dimanche, février 02, 2025

CHILI, LES FRUITS AMERS DE L’« ESTALLIDO SOCIAL »

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CAMILA RAMÍREZ GAJARDO. – « UNIÓN POPULAR » (UNION POPULAIRE), 2020
 PHOTO EDI HEROSE

Février 2025, page 18, en kiosques / 
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Diplomatique
Un processus constituant enlisé, une gauche à la peine / 
Chili, les fruits amers de l’« estallido social » / Depuis la révolte populaire de 2019, qui a fait trembler le pouvoir de droite de l’époque, le pays a connu plusieurs consultations en vue de remplacer sa Constitution héritée de la dictature — sans aboutir —, et la gauche a gouverné. Cinq ans après l’événement historique, qu’en reste-t-il ? Tentative de bilan alors que les élections générales se profilent.

par Victor de La Fuente & Libio Pérez  

«Depuis nos mobilisations de 2019 contre les inégalités, rien n’a vraiment changé sur le sujet », soupire M. Ignacio Puelma, alors présent dans les rues de Santiago. De fait, au Chili, 1 % de la population détient toujours près de 40 % des richesses nationales (1). L’estallido social (« explosion sociale »), comme ce soulèvement populaire fut nommé à l’époque par les manifestants et les médias, a duré cinq mois. Il a mobilisé jusqu’à deux millions de personnes dans les rues de la capitale le 25 octobre 2019, son point d’orgue avec la grève générale du 12 novembre. Du jamais-vu dans l’histoire du pays. Dirigé contre le gouvernement du défunt président milliardaire Sebastián Piñera, à la tête du pays entre 2018 et 2022, il protestait contre les inégalités, la vie chère et les injustices sociales héritées du modèle économique néolibéral forgé par la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Il a débouché sur deux résultats essentiels.

ILLUSTRATION  MARTÍN ROJAS L.

► À penser en dessin :  FENÊTRE SUR COUR

Tout d’abord, sur la mise en place successive, entre 2021 et 2023, de deux instances — la Convention constitutionnelle, puis le Conseil constitutionnel (2) après l’échec de la première — chargées de rédiger une nouvelle Constitution pour en finir avec celle de 1980. Cette dernière, conçue par la dictature, sanctuarise la primauté des sujets de droit privé et de la logique de marché sur les prérogatives de l’État, aussi bien dans le domaine de l’économie que dans celui des services de base fournis aux populations. Son remplacement constituait l’une des principales revendications du mouvement populaire, comme le confirmait un premier référendum en 2020. Mais les projets constitutionnels portés par les deux organes ont capoté au même stade. À chaque référendum d’approbation du texte soumis — un scrutin à vote obligatoire —, le rejet majoritaire par les Chiliens a finalement sauvé la Constitution de Pinochet. Celle-ci continue donc de s’imposer à tous les gouvernements, notamment à l’actuel, de gauche, dirigé par M. Gabriel Boric, dont la dynamique du mouvement populaire de 2019 a significativement contribué à l’élection en décembre 2021. C’est le second résultat de l’estallido.

Le chef de l’État entame sa dernière année de mandat. Si son élection a écarté du pouvoir l’extrême droite conduite par M. José Antonio Kast (Parti républicain, PR), elle n’a pas donné de concrétisation institutionnelle aux espoirs des contestataires. Pourquoi la plus grande mobilisation populaire de l’histoire du Chili a-t-elle ainsi débouché sur une séquence politique inachevée, ses principales exigences — une nouvelle Constitution, plus de justice sociale — n’ayant pas été satisfaites ? Pour répondre à cette question, un retour en arrière s’impose afin d’éclairer les étapes d’un processus aussi tortueux qu’infructueux.

Des dynamiques similaires expliquent l’échec des tentatives de refonte constitutionnelle expérimentées entre 2021 et 2023. Dans les deux cas, les forces dominantes élues au sein de chaque assemblée — les indépendants issus des mouvements sociaux à l’origine de la révolte populaire et la gauche pour la Convention constitutionnelle, l’extrême droite et les conservateurs pour le Conseil constitutionnel — ont bénéficié d’une surreprésentation numérique en sièges comparée aux équilibres sociologiques réels de la population.

Échec des stratégies maximalistes

Au sein de la Convention, plus des deux tiers des délégués découlaient de candidatures indépendantes et de gauche, grâce à la dynamique politique entretenue par les acteurs mobilisés de 2019, au puissant rejet du gouvernement de Piñera, mais aussi à la forte abstention (57 %) exprimée lors de l’élection desdits délégués. Cette sanction traduisait alors en premier lieu le mécontentement des électeurs du centre et de la droite face à la gestion de la crise par le gouvernement et le refus de légitimer un processus constituant concédé aux protestataires de l’estallido. Dans le cas du Conseil constitutionnel, le vote des délégués avait entre-temps été rendu obligatoire. Celui des électeurs de la droite et du centre offrait cette fois près de la moitié des sièges à la seule extrême droite de M. Kast, à la fois radicalement hostile à la gauche et critique de la gestion du gouvernement de Piñera, et deux tiers au camp conservateur en lui agrégeant la droite traditionnelle. Et ce sur fond de médiocre popularité de M. Boric, dont le taux d’approbation oscille entre 25 % et 35 % depuis son élection.

Dans ces deux expériences, l’humeur populaire conjoncturelle a donc influencé les processus, au détriment du pouvoir en place. Chaque camp dominant a appliqué la même stratégie perdante au sein de son assemblée : élaborer des textes maximalistes correspondant à son programme politique idéal. Dans le premier cas, pour faire la part belle aux questions d’« identité » : égalité de genre, diversité sexuelle, droits des peuples autochtones notamment. Ces dernières ont mobilisé contre elles une grande partie des classes populaires et moyennes, sociologiquement majoritaires (3). Le 4 septembre 2022, 62 % de la population rejette la proposition de nouvelle Loi fondamentale (avec une participation de 85 %). Dans le second cas, pour rédiger un texte encore plus conservateur que la Constitution de Pinochet, remettant en cause le droit à l’avortement légalisé en 2017 en cas de viol, de danger pour la vie de la mère ou de non-viabilité du fœtus. Ou réduisant toujours plus le rôle de l’État au profit, par exemple, du renforcement des « systèmes mixtes » public-privé dans le domaine de la protection sociale (retraite, santé). Ce projet, rejeté par 55 % des électeurs le 17 décembre 2023 (avec une participation identique à celle de 2022), a mobilisé contre lui les fractions progressistes de la société et une proportion majoritaire de jeunes et de femmes.

Cette longue séquence accidentée indique a posteriori la profondeur des divisions sociales, politiques et culturelles présentes au sein de la population chilienne. Elle révèle également le poids latent d’électorats modéré et conservateur pouvant consentir à certaines évolutions lorsqu’elles ne remettent pas en question l’édifice de la société, comme l’incapacité du pays à dégager des consensus sur les transformations à engager. Aucun des grands problèmes qui affectent la société n’est résolu, et le verrou constitutionnel imposant le libéralisme économique à M. Boric reste en place.

Revenir sur les conditions de son élection permet de mieux comprendre d’autres limites de son action. L’ancien dirigeant étudiant a bien remporté le scrutin présidentiel avec près de 56 % des voix, contre 44 % pour son adversaire, M. Kast. Mais cette victoire est due à l’abstention, d’environ 45 %, et à la mobilisation au second tour d’une coalition démocratique large rassemblant opportunément la gauche de transformation, le centre gauche et le centre dans le seul but de contrer une menace commune imminente. M. Boric ne disposait que de 25 % des voix au soir du premier tour, le 21 novembre 2021. Le chef de l’extrême droite, lui, était arrivé en tête avec près de 28 % et a rallié une grande partie de la droite lors de la confrontation finale.

Dans le contexte de marathon constitutionnel entamé deux ans plus tôt, le gouvernement de M. Boric promet, en campagne et une fois installé au palais de la Moneda à partir de mars 2022, plusieurs réformes répondant aux aspirations du soulèvement de 2019 : extension des droits sociaux, modifications du système fiscal en faveur d’une plus grande justice, arrêt de la privatisation de celui des retraites. Mais leur matérialisation dépend de deux conditions indissociables : un changement de Constitution (qui n’interviendra donc pas) et la construction d’une alliance parlementaire soutenant ses orientations les plus transformatrices (qui ne prendra jamais forme dans cette perspective). M. Boric est en effet élu mais il ne dispose pas de la majorité au Congrès, réunissant la Chambre des députés et le Sénat, qui lui permettrait d’appliquer son programme. Lors des élections législatives, les voix des Chiliens se sont ainsi dispersées sur une vingtaine de partis, et les forces de droite dominent à ce jour les deux chambres.

Pour pouvoir faire adopter des lois, le salut de l’exécutif repose sur une alliance fonctionnelle nouée avec les forces sociales-démocrates et démocrates-chrétiennes qui ont dirigé le pays pendant vingt ans après la dictature. Leur action, au Congrès et au sein des cabinets ministériels, corrode en permanence les ambitions transformatrices du programme présidentiel initial. Et, en l’absence d’une stratégie de mobilisation populaire pour soutenir ses actions, à laquelle il préfère celle consistant à « habiter les institutions de la République » (dans le but de privilégier la construction de consensus parlementaires dans un pays politiquement fragmenté), le président n’a pas réussi à imposer ses réformes-phares : celles du système fiscal et des retraites. Néanmoins, au prix de multiples négociations, il a tout de même réussi à faire approuver la réduction de la durée de travail légale hebdomadaire à quarante heures (un objectif à atteindre en cinq ans). Il a obtenu que cinq millions de personnes, appartenant aux catégories sociales les plus modestes, bénéficient de la gratuité des soins dans le système public de santé. Son gouvernement a également augmenté le salaire minimum (un peu moins de 500 euros par mois) et imposé un impôt minier dont les recettes sont orientées vers les municipalités les plus pauvres du pays.

Depuis son investiture, les questions sécuritaires prennent le pas dans l’agenda politique en raison des pressions exercées par la droite. Le nombre d’homicides a augmenté de 38 % entre 2018 et 2023 (4). Ce phénomène s’explique par la présence accrue du narcotrafic dans le pays, comme dans toute l’Amérique du Sud. M. Boric a également dû faire face à la crise migratoire découlant de l’instabilité en Haïti et au Venezuela. Les ressortissants du pays bolivarien représentent 38 % des 1,9 million de migrants recensés au Chili (les Haïtiens, près de 10 %), et 75 % de ceux qui y vivent de manière irrégulière (17 % du total) (5). Enfin, il a fallu faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie de Covid-19 et combattre l’inflation élevée par des mesures fiscales et une politique de relèvement des taux d’intérêt bancaires. Elle s’établit à 4,5 % en 2024.

La dernière ligne droite avant les élections générales (présidentielle et législatives) s’engage. Elles seront organisées le 16 novembre et le 14 décembre (en cas de second tour pour la première). M. Boric ne pourra pas se représenter. Les sondages donnent pour l’heure un avantage à la droite traditionnelle, dont la candidate pourrait être la maire sortante de la commune de Providencia (agglomération de Santiago), Mme Evelyn Matthei. Toutefois, les résultats des élections municipales et régionales, intervenues en octobre et novembre 2024, révèlent un paysage plus ouvert qu’attendu. Ces scrutins confirment le tassement de la coalition présidentielle, sans pour autant signifier une déroute générale. La gauche dirige en réalité huit des seize régions du pays, contre six pour la droite. Deux échoient à des gouverneurs indépendants. Au niveau local, elle perd une quarantaine de municipalités dont Santiago au profit d’une nette victoire de la droite, mais en conserve cent onze. La coalition Chile Vamos (droite) renforce ses positions sur l’ensemble du territoire (cent vingt-deux villes). L’avancée du Parti républicain, avec qui Chile Vamos est en compétition directe pour s’imposer comme force dominante à droite en vue de la présidentielle, reste contenue. La formation de M. Kast, affaiblie par son échec au Conseil constitutionnel, n’a remporté que huit villes dans ce scrutin.

La reconduction d’un gouvernement de continuité conserve donc ses chances. À certaines conditions. Pour espérer l’emporter face aux candidats de la droite traditionnelle et de l’extrême droite, la gauche devra maintenir l’alliance modérée qui a gouverné avec M. Boric à sa tête. Atteindre cet objectif obligera de s’accorder avec les sociaux-démocrates et une partie du centre sur la mise en place d’un mécanisme — comme une primaire — permettant de présenter un candidat unique à la présidence, et de gagner avec une majorité au Congrès grâce à l’élaboration d’une seule liste de candidats. Si cette perspective unitaire advient, M. Boric pourrait avoir un successeur à la tête du pays issu de son camp. Mais les aspirations profondes du soulèvement social de 2019, elles, n’auront toujours pas transformé le Chili.

(Texte traduit de l’espagnol par Christophe Ventura.)

Victor de La Fuente & Libio Pérez

Respectivement directeur et éditeur de l’édition chilienne du Monde diplomatique.

Notes :

(1) Cf. Rafael Carranza, Mauricio De Rosa et Ignacio Flores, « Wealth inequality in Latin America », Banque interaméricaine de développement (BID), juin 2023.

(2) Lire Franck Gaudichaud, « Au Chili, le pari de la Constitution », Le Monde diplomatique, avril 2021, et Víctor de la Fuente et Libio Pérez, « Quelle Constitution pour le Chili ? », Le Monde diplomatique, septembre 2022.

(3) Lire Renaud Lambert, « Au Chili, la gauche déçue par le peuple », Le Monde diplomatique, octobre 2022.

(4) « 2018-2023 : Evolución de los homicidios », DecideChile, plate-forme d’analyse de données publiques, 2024.

(5) « Radiografía de la migración en Chile : crece un 46,8 % en cinco años y la mayoría son venezolanos », El País, Madrid, 2 janvier 2025.

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2019 - 18 DE OCTUBRE - 2023
AFFICHE  FEDERICA MATTA

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