique sociale du présent, où la modernisation prend la forme d’un rejet des maximes d’un ordre social bourgeois ». Ici, Neckel rejoint d’autres sociologues allemands éminents – Wolfgang Knöbl et Hans Joas viennent à l’esprit – par la mise en question des récits de modernisation téléologiques [13].

15    Une exploitation intéressante de cette notion se trouve dans le travail du juriste Alain Supiot. Dans Homo Juridicus (Seuil, 2005) et La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015), Supiot présente le néolibéralisme et le numérique comme les deux conducteurs principaux d’une « reféodalisation » [14]. Il ne cherche pas à heurter, mais à rendre plus complexes les explications existantes du changement social, qu’il juge trop simplistes. Bien que le monde ne retourne pas au Moyen Âge, écrit Supiot, « les concepts juridiques du féodalisme fournissent des outils pertinents pour analyser les grands bouleversements institutionnels qui ont lieu sous la notion acritique de « mondialisation » [15]. Centrale à la philosophie du droit de Supiot est la distinction entre le gouvernement par des personnes – typique de la période féodale, avec ses allégeances personnelles et ses liens de dépendance – et le gouvernement par le droit, accomplissement de l’État bourgeois, qui s’établit en garant objectif tiers des droits et en applicateur de la loi. Puisque l’État a déclaré que certains domaines étaient hors limites pour des contrats privés – les rendant imperméables aux calculs d’utilité – un minimum de dignité était réservé pour tous les citoyens, sur le lieu du travail et en dehors, quelles que soient les différences de statut et de richesse. En soumettant l’État aux impératifs de la maximisation de l’utilité et de l’efficience, le néolibéralisme ouvre celui-ci de nouveau aux contrats privés.

16    Pour Supiot, la numérisation accélère le processus de « reféodalisation » en reliant les gens en réseaux, dans lesquels leur pouvoir et leur autonomie sont dépendants de leur position vis-à-vis des nœuds. Les citoyens de l’État bourgeois jouissent en principe de tous les droits, quelle que soit leur appartenance communautaire. Mais est-ce toujours le cas pour les citoyens de la société en réseaux, dont la réputation en ligne et le score numérique façonnent leurs interactions avec les institutions, sans qu’ils en soient conscients ? Dans tout le battage actuel autour de l’idée de néo-féodalisme, les écrits de Neckel et de Supiot, soigneusement argumentés, se démarquent, même s’ils restent assez méconnus de ceux qui s’y rallient. Les débats actuels ignorent en général les subtilités théoriques que ces deux penseurs soulèvent à propos de la dynamique contradictoire de la modernisation néolibérale. Occasionnellement, on cite d’autorité le jeune Habermas – si lui dit qu’il s’agit de féodalisme, qui oserait le contester ? –, mais sans engagement sérieux.


2. Brenner ou Wallerstein ?

17Quelles sont les présuppositions intellectuelles en arrière-fond qui rendraient quelque chose comme le « néo-féodalisme » concevable à gauche ? Après tout, avancer l’étrange argument que le capitalisme évolue à l’envers suppose une compréhension très particulière non seulement de sa dynamique interne, mais aussi de quelles pratiques sont proprement « capitalistes », et de quelles ne le sont assurément pas.

18    Revenons alors aux disputes évoquées ci-dessus au sein de la tradition marxiste quant à la nature de la transition du féodalisme au capitalisme. Il est deux manières mutuellement exclusives de penser cette transition. Pour l’une, le système capitaliste est impulsé uniquement par une dynamique interne de concurrence et d’exploitation, l’expropriation politique restant bien en dehors de ses frontières. Selon cette lecture, l’accumulation du capital s’effectue par des moyens « propres », économiques, d’extraction d’un surplus. On ne nie pas l’existence des processus extérieurs aidant à l’expropriation (violence, racisme, dépossession, carbonisation), mais ceux-ci doivent être mis entre parenthèses comme suppléments non capitalistes. Il se peut qu’ils facilitent l’appropriation d’une survaleur par des capitalistes particuliers, mais ils restent en dehors du processus d’accumulation capitaliste en tant que tel. Il n’existe pas de « lois de mouvement » du capital qui puissent en être déduites. Dans ce point de vue, quand bien même « la force coercitive de la sphère "politique" est finalement nécessaire pour soutenir la propriété privée et le pouvoir d’appropriation, le besoin "économique" fournit la compulsion immédiate qui oblige le travailleur à rendre du surtravail au capitaliste » [16].

19    L’autre option, analytiquement moins satisfaisante, mais intuitivement plus convaincante, est de reconnaître que le capitalisme – du moins le capitalisme historique que l’on connaît, et non le capitalisme pur des modèles abstraits – est impensable sans ces processus extérieurs. On n’a pas besoin de nier la centralité de l’exploitation au capitalisme pour voir comment le racisme et le patriarcat ont aidé à créer ses conditions de possibilité. Est-ce que le système capitaliste dans les pays du Nord se serait développé comme tel, si des ressources peu chères n’avaient pas été méthodiquement expropriées dans les pays du Sud ? À la différence de l’exploitation, cette dynamique historique – avec ses compromis et ses contreparties – ne peut être réduite à une formule élégante ; dans les écrits de Marx, ce serait la décision d’une entreprise d’automatiser le travail. Mais un tel désordre sur le plan analytique ne rend pas cette dynamique moins réelle, ou moins constitutive du capitalisme historique.

20    Les différences entre ces approches ont émergé dans deux débats historiques sur les origines du capitalisme et sur la nature de la transition du féodalisme au capitalisme. Le débat Dobb-Sweezy des années 1950, et ensuite le débat Brenner entre 1974 et 1982 ont opposé des historiens marxistes et non marxistes dans des alliances diverses, débattant l’importance relative d’un système mondial de commerce en expansion rapide par rapport aux rapports changeants de classe et de propriété, initialement en Angleterre, comme les facteurs principaux responsables de l’émergence du capitalisme [17]. Ces débats ont donné lieu à des digressions passionnantes. L’une d’elles est cruciale pour déchiffrer les fondements théoriques des formulations sérieuses à propos de la thèse techno-féodale : la centralité de « l’accumulation initiale » aux origines, aussi bien qu’au développement ultérieur du capitalisme [18].

21    Dans certaines explications marxiennes, y compris celle d’Immanuel Wallerstein, « l’accumulation initiale » réfère à l’usage des moyens extra-économiques, politiques, pour capturer et pour transférer des surplus, sous l’étiquette d’ « échange inégal », des contrées pauvres aux contrées riches, ou dans le langage de Wallerstein, de la périphérie au centre [19]. Les origines du capitalisme ne peuvent être comprises sans tenir compte de la capacité des pays du centre à approprier le surplus de toute l’économie mondiale. Voilà ce qui expliquerait pourquoi le capitalisme a émergé et a fleuri en des endroits particuliers. L’exploitation du travail salarié – jamais limitée aux prolétaires – a certes renforcé les capitalistes des pays du centre, mais cela n’est qu’une partie de l’explication. Ainsi, focaliser exclusivement sur l’exploitation, et ignorer le fait que la dynamique d’échange inégal et d’accumulation initiale entre le centre et la périphérie est toujours présente aujourd’hui est de méconnaître la nature du capitalisme.

22    Brenner a critiqué l’analyse de Wallerstein pour son techno-déterminisme, pour sa sous-estimation des rapports de classe et du rôle du surtravail relatif (c’est-à-dire de la productivité croissante) comme caractéristique systémique du capitalisme. Selon lui, les explications dans la lignée de Wallerstein, fondées sur l’échange, constituent le principe de base d’un marxisme néo-Smithien, qui ignore ce que Marx voulait réellement dire par « accumulation initiale ». Il faut plutôt comprendre celle-ci comme « le processus historique de désassemblage du producteur d’avec les moyens de production » [20], ce qui a ouvert la voie au travail salarié et à l’exploitation, et qui a fini par remplacer l’expropriation des biens achevés, fabriqués par des paysans semi-autonomes. Le désassemblage en question eut lieu à la suite de reconfigurations dans les rapports de classe, et des droits de propriété changeants. Il avait peu à voir avec l’échange inégal ou avec le commerce mondial [21]. Comme l’a dit Brenner dans un essai ultérieur, le stade qu’on désigne par « l’accumulation initiale » n’était rien d’autre que « la création des rapports sociaux de propriété constitutifs du capital ». Cela entraînait certainement beaucoup de force et de violence. Mais le rôle de l’accumulation initiale était très limité ; selon Brenner, il ne faut pas confondre sa dynamique avec celle de la vraie accumulation capitaliste, non « initiale ».

23    En quoi consistait ce rôle limité ? Selon Brenner, « l’accumulation initiale a servi uniquement à briser la "fusion", politiquement instituée, de la terre, du travail et de la technologie, fusion constitutive du système féodal qui a empêché ces trois facteurs essentiels de la production d’être déployés de manière plus productive ; cela pouvait être corrigé dès que ces facteurs étaient insérés dans la logique capitaliste de rentabilité » [22]. Schématiquement, l’analyse de Brenner implique que le féodalisme donnât à tout le monde des raisons pour relâcher ses efforts. En l’absence de pressions du marché compétitif, il n’y eut pas besoin de rationaliser le processus de production. L’accumulation initiale mit fin à cette utopie « relâchée », inaugurant « la volonté de s’améliorer », poussée par la concurrence, si caractéristique du capitalisme.

24    Un examen hâtif du Capital révèle, cependant, davantage d’ambiguïté sur ce sujet que Brenner ne le prétend. Le chapitre 24, où Marx critique la conception assez naïve d’Adam Smith d’une « accumulation "initiale" antérieure à l’accumulation capitaliste », renforce certes l’argument de Brenner, qui s’en sert à bon escient contre Wallerstein [23]. Mais plus loin dans le même chapitre, ce qu’écrit Marx est plus conforme à l’analyse de Wallerstein :

« La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et de la mise à sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste [24]. »

25    Voilà ce qui ne laisse aucun doute quant au lien intime entre la violence perpétrée au nom du transfert forcé et l’origine du capitalisme. Marx ne pouvait être plus explicite à cet égard : « l’esclavage camouflé des travailleurs salariés en Europe avait besoin de l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde » [25]. Il est difficile de réconcilier cette explication de l’accumulation initiale avec le récit brennerien du « désassemblage » des producteurs d’avec les moyens de production dans la campagne anglaise. Il est des ambiguïtés similaires dans la discussion de Marx : est-ce que de telles pratiques violentes de conquête et de mise à sac s’arrêtèrent au stade de l’accumulation initiale, ou est-ce qu’elles – et, en conséquence, également l’accumulation initiale elle-même – continuèrent à côté de l’accumulation capitaliste fondée sur l’exploitation ? Quand bien même l’accumulation initiale appartient au passé, existe-t-il néanmoins un processus continu d’expropriation ou de dépossession à côté de l’exploitation ? Même sur des questions relativement simples – « l’esclavage » et « le travail non libre » font-ils partie du capitalisme ? –, il existe des ambiguïtés chez Marx qui alimentent les débats actuels.

26    Pour Brenner, et pour l’école du « marxisme politique » qui a coalescé ultérieurement autour de lui et d’Ellen Meiksins Wood, il n’en est rien. Le capitalisme émergea et se développa à une vitesse foudroyante, car plusieurs processus historiques convergèrent de telle façon qu’ils forcèrent les capitalistes à « accumuler par l’innovation » [26]. Le projet de Brenner visant à comprendre la logique du capitalisme est donc devenu une explication de la dynamique, codifiée dans des termes comme « règles de reproduction » ou « lois de mouvement », par laquelle les pressions exercées sur les capitalistes ont mené à l’accumulation par l’innovation. C’est un modèle élégant et cohérent, qui pose en principe que la productivité croissante est la conséquence de l’innovation, qui à son tour est la conséquence de la concurrence entre capitalistes sur le marché, employant des travailleurs salariés « libres », et cherchant par tous les moyens à réduire les coûts. Dans ce modèle, il n’est pas besoin de parler de la violence, de l’expropriation ou de la dépossession. Alors que l’existence de celles-ci n’est pas niée, elles contribuent peu à la croissance de la productivité, et ne font pas partie du processus de l’accumulation capitaliste.

3. « L’accumulation par la dépossession »

27 Les arguments de Brenner n’ont pas convaincu tout le monde. Au cours de la dernière décennie, on a vu quantité de tentatives intéressantes de faire valoir l’argument que l’exploitation et l’expropriation ont été – et sont toujours – mutuellement constitutives. Deux travaux en particulier se démarquent : la théorisation par le sociologue allemand Klaus Dörre de « l’expropriation capitaliste de terres », qui s’appuie sur la notion de Landnahme de Rosa Luxemburg ; le travail comparable de Nancy Fraser sur le lien structurel profondément enraciné entre exploitation et expropriation, la dernière créant – et récréant en permanence – les conditions de possibilité de la première [27]. Les discussions méthodologiques à gauche sur les meilleures façons de faire le récit du capitalisme par rapport au climat, au racisme ou au colonialisme sont en grande partie le reflet des questions non résolues du débat entre Brenner et Wallerstein.

28    Beaucoup d’analyses récentes mobilisent le concept influent de David Harvey, « l’accumulation par la dépossession » avancée dans The New Imperialism (2003) [28]. Harvey propose ce terme en opposition à celui d’« accumulation primitive » (voir note 18) ; lui et d’autres avant lui voyaient l’accumulation plutôt comme un processus continu. Résumant les recherches sur cette question, Harvey remarque que « l’accumulation primitive [sic] entraîne l’expropriation et la cooptation des accomplissements culturels et sociaux préexistants, aussi bien que la confrontation et la supplantation ». Cela n’est guère compatible avec l’explication qu’avance Brenner d’une rupture progressive de la « fusion » féodale des facteurs de production. Plutôt que de coopter quoi que ce soit, les capitalistes chez Brenner, aidés par le système émergent, se débarrassaient des pratiques et des rapports sociaux improductifs.

29    Hélas, le concept de Harvey, qui promettait tant, s’est avéré décevant ; en fin de compte, il est devenu encore plus ambigu que celui, marxien, d’accumulation initiale. Si on devait croire en la formulation de Harvey, les malheureux capitalistes du début des années 2000 ne pouvaient guère faire de l’argent sans déposséder quelqu’un ou quelque chose : chaînes de Ponzi, effondrement d’Enron, pillage des fonds de pension, montée du bio-piratage, marchandisation de la nature, privatisation des actifs de l’État, destruction de l’État-providence, exploitation de la créativité par l’industrie musicale, autant d’exemples qui illustrent son concept dans The New Imperialism. Voyant « l’accumulation par la dépossession » partout, Harvey conclut, sans surprise, qu’elle est devenue la forme dominante d’accumulation dans la nouvelle ère. Comment cela pouvait-il en être autrement quand chaque activité qui n’est pas directement impliquée dans l’exploitation du travail – et même certaines qui le sont – semble être automatiquement incluse dans cette catégorie ?

30    En 2006, Brenner a publié un compte-rendu mitigé de The New Imperialism, critiquant Harvey pour la définition par trop élargie (et contre-productive) de son concept, au point d’être inutilisable [29]. Il avoue avoir trouvé « incompréhensible » la conclusion de Harvey affirmant la dominance de la dépossession sur l’accumulation capitaliste. Mais est-ce vraiment incompréhensible ? L’argument le serait, en effet, si on supposait qu’on vivait toujours dans le capitalisme, ce qui semblait indiscutable, du moins pour Brenner à l’époque. Cependant, si le capitalisme était vraiment fini, et qu’un nouveau système ressemblant au féodalisme y avait pris le dessus, l’argument aurait plus de sens.

31    Dans ses ouvrages ultérieurs, Harvey brouille davantage les cartes, transformant l’accumulation par la dépossession en impulseur principal du néolibéralisme, défini comme un projet politique, redistributif plutôt que génératif, qui vise à transférer des richesses et des revenus du reste de la population aux classes supérieures au sein des nations, et des pays pauvres aux pays riches au niveau international. Ici, il n’est plus de place pour l’interprétation du concept d’une manière cohérente avec les arguments de Brenner, comme la création des conditions de l’innovation, et donc de la production et de la génération. Sans le dire explicitement, Harvey rejoint l’autre côté du débat, tout en rajoutant de nouveaux mécanismes de transfert du surplus – par exemple, l’extraction d’une rente par la propriété intellectuelle – à ceux initialement décrits par Wallerstein. Quiconque versé dans l’interprétation orthodoxe, brennerienne, de l’accumulation initiale serait obligé de contester la chronologie d’évènements avancée par Harvey. Même pour Wallerstein et ses disciples, une accumulation initiale fondée sur le commerce a précédé et a accompagné l’accumulation capitaliste ; elle ne l’a pas remplacée ou dépassée [30].

32    Depuis la formulation de « l’accumulation par la dépossession » au début des années 2000, le concept a été embrassé par beaucoup de chercheurs, notamment dans les pays du Sud, qui s’en servent pour théoriser de nouvelles formes d’extraction rentière où des entreprises exhibent leurs muscles politiques afin de faire main basse sur des ressources naturelles [31]. Il est une logique à l’œuvre ici : d’abord la dépossession par des moyens extra-économiques, ensuite la rentiérisation en exploitant les droits de propriété (y compris les droits de propriété intellectuelle), ce qui resitue les opérations dans le domaine économique. Pouvoir agir dans ce domaine, cependant, n’est pas une garantie qu’on se trouve toujours dans un capitalisme normal. Exception faite des secteurs miniers et agricoles, où certaines activités productives (ou du moins, extractives) ont besoin d’être organisées et encadrées, la classe capitaliste semble simplement récolter des rentes, et vivre dans le luxe, comme les propriétaires terriens de l’époque féodale. « Si tout le monde essaie de vivre de ses rentes, et personne n’investit dans la production des biens, écrivait Harvey en 2014, alors le capitalisme se dirigera clairement vers une crise [32]. » Mais quelle sorte de crise ? Harvey lui-même ne flirte pas avec de l’imagerie néo-féodale – en tout cas, pas encore -, mais son analyse du capitalisme contemporain pointe vers la conclusion évidente : c’est du capitalisme de nom seulement, sa logique économique réelle étant plus proche d’une logique féodale. Quelle autre conclusion doit-on tirer de l’argument de Harvey, que la dépossession redistributive ait remplacé l’exploitation générative ?

Multitudes cognitives

33    Un message similaire se trouve dans les travaux des théoriciens italiens et français qui prophétisent l’émergence du « capitalisme cognitif », encore un capitalisme de nom seulement [33]. Inspirés par les travaux de Toni Negri et d’autres opéraïstes italiens, ces penseurs – Carlo Vercellone et Yann Moulier-Boutang étant les plus connus – insistent sur le fait que « la multitude », qui succède à la classe ouvrière, et qui est armée des dernières technologies de l’information, est finalement capable d’une existence autonome. Dans cette analyse, le capital ne peut – et ne veut pas – contrôler la production, qui s’effectue pour la plupart d’une manière hautement intellectualisée au-delà des portes de l’usine tayloriste (qui de toute façon n’existerait quasiment plus, du moins en Italie et en France) [34]. Les capitalistes d’aujourd’hui se contenteraient de contrôler les droits de propriété intellectuelle, en essayant de limiter ce que la multitude indisciplinée peut faire avec sa nouvelle liberté de communiquer. Ce ne seraient pas les capitalistes de l’ère fordiste, obsédés par l’innovation, mais des rentiers indolents, qui parasitent la créativité des masses. Partant des prémisses pareilles, il est facile de penser qu’une sorte de techno-féodalisme existait déjà. Si les membres de la multitude étaient véritablement ceux qui font tout le travail, en utilisant leurs propres moyens de production sous forme d’ordinateurs et de logiciels libres, alors parler encore du capitalisme semblerait une méchante plaisanterie.

34    Un aspect de la perspective du capitalisme cognitif concerne particulièrement les débats actuels sur la logique – féodale ou capitaliste ? – de l’économie numérique d’aujourd’hui. S’appuyant sur la tradition opéraïste italienne, Vercellone et ses collègues ont théorisé l’obsolescence de la classe managériale, vaincue par la créativité de la multitude. Les patrons avaient peut-être un rôle sous le fordisme, mais les travailleurs cognitifs modernes n’ont plus besoin d’eux, ce qui serait un indice que le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle – c’est-à-dire de la simple incorporation du travail aux rapports capitalistes à sa transformation structurelle selon des impératifs capitalistes -- a désormais été inversé, et que le capitalisme revient en arrière. L’horizon féodal redeviendrait visible, même si les théoriciens du capitalisme cognitif espèrent que le communisme arrivera avant.

35    Comme George Caffentzis l’indique dans une critique perspicace, l’inutilité des managers dans l’organisation du processus de production ne constitue pas en elle-même de preuve que les revenus déclarés par les entreprises proviennent des rentes plutôt que des profits [35]. Après tout, il existe maintes entreprises capitalistes qui sont presque entièrement automatisées, sans managers ni travailleurs. Faudrait-il les reclasser comme rentières ? La réponse des théoriciens du capitalisme cognitif semble être affirmative : de telles entreprises devraient être parasitaires de quelque chose, peut-être en soutirant de l’argent d’un portefeuille de brevets et d’investissements immobiliers, ou de « l’Intellect général de l’humanité ». Prenons par exemple un lavage automatique de véhicules [36]. Faut-il croire qu’il n’est pas capitaliste, puisqu’il n’emploie personne et donc qu’il ne génère pas de la survaleur ? Ou que, pour automatiser l’entreprise, on a exploité quelques algorithmes, profitant du travail mort, du savoir figé des générations précédentes, et peut-être même d’un brevet ou deux ?

36    Probablement pas. Conformément à la thèse de Marx sur l’égalisation des profits à travers des entreprises et des industries différemment mécanisées, le lavage automatique de véhicules ne fait qu’absorber la survaleur générée ailleurs dans l’économie. Présenter des entreprises automatisées comme « rentières » et non comme capitalistes serait d’enlever sa substance à l’explication marxienne de la concurrence sous le capitalisme. C’est justement l’impulsion permanente à l’automatisation – réduire les coûts et augmenter les profits – qui explique le flux constant des capitaux vers des entreprises plus productives. L’ouvriérisme, pierre angulaire de la théorie du capitalisme cognitif, reste coincé dans l’épistémologie du travail humain ; sans la présence de travailleurs, les théoriciens italiens supposent qu’aucune production capitaliste n’ait lieu, et que les rentiers fassent la loi. Dans de telles explications, le capitalisme peut survivre comme étiquette, mais nous sommes déjà dans un no man’s land entre le féodalisme et l’ancien système de sous-traitance (putting out system) [37]. Vercellone lui-même en a remarqué la similarité.

4. Fortunes numériques

37    Les théoriciens du techno-féodalisme partagent la supposition que quelque chose dans la nature de l’information et des réseaux de données pousse l’économie numérique vers la logique féodale de rente et de dépossession, plutôt que vers la logique capitaliste de profit et d’exploitation. Quel est ce quelque chose ? Une explication évidente pointe vers la croissance énorme des droits de propriété intellectuelle et les rapports de pouvoir particuliers qu’ils établissent. Dès 1995, Peter Drahos, un juriste australien, nous a averti sur « le féodalisme informationnel » à venir. Après avoir imaginé le monde de 2015 dans la première partie de son article – il a eu raison sur pratiquement tout –, Drahos affirme dans la seconde partie que l’extension des brevets à des objets abstraits comme des algorithmes aura pour résultat la prolifération du pouvoir privé et arbitraire [38]. (Similairement, la critique que fait Supiot de la féodalisation prétend que les droits de propriété intellectuelle permettaient la séparation formelle entre la propriété des objets et le contrôle de ceux-ci, un retour en arrière).

38    Un autre aspect de l’économie numérique qui semble faire écho aux modèles féodaux, surtout celui, marxiste, de mode de production, concerne la façon étrange, presque subreptice, par laquelle on fait en sorte que les utilisateurs des services cèdent leurs données. Comme nous le savons tous, la simple utilisation des artéfacts numériques produit des traces sous forme de données, dont certaines sont ensuite agrégées, ce qui pourrait aider à modifier des services existants, à affiner des modèles d’apprentissage-machine, à perfectionner l’intelligence artificielle, et à prédire les comportements en ligne à des fins publicitaires. Les humains sont la clé pour activer les processus de recueil des données qui enveloppent ces objets numériques. Sans notre apport, beaucoup de traces originales de données ne seraient jamais produites. De nos jours, nous produisons des données constamment, non seulement quand nous ouvrons nos navigateurs, utilisons une application de jeu ou faisons une recherche en ligne, mais de multiples façons sur nos lieux de travail, dans nos voitures, nos domiciles, même nos toilettes smart.

39    Que se passe-t-il ici à l’égard du capitalisme ? On pourrait affirmer, avec les théoriciens du capitalisme cognitif, que les utilisateurs sont en effet des travailleurs, et que les plateformes vivent de notre « travail numérique gratuit ». Sans nos interactions avec tous ces objets numériques, il n’y aurait pas beaucoup de publicité numérique à vendre, et les produits intégrant de l’intelligence artificielle seraient plus chers [39]. Un autre point de vue, dont Shoshana Zuboff est la cheffe de file, compare les utilisateurs aux terres vierges d’un pays lointain non capitaliste, menacés par les opérations extractives des géants de la tech. Condamnés à la dépossession numérique, affirme-t-elle, « nous sommes les peuples indigènes dont les revendications tacites d’autodétermination ont disparu des cartes de nos propres expériences » [40]. Pour la clarté de l’exposition, ce n’est pas exactement la formule Ma-Mo-Ma (M-A-M) de Marx. Mais le sentiment est clair.


40    Zuboff se distancie des théories du « travail numérique », et même de toute analyse du travail tout court. En toute logique, elle n’a pas grand-chose à dire sur l’exploitation ; les capitalistes de surveillance, semble-t-il, n’en font pas beaucoup [41]. Au lieu de cela, elle s’appuie sur « l’accumulation par la dépossession », la présentant comme un processus continu. Zuboff parle longuement des procédures complexes utilisées par Google pour l’extraction et pour l’expropriation des données des utilisateurs. Le terme « dépossession » apparaît presque cent fois dans son livre, souvent dans des combinaisons originales : « cycles de dépossession », « dépossession comportementale », « dépossession de l’expérience humaine », « l’industrie de la dépossession », « dépossession unilatérale du surplus ». En dépit de son langage strident sur les utilisateurs comme indigènes, L’Âge du capitalisme de surveillance laisse peu de doute que « la dépossession » s’effectue par la technologie moderne à l’échelle industrielle, ce qui la rendrait capitaliste. Pour Zuboff, cependant, « le capitalisme » est quelque chose que les entreprises « commettent », comme un faux pas ou un crime. Si la formulation semble bizarre, elle traduit néanmoins avec justesse comment elle comprend le capitalisme ; en général, c’est ce qui se produit quand les entreprises « font des trucs ».

41    À lire les descriptions vivantes de Zuboff de la violence, de la tromperie et de l’expropriation, symbolique et émotionnelle, qui propulsent l’économie numérique dominée par Google, on pourrait se demander pourquoi elle l’appelle « capitalisme de surveillance » et non « féodalisme de surveillance ». Sur la première page du livre, elle parle d’une « logique économique parasitaire », ce qui n’est pas très loin de l’analyse célèbre de Lénine des profits rentiers qui étayent « le parasitisme impérialiste » [42]. À plusieurs endroits, Zuboff flirte avec une formulation « féodaliste », sans l’embrasser vraiment. Mais quand on l’examine de plus près, le système économique qu’elle décrit n’est ni capitaliste ni féodal. Appelons-le, faute de mieux, « l’utilisateurisme » (user-ism), en analogie directe avec l’ouvriérisme italien. Les théoriciens italiens ne pouvaient imaginer comment des entreprises capitalistes, non rentières et fonctionnant avec une main-d’œuvre très réduite, arrivaient à faire des profits simplement en attirant de la survaleur produite ailleurs ; en conséquence, ils ont fini par introduire des concepts forcés comme « travail numérique gratuit ». À son tour, Zuboff ne peut imaginer que l’expérience humaine, gelée dans les données appropriées de l‘utilisateur au point de contact avec des artéfacts numériques, n’est pas l’impulsion principale derrière des profits exorbitants de Google.

42    L’utilisateurisme pose en principe que, de Google à Facebook, la plus grosse part des profits de ces entreprises vient de leur expropriation des données fournies par les utilisateurs. Mais est-ce bien le cas ? Y a-t-il d’autres explications ? Si elles existent, Zuboff ne les discute pas, ne rassemblant que des exemples qui confirment sa thèse : les utilisateurs fournissent des données à Google, qui s’en sert pour personnaliser les annonces publicitaires, et pour construire des services en nuage (une part importante des affaires de Google, à peine traitée par Zuboff). Ce sont donc les liens entre utilisateurs, données et espaces publicitaires qui expliqueraient les profits d’aubaine de Google en l’absence de discussion de ses autres opérations.

Google en tant qu’entreprise

43    Pour cibler plus précisément le modèle commercial de Google, comparons-le à celui de Spotify, le service suédois de streaming musical. Les deux modèles sont assez similaires ; alors que Spotify a des utilisateurs payants qui fournissent la plupart de ses revenus, il a davantage d’utilisateurs non payants. Les derniers peuvent accéder à la musique gratuitement, à condition de s’exposer à des annonces publicitaires à des intervalles réguliers. Mais malgré son succès extraordinaire auprès des utilisateurs, Spotify n’est pas rentable. En 2020, il a perdu 810 millions de dollars ; par contraste, Alphabet, le holding de Google, a gagné 41 milliards de dollars, dont la plus grosse part est venue des revenus publicitaires de Google. En fait, Spotify perd de l’argent depuis le début : entre 2006 et 2018 (date des derniers chiffres disponibles), la plateforme a dépensé dix milliards de dollars en accords de licence, payant des labels et finalement des artistes individuels pour le droit de streamer leurs catalogues.

44    Or, quel est le business de Spotify ? On pourrait dire qu’il vend une marchandise très particulière : une expérience d’utilisateur, unique et personnalisée, qui permet l’accès en temps réel à un catalogue musical quasiment infini. Voici le point de vue d’un analyste perspicace : « [Spotify est] le producteur d’une nouvelle marchandise, l’expérience musicale de marque, où la musique (transformée en marchandise sous licence) n’est que l’un des apports, quoique le plus important » [43]. Car si Spotify offre ses produits aux utilisateurs non payants, c’est parce qu’il a trouvé une astuce pour vendre une autre marchandise sous forme de données à des fins publicitaires, marchandise qui n’existerait pas autrement. L’extraction des données n’est pas en reste – Spotify produit des playlists personnalisées pour ses utilisateurs chaque semaine en suivant leurs habitudes auditives –, et il ne faut pas minimiser l’importance des droits de propriété intellectuelle pour son modèle commercial. Cela dit, faut-il expliquer ce modèle en focalisant sur la seule extraction des données, ignorant que Spotify produit quelque chose, en bon capitaliste ? Ce serait de ne pas voir que les données extraites ne sont qu’un supplément à son affaire principale, à savoir une marchandise unique composée de la musique et d’une expérience de marque. Les rentiers méprisables dans ce modèle sont les labels de musique. Spotify est donc aussi capitaliste que Henry Ford.

45    Revenons à Google. L’entreprise produit, elle aussi, une marchandise – l’accès en temps réel aux connaissances à grande échelle -, mais à la différence de Spotify, elle est beaucoup moins chère à produire. Pourquoi donc ? Parce que Google ne paie pas les éditeurs et les créateurs de contenus, dont les pages sont indexées en vue d’en faire une marchandise. À la différence de Spotify, Google ne propose pas cette même expérience sans publicité à des abonnés payants, même si sa filiale YouTube le fait. Comme Spotify avec ses utilisateurs non payants, Google offre son moteur de recherche gratuitement, ce qui rend possible la vente d’une autre marchandise, hautement rentable, aux annonceurs : l’accès aux écrans et à l’attention des utilisateurs. Il existe maintes façons pour valoriser de vastes quantités de données personnelles, extraites subrepticement. Mais cela n’aurait aucune importance si Google devait payer pour pouvoir indexer chaque contenu qu’il affiche à la première page des résultats d’une recherche, à côté des annonces publicitaires.

46    La version française du livre de Zuboff contient 864 pages (704 dans l’édition originale), mais elle ne consacre que deux phrases indirectement à ce péché originel au cœur du modèle commercial de Google. Elle l’accepte comme une évidence, parlant simplement « de l’information indexée que le moteur de Google a prise aux autres sans paiement ». Il est facile de voir pourquoi cela ne correspond pas à sa propre définition de dépossession, car aucun utilisateur n’est impliqué. Les opérations capitalistiques de Google n’ont donc aucun intérêt pour l’utilisateurisme. Mais focaliser sur les utilisateurs et leurs données ici est comme focaliser sur les playlists personnalisées de Spotify aux dépens des droits d’auteur ; les premières ne sont pas entièrement sans importance (elles aident à assurer l’assiduité des utilisateurs), mais dans le grand ordre des choses, ils comptent pour peu par rapport aux dernières.

47    Paradoxalement, l’énorme succès du modèle commercial de Google suggère que l’environnement dans lequel il opère n’est pas défini par « le féodalisme d’information », mais par « le communisme d’information ». C’est ainsi que sa finalité noble, quasi socialiste, « d’organiser toutes les connaissances du monde » pourrait justifier l’indexation infinie, sans paiement, de l’information produite par d’autres, comme si les droits de propriété – incluant les droits liés à l’accès et à l’usage – n’existaient pas. Obnubilée par la dépossession, l’explication de Zuboff est constitutionnellement incapable de saisir comment exactement une économie numérique non capitaliste pourrait fonctionner. Par conséquent, elle ne contient aucun agenda politique en dehors des demandes vaguement libérales, mais indéfinissables, comme « le droit à l’avenir ».

48    En pathologisant le côté « extractiviste » du capitalisme de surveillance, la critique de Zuboff normalise complètement la dimension non extractiviste. Son horizon utopique ne s’étend pas beaucoup plus loin que la demande d’un monde où Google, ayant abandonné la publicité et l’extraction associée des données, se mettrait à faire payer son service de recherche, option déjà sous considération à Facebook [44]. Que cela normalise par inadvertance toute « la dépossession numérique » qui se passe au stade de l’indexation, cimentant le pouvoir de Google et sa prise sur l’imagination institutionnelle de la société, ne préoccupe pas Zuboff outre mesure. Après tout, pour l’utilisateurisme, le problème réside dans la surveillance des utilisateurs-consommateurs, et non dans le capitalisme en tant que tel.

5. Le capitalisme, toujours ?

49    Jusqu’à récemment, la plupart des textes sérieux à gauche sur le néo- ou le techno-féodalisme l’ont abordé – comme Neckel et Supiot – comme un système sociopolitique, et non économique. Techno-féodalisme, écrit par l’économiste Cédric Durand, constitue la tentative la plus soutenue d’analyser sa logique économique [45]. Durand est connu pour son Capital fictif (2014), une analyse pénétrante de la finance moderne. Contrairement aux croyances de certains à gauche, affirme Durand, les activités financières ne sont pas forcément « prédatrices » : dans un système fonctionnant correctement, elles fluidifient la production capitaliste en facilitant le financement en amont, par exemple. Mais depuis les années 1970, cet aspect de la finance moderne, favorable à l’accumulation (Durand parle simplement d’« innovation »), est dépassé par deux dynamiques plus sinistres. La première, enracinée dans la dépossession telle que théorisée par David Harvey, implique des institutions financières puissantes qui exploitent leurs liens à l’État pour rediriger les revenus publics vers elles-mêmes ; ici, nous revenons aux moyens « extra-économiques » d’extraction, ou plus précisément, de redistribution de la valeur, renforcés par les liens intimes entre Wall Street et Washington. La seconde dynamique, enracinée dans la logique de parasitisme théorisée par Lénine dans son analyse de l’impérialisme, renvoie aux divers paiements – intérêts, dividendes, honoraires – que des entreprises non financières doivent faire aux entreprises financières, qui se situent complètement en dehors du processus de production.

50    Selon Durand, les mesures de sauvetage dans le sillage de la crise financière de 2008 ont boosté les dynamiques de dépossession et de parasitisme, et ont supprimé celles d’innovation. « Est-ce toujours du capitalisme ? », se demande-t-il dans les pages concluantes du Capital fictif. « L’agonie finale de ce système a été annoncée mille fois. Mais maintenant, elle a peut-être commencé, presque comme par accident. » Ce ne serait pas la première transition « presque accidentelle » vers un nouveau régime économique ; Brenner a décrit la transition du féodalisme au capitalisme en Angleterre comme « la conséquence involontaire des acteurs féodaux poursuivant des finalités féodales avec des manières féodales » [46]. Ainsi, l’idée que les financiers, en cédant à la facilité – se dédiant uniquement à la redistribution politiquement organisée vers le haut, et au parasitisme soutenu par des rentes –, puissent accélérer la transition vers un régime post-capitaliste devient non seulement intrigante, mais même plausible sur le plan théorique.

51    Durand maintient sa focalisation sur la fin imminente du capitalisme dans son nouveau livre, Techno-féodalisme, mais assigne cette tâche aux entreprises technologiques. Le Capital fictif avait déjà examiné la soi-disant énigme du rapport entre profits et investissements : quand le capitalisme fonctionne bien, des profits élevés entraînent des investissements élevés, le but du capitaliste étant de ne pas rester immobile. Pourtant, à partir du mitan des années 1990, ce lien n’existe plus : les profits ont augmenté dans les économies capitalistes avancées – certes avec des fluctuations –, mais les investissements ont stagné ou baissé. Maintes explications pour cela ont été avancées, y compris la maximisation de la valeur des actionnaires, la monopolisation croissante et les effets toxiques de la financiarisation accélérée. Durand ne propose pas de nouveaux facteurs causaux. Plutôt, il affirme que « l’énigme des profits sans accumulation est, du moins en partie, artificielle », une illusion statistique créée par l’incapacité à saisir les effets de la mondialisation.

52    D’un côté, certaines entreprises ont trouvé les moyens de faire davantage d’argent sans investissements supplémentaires : la mondialisation et la numérisation permettent aux plus grandes entreprises dans les pays du Nord – Walmart par exemple – d’exploiter leur position au sommet des filières mondiales pour imposer des prix bas pour des biens finalisés ou semi-finalisés aux acteurs y occupant une position inférieure. De l’autre côté, quand les capitalistes des pays du Nord font des investissements, ceux-ci vont de plus en plus aux pays du Sud. Ainsi, analyser la dynamique profit-investissement au prisme des pays individuels du Nord comme les États-Unis ne nous dit pas grand-chose. Il faudrait une perspective mondiale pour voir précisément comment les profits correspondent aux investissements.

53    Dans Techno-féodalisme, Durand rejoint le chœur grandissant de ceux qui expliquent l’énigme profit-investissement par les droits de propriété intellectuelle et d’actifs immatériels (données, etc.) permettant aux grandes entreprises américaines d’extirper des profits colossaux de leurs chaînes logistiques en focalisant sur les secteurs avec les plus grandes marges [47]. Dans une certaine mesure, c’est un prolongement de l’argument du livre précédent, mais en consacrant davantage d’attention aux chaînes logistiques mondiales, et au rôle joué par les droits de propriété intellectuelle dans la distribution du pouvoir en leur sein. Dans le cas des entreprises examinées, l’énigme des profits sans investissements n’est plus artificielle, comme c’était le cas dans Le Capital fictif ; sans égard de leur profitabilité, les entreprises n’investissent pas beaucoup, ni chez elles ni à l’étranger. Ou bien elles redistribuent leurs profits aux actionnaires en dividendes, ou bien elles rachètent leurs propres actions ; certaines, comme Apple, font les deux.

54    Durand affirme que la montée des actifs immatériels, habituellement concentrés aux points les plus profitables de la chaîne logistique mondiale, a mené à l’émergence de quatre nouvelles formes de rente [48]. Deux d’entre elles – des rentes de propriété intellectuelle, et des rentes de monopoles naturelles – sont familières : la première réfère aux rentes dérivées des brevets, des copyrights et des marques déposées, la seconde aux rentes dérivées de la capacité des entreprises comme Walmart à faire intégrer toute la chaîne, et à l’approvisionner avec des infrastructures. Les deux autres – des rentes dynamiques d’innovation et des rentes provenant des actifs immatériels différentiels – sont plus complexes, mais captent des phénomènes relativement clairs et distincts : la première réfère à des ensembles de données qui sont la propriété exclusive d’une entreprise, alors que la seconde réfère à la capacité des entreprises au sein d’une chaîne de valeur singulière à changer d’échelle (celles qui possèdent des actifs plutôt immatériels peuvent le faire plus facilement et pour moins cher).

55    La taxonomie de Durand est élégante. Mais, fort de sa catégorisation, il voit des rentiers partout, et des capitalistes nulle part, un peu comme les théoriciens du capitalisme cognitif qu’il a réprimandés gentiment dans Le Capital fictif. « La montée du numérique, conclut-il, nourrit une énorme économie de la rente [car] le contrôle de l’information et des connaissances, c’est-à-dire de la monopolisation intellectuelle, est devenu le moyen le plus puissant de capter de la valeur. » Avec un signe de la tête aux spéculations récentes de McKenzie Wark sur le même sujet [40], Durand revient à la question qu’il a posée en 2014 : est-ce toujours du capitalisme ? C’est l’impératif d’investir afin d’améliorer la productivité, réduire les coûts et augmenter les profits qui a assuré le dynamisme du système capitaliste. Cet impératif venait des capitalistes opérant sous la pression de la concurrence marchande, avec la fongibilité des marchandises, du travail et des technologies. C’était la conséquence, selon Brenner, d’avoir brisé la fusion de ces trois facteurs sous le féodalisme.

56    La montée des actifs immatériels – surtout celle des données – renverse la dissolution capitaliste de cette fusion. Selon Durand, si des actifs numériques étaient indissociables des utilisateurs qui les produisent, alors on pourrait dire que l’économie numérique constitue une nouvelle fusion des principaux facteurs de production, de sorte que leur mobilité soit entravée. Autrement dit, nous sommes coincés dans les terrains murés des entreprises de la tech, nos données – soigneusement extraites, cataloguées et monétisées – nous liant à elles à jamais. Cela affaiblit les efforts en faveur de la productivité impulsés par la concurrence marchande, donnant à ceux qui contrôlent les actifs immatériels la capacité formidable à approprier de la valeur sans jamais avoir à s’engager dans la production. « Dans cette configuration, écrit Durand, l’investissement n’est plus orienté vers le développement des forces productives, mais vers les forces de prédation [50]. »

57    Bien que « parasitisme » et « dépossession » ne fassent plus partie du vocabulaire de Durand dans Techno-féodalisme (remplacés par « prédation », alors que Lénine et Harvey sont écartés en faveur de Thorstein Veblen), et que la finance laisse place à la technologie, la logique n’est pas si différente de celle du Capital fictif. Ce qui donne à l’économie numérique son parfum néo- et techno-féodal particulier, c’est que, alors que les travailleurs sont toujours exploités de manière bien capitaliste, ce sont les nouveaux géants de la tech, forts de leurs moyens sophistiqués de prédation, qui en bénéficient le plus. De façon analogue aux seigneurs féodaux, ceux-ci ont réussi à approprier une grosse part de la masse mondiale de survaleur, sans jamais être impliqués directement dans l’exploitation des travailleurs, ou dans le processus de production. Pour démontrer la domination cachée qu’exerce le « Grand Autre » du Big Data, Durand s’appuie sur le travail de Zuboff, pour qui le secret du succès de Google réside dans sa capacité à extraire et à assembler une diversité d’ensembles de données. Google jouit d’un monopole effectif dû aux effets du réseau, et aux économies d’échelle impressionnantes, et bénéficie davantage qu’une start-up de nouveaux ensembles de données, rendant plus difficile toute concurrence.

58    Il est pas mal de sagesse, et de bon sens dans cette conclusion. Mais la teneur de l’argument vire trop à l’utilisateurisme, car, comme Zuboff, Durand ignore le rôle crucial joué par l’indexation dans les opérations globales de Google. Il est plus difficile d’invoquer des concepts comme « monopolisation intellectuelle » ici, car les pages des tierces parties avec lesquelles Google produit sa marchandise restent la propriété de leurs éditeurs, autrement dit, Google ne possède pas ce qu’il indexe. Théoriquement, n’importe quelle entreprise bien capitalisée est en mesure de construire un moteur de recherche. Il se peut que ce soit extrêmement cher, mais il ne faut pas confondre une telle barrière avec une situation de rente ; ce qui serait trop cher pour une start-up berlinoise peut être relativement abordable pour un holding japonais comme Softbank (avec ses fonds Vision valant 100 milliards de dollars). Par contre, les quantités de données détenues par Google méritent bien qu’on parle d’une rente. Mais on ne peut prétendre que son affaire relève principalement des données en question, comme si Google était une entreprise rentière, et non capitaliste.

6. Des forces de prédation ?

59    Le raisonnement de Durand s’appuie aussi sur le travail influent de Duncan Foley sur les rentes informationnelles dans l’économie mondiale. Conformément à la perspective de Marx, Foley affirme que la survaleur n’est pas appropriée uniquement sur les lieux où elle est générée (voilà les pages manquantes de la théorie marxiste ignorées par les opéraïstes italiens). Si on abordait les vastes ressources immatérielles récoltées par les droits de propriété intellectuelle de la même façon que Marx et certains économistes classiques ont abordé les rentiers terriens, on dirait que les propriétaires des grandes entreprises de la technologie d’information ne sont pas des capitalistes, mais des rentiers déguisés.

« Il n’est même pas nécessaire d’être un capitaliste pour chercher à avoir une part de cette réserve de survaleur, écrit Foley. Des droits de propriété applicables qui permettent au propriétaire des ressources productives (souvent appelées "la terre" dans la terminologie de l’économie politique classique) d’exclure des capitalistes de l’accès à ces ressources créent des "rentes". Ces rentes font partie de la réserve de survaleur générée par la production capitaliste, bien qu’elles n’aient pas en elles-mêmes de relation directe à l’exploitation d’une force de travail productive. Le propriétaire des ressources terriennes, comme des champs fertiles, des chutes d’eau, des réserves minérales et hydrocarbures, etc., n’a pas besoin de lever le petit doigt ni d’embaucher quelqu’un pour lever le petit doigt à sa place, afin de prendre sa part de la survaleur générée par des travailleurs salariés productifs [51]. »

60    Ici, les analogies sont tout à fait claires : terre = données ; entreprises de la tech = non capitalistes ; leurs revenus = rentes. Foley en fait beaucoup de l’exemple de la chute d’eau, écrivant que « dès qu’une personne ou une entité particulière a établi son droit de propriété sur une chute d’eau, par exemple, surgit une rente constituée d’une part de la réserve mondiale de la survaleur ». Mais, poursuit-il, il y a mieux qu’être propriétaire d’une chute d’eau. Après tout, l’eau est rare. Les actifs immatériels, en revanche, sont potentiellement infinis : si on possède les droits d’une chanson populaire, alors on peut en tirer des rentes presque illimitées.

61    Or, est-ce que Google et ses pairs ressemblent à ce propriétaire non capitaliste d’une chute d’eau qui « n’a pas besoin de lever le petit doigt » pour prendre sa part de la survaleur générée ailleurs ? Si tel était le cas – si les propriétaires des entreprises de la tech étaient réellement des rentiers indolents qui arnaquaient tout le monde en exploitant des droits de propriété intellectuelle et des effets du réseau – alors, pourquoi investiraient-ils tant d’argent dans ce qu’il faut décrire comme une forme de production ? Quels rentiers agissent ainsi ? Les dépenses en recherche et en développement d’Alphabet/Google en 2017, 2018, 2019 et 2020 revenaient à 16,6 milliards, 21,4 milliards, 26 milliards et 27,5 milliards de dollars respectivement. Si ce n’est pas « lever le petit doigt », alors c’est quoi ?

62    De son côté, Amazon a dépensé 42,7 milliards de dollars en recherche et développement en 2020, tout en employant plus d’un million de personnes dans le monde entier. Aux États-Unis, il a plus d’employés que toute l’industrie de la construction privée : un sur 153 des salariés américains [52]. Si Amazon était une entreprise rentière, il serait étrangement masochiste : pourquoi ne pas simplement se reposer sur ses lauriers, virer tout le monde et arrêter la dépense ? Qui, regardant ces chiffres, pourrait réellement croire – avec les post-ouvriéristes – que les capitalistes sont désormais externes à la production ? Encore plus révélateur, un examen détaillé des bilans de Google, d’Amazon et de Facebook fait montre qu’ils possèdent moins d’actifs immatériels que d’autres grandes entreprises ; en fait, aujourd’hui ils possèdent relativement moins d’actifs immatériels qu’il y a dix ou quinze ans [53]. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : de tels flux de données ont besoin de réseaux physiques étendus et de vastes centres de stockage. Cette tendance a créé un grand trou dans les arguments qui surévaluent l’importance des actifs immatériels.

63    Durand connaît sûrement ces chiffres. Pour lui, l’échappatoire de ces faits embarrasants passe par le concept de « prédation », emprunté de l’analyse de Veblen de la bourgeoisie américaine de la Belle Époque (Théorie de la classe de loisir, 1899), et par l’argument que ces investissements massifs nourrissent les forces de prédation, plutôt que les forces de production. Il est en effet beaucoup de façons intéressantes de déployer le cadre analytique de Veblen – par exemple, sa distinction entre l’industrie orientée vers l’efficience et le commerce orienté vers l’argent – pour affirmer que ce qui motive les capitalistes n’est pas la recherche des profits, mais plutôt la capacité à s’engager dans du sabotage, pour assurer que les barons pillards d’aujourd’hui amassent, en plus des profits attendus, des profits plus élevés que leurs concurrents.

64    Depuis une vingtaine d’années, un nouveau courant de l’économie politique sous le nom « le capital comme pouvoir » a introduit le concept d’« accumulation différentielle » pour décrire une telle dynamique [54]. Ses partisans, concentrés pour la plupart à l’université de York (Toronto), ont critiqué les approches marxistes et néoclassiques en économie – avec quelques arguments solides et convaincants – pour avoir négligé le sabotage, et le rôle constitutif du pouvoir dans le capitalisme en général. Cette approche a nourri quelques recherches intéressantes sur l’industrie de la tech, y compris des études empiriques riches sur les rentes techno-scientifiques et sur la capitalisation.

65    La difficulté de réunir Marx et Veblen dans un même cadre analytique – ce que tente aussi Durand dans un essai récent [55] – est que Marx voit la prédation et le sabotage comme parties intégrantes du féodalisme, non du capitalisme. Pour Veblen, ce sont des instincts présents chez tous les capitalistes, même si ceux qui contrôlent des actifs immatériels peuvent être mieux placés pour passer à l’acte. Marx, cependant, voit les capitalistes en fin de compte comme une force productive ; si le mot « sabotage » a un sens, c’est au niveau systémique du capitalisme dans son ensemble, et non à celui des capitalistes particuliers. Clairement, Durand entend se situer du côté de Marx, et non de Veblen. Cela, cependant, demanderait de préciser en quoi consiste ces « forces de prédation », et comment elles se rapportent à l’accumulation, et à tous les débats épineux sur « l’accumulation initiale », défi théorique que Durand, ayant abordé « l’accumulation par la dépossession » dans Le Capital fictif, ne connaît que trop bien. Sinon, il n’est pas clair pourquoi la théorie marxiste aurait besoin de la carapace hautement ambiguë de « la prédation » quand ses propres catégories – profits, production capitaliste, rentes, rentiérisme – suffisent à expliquer la réussite de Google.

66    Marx lui-même est sans équivoque sur le fait que les entreprises capitalistes complètement automatisées non seulement approprient de la survaleur générée ailleurs – en cela, et Foley et Durand sont d’accord – mais elles le font en tant que profits, et non de rentes. De telles entreprises automatisées sont aussi capitalistes que celles qui exploitent directement le travail salarié. Comme l’écrit Marx dans le livre 3 du Capital :


56 Marx, Le Capital livre 3, chapitre X (traduction de Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia), Nouvel (...)

« … un capitaliste qui, dans sa sphère de production, n’emploierait pas de capital variable, ne portant pas d’ouvriers (hypothèse en réalité exagérée), serait tout aussi intéressé à l’exploitation de la classe ouvrière par le capital, et retirerait tout autant son profit du surtravail non payé qu’un capitaliste qui n’utiliserait que du capital variable et dépenserait en salaire tout son capital (hypothèse tout aussi exagérée) [56]. »

67    La thèse techno-féodale dérive non pas d’une avancée de la théorie marxiste contemporaine, mais de l’incapacité apparente de celle-ci à comprendre l’économie numérique, à savoir ce qu’elle produit et comment. Si on accepte que Google soit dans l’affaire de produire des marchandises-moteurs de recherche – processus qui exige un investissement massif en capital –, il n’est aucune difficulté à le traiter comme une entreprise ordinaire qui s’engage dans une production capitaliste. Ce n’est pas à dire que les géants de la tech n’emploient pas toutes sortes de tactiques pour consolider leur pouvoir, exploitant leurs portefeuilles de brevets, verrouillant leurs utilisateurs, et entravant toute concurrence, souvent en rachetant des start-ups, et en dépensant des fortunes pour obtenir le soutien des législateurs au Congrès. La concurrence capitaliste est une sale affaire, et peut être encore plus sale quand il s’agit de produits numériques. Mais ce n’est pas une raison pour tomber dans les marais analytiques du capitalisme cognitif, de l’utilisateurisme ou du techno-féodalisme. Veblen et Marx sont peut-être nécessaires tous les deux pour comprendre les tactiques des entreprises particulières et les conséquences systémiques de leurs actions ; dans ce sens, les marxistes ont beaucoup à apprendre de l’école « le capital comme pouvoir ». Mais afin que les deux approches puissent progresser, il faut au moins être clair quant aux modèles commerciaux des entreprises en question. Faire une fixation sur certains de leurs aspects – simplement parce qu’on y décèle un excès des droits de propriété intellectuelle, ou des indices de financiarisation, ou tel autre processus dérangeant – ne peut en fournir une vue compréhensive.

7. L’État entre en scène

68    En plus d’un manque de clarté analytique, un autre problème du cadre techno-féodal est qu’il tend à écarter l’État du tableau. Techno-féodalisme ne parle pratiquement pas du rôle d’impulsion joué par l’État américain dans la montée d’Alphabet/Google, de Facebook et d’Amazon ; cette remarque s’applique aussi à d’autres écrits sur le techno-féodalisme [57]. La critique par Durand de ce qu’il appelle « l’idéologie californienne » en fait beaucoup de l’orientation cyberlibertarienne de la « Grande Charte du cyberespace », son texte fondateur. Mais Durand oublie de mentionner que la grande investisseuse Esther Dyson, l’une de ses quatre auteurs, a passé des années en tant qu’administratrice du National Endowment for Democracy [58], bien connu pour sa promotion des « changements de régime ». Exception faite de quelques analyses à contre-courant – citons entre autres l’excellent livre de Linda Weiss, America Inc.? Innovation and Enterprise in the National Security State (2014) – le rôle de l’État américain dans la montée de la Silicon Valley comme hégémon techno-économique à l’échelle mondiale a été très largement sous-estimé. Lire ces développements au prisme du techno-féodalisme – qui suppose que les États soient faibles, et que la souveraineté soit « parcellisée » parmi de multiples techno-seigneurs – ne peut que les obscurcir encore plus. Toute l’hystérie récente à propos du pouvoir des entreprises de la tech – autant de « géants » et de « barons pillards » formant un bloc monolithique – a renforcé l’idée que la montée des plateformes numériques s’effectue aux dépens du pouvoir étatique.

69    C’est peut-être le cas dans les pays européens plus faibles ou dans les pays de l’Amérique latine, quasiment colonisés par des entreprises privées américaines. Peut-on dire la même chose s’agissant des États-Unis ? Quid des liens de longue date entre Washington et la Silicon Valley, qui voient l’ancien président de Google, Eric Schmidt, diriger le Defense Innovation Board [59], conseil du Pentagone ? Quid de Palantir, l’entreprise cofondée par Peter Thiel (PayPal, Facebook) qui assure des liens essentiels entre l’État surveillant et la haute technologie ? Quid de l’argument de Mark Zuckerberg – efficace jusqu’ici – qu’attaquer Facebook ne ferait que renforcer la concurrence chinoise, et affaiblir la position des États-Unis dans le monde ? La dimension géopolitique est à peine visible dans la perspective techno-féodale ; les quelques mentions de la Chine chez Durand servent principalement à critiquer le système de crédit social comme instrument de gouvernance algorithmique.

70    Ce manque de prise en considération du rôle constitutif joué par l’État dans la consolidation de l’industrie américaine de la tech serait-il dû à l’analyse que fait Brenner du capitalisme, qui cherche à en déduire les « lois du mouvement » en les observant en action ? Il est impossible de comprendre l’ascendance de cette industrie si on met entre parenthèses la guerre froide et la guerre contre la terreur – avec leurs dépenses militaires et leurs technologies de surveillance, sans oublier le réseau mondial des bases américaines – comme des facteurs superflus, non capitalistes. Peut-on faire la même erreur aujourd’hui quand l’émergence de la Chine et le changement climatique viennent à occuper le rôle d’orientation autrefois joué par la guerre froide ? Si oui, on peut aussi renoncer à comprendre la montée de ce que certains appellent « le capitalisme des gestionnaires des actifs », qui délègue la tâche de combattre le changement climatique à des fonds d’investissement privés comme Blackrock, Vanguard et State Street.

71    Dans une perspective brennerienne, toute intervention systémique de l’État dans les opérations du capital en cours peut apparaître comme un exemple du « capitalisme politique » [60], plutôt que d’un « capitalisme économique » impulsé par ses propres lois du mouvement. Pour Brenner lui-même, la stagnation sur le long terme de l’économie américaine dans des conditions de surcapacité manufacturière mondiale a poussé les éléments dominants de la classe dirigeante à abandonner tout intérêt pour les investissements productifs en faveur d’une redistribution politique de la richesse vers le haut [61]. En cela, bizarrement, la gauche et la droite semblent converger. Après tout, détecter les effets corrosifs du « capitalisme politique » partout est beaucoup plus typique d’une approche libérale et néolibérale, préoccupée par la critique des rentes de situation au niveau de l’État, et par la résurgence des réseaux personnels dans les opérations du capital. C’est ce genre de souci à l’égard du « capitalisme politique » qui est derrière la fétichisation des mesures contre la corruption par des économistes comme Luigi Zingales [62], et l’émergence de l’École des choix publics [63]. Durand lui-même s’engage avec Mehrdad Vehabi, universitaire appartenant à ce dernier courant, le citant favorablement sur la question de la prédation [64].

72     Le temps est venu de se demander si l’on ne pouvait résoudre définitivement le débat entre Brenner et Wallerstein. En effet, ses ambiguïtés non résolues ont créé les ouvertures analytiques et intellectuelles qui permettent aux économistes marxistes comme Durand de trouver plausible la thèse néoféodale. C’est seulement parce que l’expropriation continue, comme le pouvoir politique qu’elle présuppose, ne peuvent être facilement réconciliés avec l’exploitation comme explication du développement capitaliste qu’on ait besoin de concepts supplémentaires sans grande portée comme « l’accumulation par la dépossession » (Harvey), « prédation » (Veblen), « rente cognitive » (Vercellone), ou même « extraction du surplus comportemental » (Zuboff).

8. De vastes océans de Nature

73    Actuellement, la seule manière d’intégrer l’exploitation et l’expropriation dans un modèle unique est d’avoir une conception plus étendue du capitalisme lui-même, comme le propose Nancy Fraser avec une mesure de succès. Reste à voir si le travail de Fraser, en cours d’élaboration, réussira à tenir compte des considérations géopolitiques et militaires plus larges. Mais les grandes lignes de son argument semblent justes. On ne peut plus traiter comme externes à l’exploitation capitaliste – comme on a pu le faire dans les années 1970 – le travail non libre, la domination raciale et sexuelle, l’utilisation non tarifée de l’énergie, et les termes inégaux de l’échange résultant du siphonnage par les pays du centre des marchandises bon marché de la périphérie. De tels arguments ont été mis en question par des études empiriques de grande qualité faites par des historiens du genre, du climat, du colonialisme, de la consommation, et de l’esclavage. L’importance de l’expropriation est reconnue, ce qui complexifie sensiblement la pureté analytique permettant la formulation des lois du mouvement du capital. Jason Moore – un ancien étudiant de Wallerstein et de Giovanni Arrighi – a peut-être formulé les bases d’un nouveau consensus quand il écrit que « le capitalisme prospère quand des îlots de production marchande et d’échange peuvent approprier à bon compte de vastes océans de Nature, situés en dehors du circuit du capital, mais essentiels pour ses opérations » [65]. Cela tient, bien entendu, non seulement pour ces cheap natures – il existe bien d’autres activités et processus qu’on pourrait approprier -, alors, ces « océans » sont plus grands que ne le suggère Moore.

74    Le « marxisme politique » devra probablement concéder l’abandon d’une conception du capitalisme comme système marqué par la séparation fonctionnelle entre l’économique et le politique – où « le besoin économique fournit la compulsion immédiate pour que le travailleur transfère son surtravail au capitaliste » –, ce qui contraste avec la fusion des deux sphères sous le féodalisme. Il y avait certes de bonnes raisons pour faire remarquer que les avancées de la démocratie s’arrêtaient aux portes de l’usine, et que les droits acquis dans l’arène politique n’éliminaient pas forcément le despotisme dans la sphère économique. Bien entendu, une grande partie de cette séparation supposée était fictive : comme Ellen Meiksins Wood l’affirme dans un article séminal sur la question, c’est la théorie économique bourgeoise qui a extrait « l’économie » de son contexte social et politique, et le capitalisme lui-même qui a imposé l’évacuation de l’arène politique des questions essentiellement politiques comme le pouvoir de « contrôler la production et l’appropriation ou l’allocation du travail social », les déplaçant vers la sphère économique. L’émancipation socialiste véritable nécessiterait la prise de conscience que cette séparation a toujours été artificielle [66].

75    Pourtant, en général, l’explication de Meiksins Wood dessine un portrait trop simpliste de la coercition sous le capitalisme. « L’intégration de la production et de l’appropriation [sous le capitalisme], écrit-elle, représente l’ultime "privatisation" du politique, à tel point que les fonctions précédemment associées à un pouvoir politique coercitif – centralisé ou "parcellisé" – sont désormais solidement logées dans la sphère [économique] privée, comme les fonctions d’une classe versée dans l’appropriation privée, dispensée des obligations de remplir des objectifs sociaux plus larges. » Dans ce point de vue, la portée du « purement politique » à l’égard du « purement économique » est assez limitée, consistant principalement à sauvegarder les droits de propriété. Que le politique soit également instrumental dans la procuration des réserves peu chères d’énergie, d’alimentation, de travail non libre, de minéraux, de savoir, voire, en fin de compte, de données – la condition même qui rend possible une conception étendue de « l’économique » – est passé sous silence pour une raison évidente : aucun de ces éléments ne porte directement sur l’exploitation.

76    Cependant, si « le politique » est essentiel à ce point pour la constitution de « l’économique », autant se demander ce qu’on gagne en présentant le capitalisme comme un système qui les maintiennent séparés. Que les idéologues du capitalisme parlent ainsi est une chose ; dans quelle mesure c’est une description juste de ce qui se passe réellement sous le capitalisme – la thèse avancée par Meiksins Wood – en est une autre. Ici, on est tenté d’évoquer le quolibet piquant de Bruno Latour : la modernité parle avec langue fourchue en prétendant que la science et la société sont aux antipodes l’une de l’autre. Mais cette confusion stratégique est précisément ce qui permet de les hybrider de manière si productive. Il se peut que l’histoire du politique et de l’économique sous le capitalisme soit bien similaire.

77    Rétrospectivement, il est facile de comprendre pourquoi Brenner n’a jamais été impressionné par le concept d’« accumulation par la dépossession ». Dans la mesure où le concept réfère à la redistribution – effectuée et par les marchés et par la violence -, il ne peut passer de l’accumulation initiale à l’accumulation capitaliste régulière, du moins dans le sens que donne Brenner au terme. Cependant, étant donné les preuves accumulées depuis quarante ans – notamment sur la crise de 2008 et sur les effets de la pandémie récente – il est devenu plus difficile, même pour Brenner, de mettre entre parenthèses la redistribution comme facteur annexe du capitalisme réellement existant. Les montants en question – des dizaines de trillions de dollars – dépassent l’entendement. Brenner en vient à écrire dans l’essai « Escalating Plunder » (l’escalade du pillage) à propos des renflouements financiers dans le sillage de la pandémie du Covid-19 : « On vit depuis très longtemps la rencontre entre le déclin économique qui s’aggrave et la prédation politique qui s’intensifie [67].» Le mot « politique » – qui sous-entend que le processus « normal » d’accumulation capitaliste est en train d’échouer – revient très souvent dans l’essai.

78    Faute de cadre théorique pour relier la redistribution et l’exploitation dans une explication plus étendue de l’accumulation capitaliste, il ne reste à Brenner qu’un seul coup à jouer : poser en principe que la dépendance du système à la redistribution de la richesse vers le haut, impulsée par l’État, éloigne le capitalisme de lui-même vers une forme économique qui partage en apparence une caractéristique centrale avec le féodalisme. Cela permettrait de conserver la pureté du modèle original ; on pourrait réserver le titre honoraire de « capitaliste » pour ce régime singulier, où l’accumulation se ferait effectivement par l’innovation, et non par la prédation et par la dépossession, mais seulement au prix de déclencher toutes sortes de problèmes théoriques et politiques secondaires. Dans une certaine mesure, les faiblesses de l’argument de Durand reflètent les tensions non résolues dans le débat entre Brenner et Wallerstein.

79    Ultime ironie, la meilleure preuve que « l’accumulation par l’innovation » est – comme le capitalisme lui-même – toujours bien vivante se trouve dans le même domaine de la tech décrit par Durand comme féodal et rentier. Cela se voit bien quand on abandonne les macro-récits surdéterminés qu’impliquent ces cadres analytiques, que ce soit le « néolibéralisme » comme projet politique (Harvey) ou le « capitalisme cognitif » (Vercellone). Concevoir les entreprises de la tech comme Marx l’eût sans doute fait – c’est-à-dire comme des producteurs capitalistes – serait sûrement plus convaincant.

80    En attendant, les marxistes feraient bien de reconnaître que la dépossession et l’expropriation ont été toutes les deux constitutives de l’accumulation durant toute l’histoire. Peut-être le luxe d’employer seulement des moyens économiques d’extraction de la valeur dans le centre proprement capitaliste était-il toujours dû au recours étendu aux moyens extra-économiques d’extraction dans la périphérie non capitaliste. Sitôt fait ce saut analytique, on n’a plus besoin d’invoquer le féodalisme. Le capitalisme avance comme il l’a toujours fait, exploitant toute ressource possible, la moins chère, le mieux. Dans ce sens, la description du capitalisme que fait en passant l’historien Fernand Braudel – « infiniment adaptable » – n’est pas la pire perspective à adopter. Certes, le capitalisme ne s’adapte pas toujours continuellement, et quand il le fait, ce n’est pas donné d’avance que la tendance à la redistribution vers le haut prendra le dessus sur la tendance à la production. Il se peut bien que l’économie numérique d’aujourd’hui opère ainsi. Mais ce n’est pas une raison de penser que le techno-capitalisme soit en quelque sorte un régime plus aimable, plus confortable, et plus progressiste que le techno-féodalisme ; en invoquant vainement le dernier, on court le risque de blanchir la réputation du premier.

Notes :

Capitalismo big tech:
 ¿welfare o 
neofeudalismo digital?

1 Il importe de dire que vers 2016, je flirtais moi aussi avec ces concepts, les utilisant de temps en temps dans des chroniques et des conférences. Le terme « féodalisme numérique » est même paru dans l’annonce du sous-titre de l’un de mes livres à venir (il ne figurera pas dans l’édition finale) ; il est aussi paru dans le sous-titre d’un recueil de mes essais publié en Espagne en 2018. Ayant pris conscience de la faiblesse analytique de ces concepts, je les ai rapidement abandonnés.

2 Eric Posner et Glen Weyl, Radical Markets: Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society, Princeton, 2018, p. 232. Weyl se targue d’être le fils rebelle des sciences économiques néolibérales. Fan d’enfance d’Ayn Rand, il a été remarqué dès l’âge de 13 ans par des économistes renommés, dont Milton Friedman. Dernièrement, Weyl déclare qu’il ne s’identifie plus comme économiste, en raison des prémisses fausses gouvernant la profession selon lui. Ses liens avec la tech viennent d’un poste d’économiste à Microsoft Research, et de sa collaboration avec Vitalik Buterin, cofondateur de la chaîne de blocs Ethereum, concurrent principal de Bitcoin.

3 Les idées derrière Feudl sont présentées sur le blog de Yarvin, Unqualified Reservations. Essentiellement, pour lui, Google est trop woke, trop démocratique ; en indexant et en classant chaque page trouvée en ligne, le moteur de recherche ne tient pas compte des hiérarchies naturelles qui sont une caractéristique bénigne de toute communauté. Dans le projet Urbit, financé en partie par Thiel, Yarvin a mis en pratique certaines de ses idées sur des infrastructures numériques néo-féodales. Pour un résumé de la dimension politique de ce projet, voir Harrison Smith et Roger Burrows, « Software, Sovereignty and the Post Neoliberal Politics of Exit », Theory, Culture & Society, 38 : 6, nov. 2021. Pour un profil de Yarvin, voir Joshua Tait, « Mencius Moldbug and Neoreaction », Key Thinkers of the Radical Right, Oxford, 2019, p. 187-203.

4 Varoufakis : voir son article « Techno-Feudalism is Taking Over », Project Syndicate, 28 juin 2021, et mon interview de lui, « Yanis Varoufakis on Crypto, the Left and Techno-Feudalism », The Crypto Syllabus, 26 janv. 2022 ; Mariana Mazzucato : « Preventing Digital Feudalism », Project Syndicate, 2 oct. 2019 ; Jodi Dean, « Communism or Neo-Feudalism », New Political Science, 42 :1, fev. 2020 ; Robert Kuttner : voir son article coécrit avec Katherine Stone, « The Rise of Neo-Feudalism », American Prospect, 8 avril 2020. Wolfgang Streeck parle de « l’inégalité oligarchique » (« on pourrait aussi parler du néo-féodalisme ») dans How Will Capitalism End? Essays on a Failing System, Londres et New York, 2016, p. 28-30, 35, 187. Michael Hudson écrit sur le néo-féodalisme depuis une décennie ; voir par exemple « The Road to Debt Deflation, Debt Peonage and Neofeudalism », Levy Economics Institute of Bard College Working Paper, no. 78, fév. 2012. Pour l’utilisation du terme par Robert Brenner, voir sa conférence « From Capitalism to Feudalism? Predation, Decline and the Transformation of US Politics », University of Massachussetts Amherst Political Economy Workshop, 27 avril 2021, disponible sur YouTube.

5 Depuis le début des années 1990, la culture numérique est inondée d’imagerie médiévale : « enclosures », « communs », « barons pillards », « suzerains tech », « métayage numérique », même des « chasses aux sorcières numériques », auxquels on peut ajouter la comparaison des utilisateurs de DOS et de Macs à des Protestants et des Catholiques (Umberto Eco). Ainsi, le concept techno-féodal s’implante sur un sol fertile.

6 Brett Christophers, Rentier Capitalism: Who Owns the Economy, and Who Pays for It? (Londres, 2020).

7 Julia Tomassetti, « Does Uber Redefine the Firm? The Postindustrial Corporation and Advanced Information Technology », Indiana Legal Studies Research Paper, no. 345, avril 2016.

8 La récapitulation récente la plus accessible des lectures marxistes du féodalisme en tant que logique économique est celle de Chris Wickham, « How Did the Feudal Economy Work? The Economic Logic of Medieval Societies », Past & Present, 251 : 1, mai 2021.

9 Je dois cette image frappante au titre du livre de Murray Smith, Invisible Leviathan: Marx’s Law of Value in the Twilight of Capitalism, Leiden, 2020.

10 Le grand ouvrage de Marc Bloch, La Société féodale (Albin Michel, 1998 (1939-1940)) est la référence pérenne dans ces cercles.

11 Un exemple intéressant à cet égard – venant de la droite politique – est le travail de l’historien et théoricien néerlandais Frank Ankersmit, qui affirme que l’importance des organisations non gouvernementales et d’autres autorités administratives indépendantes dans les démocraties libérales a produit « un archipel quasi féodal d’îlots managériaux égoïstes », inaugurant un « Nouveau Moyen Âge ».

12 Voir Sighard Neckel, « "Refeudalisierung", Systematik und Aktualität eines Begriffs der Habermas’schen Gesellschaftsanalyse », Leviathan, 41 : 1, 2013 ; « Refeudalisierung der Oknomie », in Soziologie der Finanzmärkte, Bielefeld, 2014 ; « The Refeudalization of Modern Capitalism », Journal of Sociology 56 : 3, juin 2020. Malgré ses références fréquentes au capitalisme, l’explication du féodalisme chez Neckel est manifestement non marxiste : l’égalité, la justice et la neutralisation du pouvoir privé favorisées par l’État bourgeois font contraste avec leur absence dans l’organisation féodale.

13 Cela est le plus visible dans leurs ouvrages coécrits : Joas et Knöbl, Social Theory. Twenty Introductory Lectures, Cambridge, 2009 ; War in Social Thought, Princeton 2012.

14 Un résumé accessible des arguments de Supiot sous forme d’article se trouve dans « The Public-Private Relation in the Context of Today’s Refeudaliszation », International Journal of Constitutional Law, 11 : 1, janv. 2013, p. 129-45.

15 Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2015. Il y a une affinité ici avec la prolifération des concepts liés au « néo-médiévalisme » dans les théories des relations internationales à partir des années 1960. Dans ce champ, le « néo-médiévalisme » était aussi appliqué à l’économie numérique mondialisée ; voir Stephen Kobrin, « Back to the Future: Neomedievalism and the Postmodern Digital World Economy », Journal of International Affairs, 51 : 2, printemps 1998.

16 Ellen Meiksins Wood, « The Separation of the Economic and the Political in Capitalism », New Left Review, I/127, mai-juin 1981, p. 80.

17 La littérature sur ces deux débats est gigantesque. Pour un point de départ indispensable sur le débat Brenner, voir Trevor Aston et Charles Philpin (dirs), The Brenner Debate: Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe, Cambridge 1987.

18 (NdT) La première traduction en français (1872-5) du Capital, due à Joseph Roy (et relu par Marx), a rendu « ursprüngliche Akkumulation » par « accumulation primitive ». La nouvelle traduction de 1983 sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, révisée en 2016, et qui fait désormais autorité, opte pour « accumulation initiale », ce qui est plus littéral. Critiquant l’hétérogénéité de la traduction d’ursprüngliche dans la version Lefebvre, Ludovic Hetzel propose « accumulation d’origine » (Commenter Le Capital livre 1 (Éditions sociales, 2021, p. 956-57, 1119-21)).

Le choix fait par Samuel Moore et Edward Aveling de « primitive accumulation » dans la première traduction en anglais du Capital (1887) – dans une édition approuvée par Engels – a été maintenu dans la retraduction (1976) par Ben Fowkes, tout en étant de plus en plus contesté, notamment par Paul Sweezy (dès 1950) et par David Harvey (2003). Il importe, cependant, de savoir que c’est le terme utilisé par tous les protagonistes anglo-saxons du débat Brenner (même quand ils y prennent leurs distances), et par Morozov dans cet article. Une nouvelle traduction en anglais du Capital par Paul Reitter et Paul North, à paraître prochainement, propose « original accumulation ».

Ici, j’adopte la traduction légitimiste « accumulation initiale », sauf en quelques occurrences signalées où le contexte (et le sens) demande la reprise du terme « accumulation primitive ».

19 Immanuel Wallerstein, Capitalisme et économie-monde, 1450-1640, Flammarion, 1980 (1974).

20 Le Capital, Éditions sociales, 2016, p. 692. [La version Roy dit « séparation radicale » au lieu de « désassemblage » (NdT)].

21 Robert Brenner, « The Origins of Capitalist Development: A Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review I/104, juillet-août 1977.

22 Robert Brenner, « What Is, and What Is Not, Imperialism? », Historical Materialism, 14 : 4, janv. 2006, p. 79-105.

23 Le Capital livre 1 (2016), p. 691.

24 Ibid., p. 724.

25 Ibid., p. 732. [Les mots en italiques sont en français dans l’allemand original (NdT)].

26 Pour une évaluation de l’état actuel de l’école du « marxisme politique », voir Historical Materialism, 29 : 3, nov. 2021, entièrement consacré à ce thème. Incroyablement, dans l’article séminal de Brenner, « The Origins of Capitalist Development », le mot « innovation » apparaît 43 fois.

27 Voir Klaus Dörre, « Capitalism, Landnahme and Social Time Regimes : An Outline », Time & Society, 20 : 1, avril 2021 ; « Finance Capitalism, Landnahme and Discriminating Precariousness : Relevance for a New Social Critique », Social Change Review, 10 : 2, oct. 2012. Pour l’apport de Nancy Fraser, voir Nancy Fraser et Rahel Jaeggi, Capitalism: A Conversation in Critical Theory, Cambridge 2018 ; Nancy Fraser, « Expropriation and Exploitation in Racialized Capitalism : A Reply to Michael Dawson », Critical Historical Studies, 3 : 1, printemps 2016.

28 En français : Le Nouvel impérialisme (traduction de Jean Barou et Christakis Georgiou), Les Prairies ordinaires, Paris, 2010 (NdT).

29 Brenner, « What Is, and What Is Not, Imperialism? », art. cit.

30 Depuis quelques années, le sociologue brésilien Daniel Bin a fourni une explication détaillée des conditions spécifiques dans lesquelles la dépossession mènerait à l’accumulation capitaliste : une combinaison de prolétarisation, de marchandisation, et de ce que Bin appelle « capitalisation », afin de différencier le concept de dépossession des cas où elle aurait des effets seulement redistributifs. Voir Daniel Bin, « So-Called Accumulation by Dispossession », Critical Sociology, 44 : 1, janv. 2018 ; « Dispossessions in Historical Capitalism: Expansion or Exhaustion of the System? », International Critical Thought, 9 : 2, mai 2019.

31 Pour une vue d’ensemble rapide, voir Veronica Gago et Sandro Mazzadra, « A Critique of the Extractive Operations of Capital : Toward an Expanded Concept of Extractivism », Rethinking Marxism, 29 : 4, 2017, p. 574-91.

32 David Harvey, Seventeen Contradictions and the End of Capitalism, New York, 2014.

33 Voir Yann Moulier-Boutang, Cognitive Capitalism, Cambridge 2011 ; Carlo Vercellone, « From Formal Subsumption to General Intellect: Elements for a Marxist Reading of the Thesis of Cognitive Capitalism », Historical Materialism, 15 : 1, janv. 2017. Que Harvey lui-même ait une opinion mitigée du « capitalisme cognitif » ne doit pas nous arrêter ici ; pour sa discussion du terme, voir le chapitre 5 de Marx, Capital and the Madness of Economic Reason, Londres, 2017.

34 Le regard de ces théoriciens ne s’étend pas souvent en dehors de l’Europe occidentale, avec l’exception partielle de Moulier-Boutang, spécialiste de l’histoire économique de l’Afrique coloniale et postcoloniale.

35 Voir le chapitre 5 de George Caffentzis, In Letters of Blood and Fire: Work, Machines and the Crisis of Capitalism, Oakland, 2012.

36 Cet exemple est tiré de Bryan Parkhurst, « Digital Information and Value : A Response to Jakob Rigi », tripleC: Communication, Capitalism & Critique, 17 : 1, 2019, p. 72-85.

37 Le putting out system (système domestique), qui exista sous le féodalisme et perdura jusqu'au milieu du 19e siècle en Grande-Bretagne, était l'ancêtre de ce que nous appelons aujourd'hui la délocalisation ou l'externalisation. Il s'agissait de sous-traiter la petite fabrication, notamment des vêtements en laine, à la sphère domestique, contournant les guildes. Marx en parle (sans utiliser le terme) dans Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, GEME/Éditions sociales, 2010 (NdT).

38 Voir Peter Drahos, « Information, Feudalism in the Information Society », The Information Society, 11 : 3, avril 1995 ; Peter Drahos et John Braithwaite, Information Feudalism. Who Owns the Knowledge Economy? (Abingdon, 2002).

39 La position disant que « les utilisateurs sont des travailleurs » a également été promue par Glen Weyl, qui a coécrit un papier influent sur « le travail des données » avec le gourou de l’informatique Jason Lanier et d’autres ; voir Imanol Arrieta-Ibarra et al, « Should We Treat Data as Labour? Moving Beyond "Free" », American Economic Association Papers & Proceedings, 108, mai 2018. Voir aussi Carlo Vercellone, « Les plateformes de la gratuité marchande et la controverse autour du Free Digital Labor : une nouvelle forme d’exploitation ? », Open Journal in Information Systems Engineering, 1 : 2, 2020.

40 Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma : Paris, 2020 (2019).

41 Alors que Zuboff parle de Google comme « exploitant de l’information » ou « exploitant sa découverte du surplus comportemental », cela ne veut pas dire l’exploitation capitaliste dans ce contexte.

42 « Le revenu des rentiers est cinq fois plus élevé que celui qui provient du commerce extérieur, et cela dans le pays le plus "commerçant" du monde ! Telle est l’essence de l’impérialisme et du parasitisme impérialiste. », V. I. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Chapitre 8, diverses éditions. Ironiquement, Zuboff a écrit une chronique en 2004 qui épouse le cadre néo-féodal : « From Subject to Citizen », Fast Company, 1 mai, 2004.

43 Rasmus Fleischer, « If the Song Has No Price, Is It Still a Commodity? Rethinking the Commodification of Digital Music », Culture Unbound, 9 : 2, oct. 2017. Puisque la plateforme doit payer autant pour les licences, écrit Fleischer, « la dévaluation de la musique enregistrée serait dans l’intérêt de Spotify ».

44 Le 19 février 2023, Mark Zuckerberg a annoncé le lancement d’un abonnement payant à Facebook pour pouvoir bénéficier d’un compte « vérifié » avec visibilité accrue de ses propres contenus. Le service sera disponible en Australie et en Nouvelle-Zélande dans un premier temps, puis déployé progressivement. L’avenir dira si l’expérience est concluante (NdT).

45 Cédric Durand, Techno-féodalisme : critique de l’économie numérique, La Découverte : Paris, 2020.

46 Voir Chris Harman et Robert Brenner, « The Origins of Capitalism », International Socialism, 111, été 2006.

47 Voir par exemple Ozgür Orhangazi, « The Role of Intangible Assets in Explaining the Investment-Profit Puzzle », Cambridge Journal of Economics, 45 : 5, mars 2019, p. 1251-86 ; Herman Mark Schwartz, « Global Secular Stagnation and the Rise of Intellectual Property Monopoly », Review of International Political Economy, 29, mai 2021, p. 1-26.

48 Durand discute aussi cette typologie dans un article coécrit avec William Milberg, « Intellectual Monopoly in Global Value Chains », Review of International Political Economy, 27 : 2, sept. 2020. Pour des études de cas éclairantes, voir Céline Baud et Cédric Durand, « Making Profits by Leading Retailers in the Digital Transition: A Comparative Analysis of Carrefour, Amazon and Walmart (1996-2019), Working Papers of the Department of History, Economics and Society, Université de Genève, avril 2021.

49 McKenzie Wark, Capital Is Dead: Is This Something Worse ?, Londres et New York : Verso, 2021.

50 L’économiste argentine Cecilia Rikap (qui a cosigné un article avec Cédric Durand dans la New Left Review) avance des arguments similaires sur la prédation, s’appuyant également sur Veblen dans son livre récent sur ce qu’elle appelle « le capitalisme du monopole intellectuel » (Capitalism, Power and Innovation: Intellectual Monopoly Capitalism Uncovered, Abingdon et New York : Routledge, 2021). Cependant, elle ne suit pas Durand quant à la féodalisation de l’économie mondiale, optant pour une explication qui voit les principales entreprises tech comme les capitalistes recourant à la fois à l’exploitation et à l’expropriation, absorbant de la survaleur là où elles la trouvent. Cette explication est plutôt favorable à Wallerstein.

51 Duncan Foley, « Rethinking Financial Capitalism and the "Information" Economy », Review of Radical Political Economics, 45 : 3, sept. 2013.

52 Dominick Reuter, « 1 out of Every 153 American Workers Is an Amazon Employee », Business Insider, 30 juillet 2021.

53 Voir Kean Birch, D. T. Cochrane, et Callum Ward, « Data as Asset? The Measurement, Governance, and Valuation of Digital Personal Data by Big Tech », Big Data & Society, 8 : 1, mai 2021.

54 Le texte paradigmatique est celui de Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Capital as Power: A Study of Order and Creorder, Londres, 2009. Pour une critique marxiste de cette approche, voir Bue Rübner Hansen, « Review of Nitzan and Bichler’s Capital as Power », Historical Materialism, 19 : 2, avril 2011.

55 Voir Kean Birch et Fabian Muniesa (dirs), Assetization : Turning Things into Assets in Technosciientific Capitalism, Boston, 2020 ; Kean Birch, « Technnoscience Rent: Toward a Theory of Rentiership for Technoscientific Capitalism », Science, Technology & Human Values, 45 : 1, fév. 2020 ; Kean Birch et D. T. Cochrane, « Big Tech: Four Emerging Forms of Digital Rentiership », Science as Culture, mai 2021.

56 Marx, Le Capital livre 3, chapitre X (traduction de Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia), Nouvelles Frontières, Ontario-Montréal, p. 196 (édition réunissant les trois volumes des Éditions sociales, 1976).

57 Sur l’absence de références à l’État américain dans le livre de Zuboff, voir le compte-rendu de Rob Lucas, « The Surveillance Business », New Left Review, 121, janv.-fév. 2020.

58 Fondation bipartite à but non lucratif, fondée en 1983, financée essentiellement par le Congrès, qui subventionne diverses organisations et associations jugées proaméricaines à l’étranger. Elle a été active dans plus de 90 pays, notamment en Biélorussie, en Chine, à Cuba, en France (années 1980), en Irak, au Nicaragua, en Pologne (années 1980), en Serbie, en Ukraine et au Venezuela (NdT).

59 Agence consultative indépendante, fondée en 2016 pour apporter les meilleures pratiques de la Silicon Valley en matière d’innovation à l’armée américaine, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle, des logiciels, de la modernisation numérique et du capital humain (NdT).

60 Le terme « capitalisme politique », inventé par Weber dans Économie et Société pour décrire – quoique de manière inappropriée – l’économie politique de la Rome antique, fut réadapté par Gabriel Kolko pour caractériser « l’Ère progressiste » dans The Triumph of American Conservatism : A Reinterpretation of American History, 1900-1916, New York, 1963.

61 Robert Brenner, « Escalating Plunder », New Left Review, 123, mai-juin 2020, p. 22.

62 Économiste italien, professeur de finance à l’université de Chicago, auteur notamment de Saving Capitalism from the Capitalists (2003), une étude du « capitalisme des relations » (crony capitalism) (NdT).

63 « École » ou « théorie » apparue dans les années 1960, à cheval entre les sciences économiques et politiques, qui s’appuie, dans une optique microéconomique, sur des postulats néoclassiques (individualisme méthodologique, choix rationnel) pour étudier le rôle de l’État, et le comportement des électeurs, des élus, des fonctionnaires et des lobbyistes dans les choix politico-économiques, chaque catégorie étant partisane de son intérêt propre. Derrière son vernis scientifique, elle est souvent utilisée comme outil idéologique pour justifier la « rationalisation » des services publics. Parmi les représentants de ce courant plutôt antiétatique, on pourrait citer Kenneth Arrow, James M. Buchanan, Amartya Sen et Gary Becker (NdT).

64 Voir Mehrdad Vehabi, The Political Economy of Presdation: Manhunting and the Economics of Escape, Cambridge, 2016.

65 Jason Moore, « The Capitalocene Part II: Accumulation by Appropriation and the Centrality of Unpaid Work/Energy », The Journal of Peasant Studies, 45 : 2, mai 2018, p. 237-79.

66 Ellen Meiksins Wood, art. cit., (voir note 16), p. 80.

67 Robert Brenner, art. cit., (voir note 61), p. 22.


Notes de la rédaction

Article original publié dans New Left Review, 133/134, janvier-avril 2022. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur et de l’auteur.

Evgeny Morozov, « Critique de la raison techno-féodale », Variations [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/variations/2358 ; DOI : https://doi.org/10.4000/variations.2358


Auteur

Evgeny Morozov

Evgeny Morozov est essayiste américain, d’origine biélorusse. Il a obtenu son PhD en histoire des sciences de l’université Harvard en 2018. Auteur en traduction française de Pour tout résoudre cliquez ici (FYP Éditions, Limoges, 2014) et Le Mirage numérique (Les Prairies ordinaires, 2015).


Traducteur

David Buxton

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.



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