jeudi, septembre 01, 2022

QUELLE CONSTITUTION POUR LE CHILI ?

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DESSIN DE SELÇUK 

Un processus démocratique inédit pour imaginer l’après-Pinochet / 
Quelle Constitution pour le Chili ?

Longtemps vitrine du néolibéralisme, le Chili n’en finit pas de décevoir ses admirateurs d’antan : en quelques années, ce champion des inégalités a renoué avec les mobilisations populaires, a élu un président de gauche et s’est engagé dans un processus de rédaction d’une nouvelle Constitution, afin de remplacer un texte issu de la dictature. Ainsi, la déception des uns suscite l’enthousiasme des autres.

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par Victor de La Fuente & Libio Pérez 

PHOTO AFP



LE MONDE DIPLOMATIQUE - AUDIO 
 « QUELLE CONSTITUTION POUR LE CHILI ?   »
Lu par Vladimir Cagnolari
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APRUEBO

Au matin du 11 octobre 2019, une lycéenne saute par-dessus le tourniquet du métro de Santiago. Elle est bientôt suivie par des dizaines, puis des centaines de jeunes gens dans les stations souterraines de la capitale chilienne. Cette vague d’écoliers proteste contre l’augmentation du prix des transports publics décrétée par une poignée de technocrates, et qui devait entrer en vigueur cinq jours plus tôt.

C’est l’étincelle qui manquait pour déclencher l’explosion. Le 18 octobre, le pays berceau du néolibéralisme voit s’enflammer une révolte qui se répand à l’ensemble du territoire, pendant plusieurs mois, avant d’aboutir à deux victoires : un processus constitutionnel modifiant les rapports de forces dans la société chilienne et l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de transformation sociale. Le jeune président Gabriel Boric a été élu le 19 décembre 2021. Et la date retenue pour le référendum sur le projet de nouvelle Constitution — la première dans l’histoire du pays à avoir été conçue en démocratie, rédigée par une convention constituante composée de délégués élus au suffrage populaire, avec un système de parité hommes-femmes, des sièges réservés aux peuples autochtones et la participation de diverses organisations de la société civile — est le 4 septembre 2022.

Comment expliquer de telles réussites ? Sans doute par le fait que ni les changements de ministres, ni la répression ne suffirent à briser la mobilisation contre les inégalités abyssales causées par un modèle économique issu de la dictature militaire du général Augusto Pinochet. Les manifestants dénonçaient la privatisation de la plupart des biens publics — l’éducation, la santé, l’eau —, la précarité grandissante des travailleurs et la rigidité d’un système politique hérité d’une Constitution élaborée et imposée par le régime militaire.

À SANTIAGO, AU CHILI,
VENDREDI 25 OCTOBRE 2019
PHOTO  SUSANA HIDALGO


Le mot « assemblée », un chiffon rouge

Le 13 novembre 2019, trois semaines après le début des manifestations, le président en fonctions, le milliardaire Sebastián Piñera, promet de chercher un accord en faveur de « la paix et [du] changement constitutionnel ». La veille, le pays s’est mis en arrêt à la suite d’un appel à la grève générale lancé par des dizaines d’organisations sociales, qui s’achève par des affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre. Les institutions vacillent, et le gouvernement de M. Piñera s’avère faible et isolé.

Au matin du 15 novembre, des négociations au sein du Congrès aboutissent à un accord appelant les électeurs à choisir par référendum en avril de l’année suivante entre l’élaboration d’une nouvelle Constitution ou la conservation de l’ancienne, conçue sous la dictature. À l’époque, le Parti communiste et une partie du Frente Amplio (« front large », coalition composée de formations de gauche et d’extrême gauche, de sociaux-démocrates et de simples citoyens dits « indépendants ») rejettent la proposition, estimant qu’elle vise à affaiblir les mobilisations sociales, encore en cours.

Le projet adopté propose également de définir le type de mécanisme à mettre en œuvre pour rédiger la nouvelle loi fondamentale. Assemblée constituante ou convention ? À en croire le sénateur social-démocrate Jaime Quintana, le terme de « convention » est retenu à la demande du président du parti de droite Rénovation nationale, M. Mario Desbordes, qui considère le mot « assemblée » comme un chiffon rouge.

En raison de la pandémie, qui se répand au Chili à partir de mars 2020, le référendum se voit repoussé au 25 octobre. Parallèlement, l’impact du soulèvement social commence à se refléter dans les chiffres de l’économie, avec un produit intérieur brut (PIB) en chute de 2,1 % au cours du dernier trimestre de 2019, 7,4 % d’emplois supprimés et une croissance économique atone (1,1 % en 2019). En dépit des restrictions sanitaires, des confinements et d’une mobilité réduite, des milliers de militants s’engagent dans la campagne pour le « oui » au changement constitutionnel et à une Constituante élue par le peuple, dans le respect de la parité hommes-femmes (en dépit d’un nombre de sièges impair), de la représentation des groupes autochtones et de l’égalité de traitement pour tous les candidats, qu’ils soient membres d’un parti ou indépendants.

La droite se divise sur la conduite à tenir, y compris au sein du gouvernement de M. Piñera. Les tenants du « non » militent pour que, dans l’hypothèse où le « oui » l’emporterait, le chantier de la nouvelle Constitution soit confié au Congrès, qui réunit Chambre des députés et Sénat et qui demeure l’une des institutions les plus impopulaires du pays. Ils souhaitent limiter les modifications apportées à la Constitution de Pinochet. Cette dernière avait été élaborée pendant sept ans par neuf juristes sous la surveillance de quatre généraux de la junte et approuvée par plébiscite en 1980 dans un contexte où les partis politiques étaient interdits. Les rares observateurs internationaux alors présents au Chili avaient crié à la « fraude ». Malgré quelque deux cents amendements, la Constitution de la dictature n’a guère évolué depuis sa rédaction, entérinant l’orientation néolibérale de la gestion du pays. La dernière grande réforme fut impulsée par le président social-démocrate Ricardo Lagos, qui supprima les postes de sénateurs désignés à vie, comme celui occupé un temps par Pinochet lui-même, de même que les prérogatives du Conseil de sécurité nationale, et octroya au chef de l’État le pouvoir de nommer et de révoquer les chefs de l’armée.

Le soir du vote, le résultat du référendum d’octobre 2020 est sans appel : 78 % des voix en faveur d’une nouvelle Constitution, et 80 % de « oui » à une convention constituante élue sans intervention du Congrès. La tension sociale accumulée au cours des mois précédents commence à refluer, en même temps que s’effondre la légitimité politique des parlementaires et du gouvernement de M. Piñera, dont l’indice personnel de popularité plonge dans les sondages.

Environ 1 400 candidats se disputent les 155 sièges de la future convention constituante, dont l’élection intervient les 15 et 16 mai 2021. Parmi les sept listes proposées aux électeurs, représentant partis, indépendants et candidats des peuples autochtones, aucune n’obtint la majorité absolue, ni un pourcentage suffisant pour remporter les deux tiers des sièges de la convention, un seuil stratégique imposé par la droite qui aurait permis à un seul camp de valider ou de bloquer les nouvelles normes constitutionnelles. Le vote se solde également par un échec cinglant pour les groupes conservateurs : l’alliance de droite ne remporte que trente-sept sièges, contre vingt-huit pour le Frente Amplio et les communistes et vingt-cinq pour les sociaux-démocrates, qui ont gouverné le pays durant presque vingt ans. Les indépendants se partagent les sièges restants, laissant à la Démocratie chrétienne — aux commandes du pays dans les années 1990, et l’un des partis les plus importants en nombre d’adhérents — le privilège d’enregistrer l’échec le plus cuisant, avec un seul délégué.

Au matin du 4 juillet 2021, les délégués constituants se réunissent pour élire leur bureau. À l’issue d’âpres négociations et de votes successifs, la présidence échoit à Mme Elisa Loncon, une Mapuche titulaire d’un doctorat en linguistique, et la vice-présidence à un jeune avocat constitutionnaliste, M. Jaime Bassa. Les mandats, tournants, sont fixés à six mois. Au cours de son discours inaugural prononcé en mapudungun, sa langue maternelle, Mme Loncon évoque le nouveau Chili en train de naître, représenté par une assemblée composée presque à parts égales d’hommes et de femmes et comptant dix-sept représentants autochtones, vêtus pour l’occasion de leurs tenues traditionnelles et parlant leurs propres langues.


« Pendant longtemps, les forces de l’oubli ont voulu imposer leur règne, et nous avons vécu des décennies durant dans une illusion, une oasis : un pays fort, uni et en marche. Un beau jour, ce mirage a fini par exploser, et partout dans le pays on a commencé à entendre : “Le Chili se réveille !” Ce réveil nous a réunis ici aujourd’hui, pour imaginer les contours du nouveau pays que nous sommes en train de créer », proclame la première présidente de la convention.

D’une moyenne d’âge de 44 ans, les 155 délégués comptent 59 avocats, 20 enseignants, 9 ingénieurs, 6 anciens parlementaires, 5 journalistes, un étudiant, un ancien amiral et une machi (soignante pratiquant la médecine autochtone), entre autres. Ils consacrent deux mois et demi de travail à élaborer le fonctionnement de l’instance, décliné en cinq parties : éthique, rémunération des membres, participation de la population (notamment autochtone), règlement de base, etc.

Répartis en sept groupes de travail, les délégués se trouvent en proie aux assauts des secteurs conservateurs, qui s’emploient à remettre en question la légitimité de l’instance. De leur côté, les groupes de gauche liés au mouvement social mettent les bouchées doubles en vue d’inscrire dans la nouvelle Constitution les objectifs les plus ambitieux possible, pour ne pas dire délirants dans le contexte chilien : dissolution des pouvoirs régaliens de l’État, expropriation des exploitants de richesses minières, instauration de soviets sur le territoire… Restées sans lendemain, ces propositions facilitent les campagnes de désinformation de la droite, qui suggère que le pays pourrait être découpé en petits territoires dans l’unique objectif de fournir des terres aux peuples autochtones, que l’on pourrait changer le drapeau ou l’hymne, que le droit d’hériter d’une maison pourrait être supprimé ou que l’avortement pourrait être autorisé au long des neuf mois de grossesse. Les grandes entreprises et leurs médias s’engouffrent dans cette campagne de défense de leurs privilèges, ralliant à leur cause quelques anciens protagonistes du processus de transition démocratique, dont des figures de la Démocratie chrétienne, porte-voix du « parti de l’ordre ».

Pour Agustín Squella, juriste, journaliste et philosophe élu à la convention sur une liste indépendante, la nouvelle Constitution s’appuie sur un « engagement réel pour faire de la démocratie une forme de gouvernement » : au système représentatif s’ajoutent désormais des formes de participation directe « à travers des référendums ou des initiatives de loi populaires », ainsi qu’un nouvel éventail de droits inédits ici. Le texte se caractérise en effet par un large catalogue de droits sociaux, au premier rang desquels un salaire juste, équitable et suffisant, le droit de grève et la liberté syndicale. Il garantit un système de santé publique renforcé et universel, une éducation publique de qualité, gratuite et non sexiste. Il reconnaît le droit des parents et tuteurs à choisir le type d’éducation de leurs enfants et la liberté de l’enseignant de faire cours comme il l’entend, à l’école comme à l’université.

Le texte proposé par la convention cimente d’autres droits, comme l’accès à un logement digne, à l’établissement des faits historiques lors de la dictature (1973-1990), à une information pluraliste de qualité… Il entérine par ailleurs l’une des revendications majeures de la population, en particulier hors de la capitale : le droit à l’eau, qui n’est plus considérée comme une marchandise, mais comme un bien commun d’accès libre. Sur le plan du système politique, le Chili passe d’une forme d’hyper-présidentialisme à un régime présidentiel modéré, avec un système législatif bicaméral asymétrique qui conserve la Chambre des députés et remplace l’actuel Sénat par une Chambre des régions.

Le texte prévoit également que l’État s’implique dans le pilotage de l’économie afin, par exemple, de diversifier la production ou de renforcer le secteur social et solidaire. Il définit la corruption comme un crime portant atteinte à la démocratie, de sorte qu’une personne condamnée à ce titre ne pourra plus exercer de fonction publique ni se présenter à une élection. La même règle vaut pour les violations des droits humains, les crimes sexuels ou les violences intrafamiliales. Le texte crée un système de sécurité sociale offrant une couverture « fondée entre autres sur les principes d’universalité, de solidarité, de suffisance et de soutenabilité ». Enfin, il s’agit de la première Constitution du monde à convenir de l’existence d’une crise climatique et écologique et à enjoindre à l’État de prendre tous les moyens de prévention, d’adaptation et de réduction des risques nécessaires pour en limiter les effets.

« Nous, le peuple du Chili, composé de diverses nations, nous nous accordons librement cette Constitution, conçue dans un processus participatif, paritaire et démocratique », annonce en préambule le texte officiel, remis le 4 juillet au président Boric lors d’une cérémonie organisée dans les murs de l’ancien Parlement et accompagnée d’une mobilisation citoyenne en soutien au travail constitutionnel.

Dans son dernier discours en tant que vice-président de la convention — dissoute le jour même de la remise du texte —, M. Gaspar Domínguez déclare : « Ceci est l’un des processus les plus étonnants et transformateurs que le Chili ait connus dans son histoire démocratique. Un processus qui a surgi de façon inespérée, comme une lumière au milieu de l’incertitude et de l’angoisse. (…) Le Chili a décidé de réagir à sa profonde crise politique par un processus démocratique inédit, pour lequel il n’y a pas de recette. Nous voici aujourd’hui au pied du mur, nous acquittant de notre tâche en temps voulu, montrant au monde que nous sommes une république et une démocratie matures. » La cérémonie donne le coup d’envoi de la campagne pour le référendum du 4 septembre, qui verra les Chiliens approuver ou rejeter la nouvelle Constitution.

Avec une victoire du « oui » s’ouvrirait une longue période de mise en œuvre du nouveau texte. Il s’agirait d’adapter le système politique et les lois. Et, surtout, de transformer les nouveaux droits en réalité. Avec une victoire du « non », la Constitution de Pinochet resterait en vigueur jusqu’à ce que les différentes forces politiques la réforment au sein du Parlement. Mais le président Boric a annoncé qu’un rejet déclencherait, selon lui, l’inauguration d’un nouveau processus constituant. Après tout, le référendum du 25 octobre 2020 avait établi qu’une majorité de Chiliens — dans un scrutin affichant la plus importante participation de l’histoire du Chili — souhaitait une nouvelle Constitution. Aucune limite de temps n’avait alors été précisée.

Victor de La Fuente & Libio Pérez

Respectivement directeur et éditeur de l’édition chilienne du Monde diplomatique.

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 RÉFÉRENDUM SUR LA NOUVELLE CONSTITUTION
CHILI 4S 2022 « J'APPROUVE »