jeudi, septembre 22, 2022

LES VILLES DE QUINTERO ET PUCHUNCAVI, CE « TCHERNOBYL CHILIEN » OÙ LA SANTÉ DES HABITANTS EST « SACRIFIÉE »

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CHILI

Les villes de Quintero et Puchuncavi, ce «Tchernobyl chilien » où la santé des habitants est « sacrifiée »

REPORTAGE La zone ultra-industrialisée, baptisée le «Tchernobyl chilien », souffre d’épisodes d’intoxication à répétition. La fermeture d’une fonderie de cuivre, réclamée par le président Gabriel Boric, est en débat.

Par Flora Genoux (Quintero-Puchuncavi (Chili), envoyée spéciale)

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D’abord, un puissant mal de tête, des vertiges. Ensuite, comme une lourdeur dans les cuisses. Sonnée, Belen Jimenez, 15 ans, a tenté de quitter sa salle de classe, le vendredi 1er avril : impossible, ses jambes ne la portaient pas. « Un camarade m’a soutenue jusqu’à l’infirmerie. J’avais peur, envie de pleurer », se rappelle l’élève de 2de du lycée polytechnique de Quintero.

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Belen Jimenez, qui a souffert d’intoxication, et sa mère, Maria Sarabia, à Puchuncavi (Chili), le 30 août 2022.

Comme elle, des dizaines de personnes ont été intoxiquées en 2022, après avoir respiré des composés volatils organiques, à Quintero et Puchuncavi, deux villes voisines de plus de 50 000 habitants, situées à 160 kilomètres au nord-ouest de Santiago, la capitale. Une centaine de cas ont été recensés rien que début juin.

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Pendant une semaine entière, les établissements scolaires ont été fermés : les enfants sont davantage sensibles à ces épisodes. Les autorités le savent. Le pic de pollution est loin d’être le premier dans cette zone ultra-industrialisée qui, de l’aveu même des responsables politiques, est « sacrifiée » en matière sanitaire et environnementale.


Les habitants évoquent un malaise constant et des intoxications régulières, ce qui vaut à la zone le nom de « Tchernobyl chilien », lancé par l’ONG Greenpeace. « Je commence ma journée avec du paracétamol et un anti-inflammatoire », raconte Maria Sarabia, 49 ans, la mère de Belen, et membre de l’association de parents d’élèves du lycée polytechnique de Quintero.

Elle rapporte, à l’instar de ses voisines, des céphalées soudaines en pleine nuit, des nausées sans explication. « Ici, tu as mal à la tête ? C’est normal. On nous tue petit à petit, parce qu’on tombe malade petit à petit », corrobore Rosa Jarra, 54 ans, habitante de Quintero, elle aussi membre de l’association.

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« Le prix à payer de la modernité »

Pourtant, Quintero et Puchuncavi a des allures de carte postale : la baie, battue par le Pacifique, ses maisons de pêcheur ou de villégiature, ocre, jaunes, rouges. Et la brume qui plonge la falaise dans un bleu gris ouaté. Un décor qui a inspiré les poètes chiliens. Puis, dans la continuité, comme une irruption : quatre turbines, une centrale électrique à charbon crachant de la vapeur et un port, qui composent le complexe industriel dantesque de la baie. Quinze entreprises, employant plus de 3 500 personnes, selon la mairie de Puchuncavi.

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Le complexe industriel tout proche de la plage de Las Ventanas, à Puchuncavi (Chili), le 31 août 2022.

Cette installation, commencée dès 1958, n’a cessé de s’étoffer au fil des années, notamment avec l’arrivée de la fonderie puis de la raffinerie de Codelco, le poids lourd public du cuivre, de l’entreprise chilienne chimique Oxiquim, de la firme gazière chilienne Gasmar, d’une cimenterie… Au Chili, il s’agit de l’une des cinq zones dites « de sacrifice », répertoriées dans une note technique du Congrès datant de juillet 2022, reconnues également par l’ONU. Toutes ont en commun la présence d’une centrale à charbon.

Selon la Banque mondiale, l’industrie représente près de 32 % du produit intérieur brut, tirée par l’hypertrophique secteur minier, le Chili étant le premier producteur mondial de cuivre

« C’est une zone qui s’est développée sans considération environnementale ni sanitaire. Dès le départ, elle a été conçue comme “sacrifice”, avant que le terme soit inventé. C’était le prix à payer de la modernité », retrace Antoine Maillet, politiste au Centre d’études du conflit et de la cohésion sociale. L’industrie représente près de 32 % du produit intérieur brut, selon les données de la Banque mondiale, tirée par l’hypertrophique secteur minier, le Chili étant le premier producteur mondial de cuivre.

Quintero et Puchuncavi, avec notamment la gigantesque Codelco, reflète ainsi les choix productifs du pays, ceux que le président Gabriel Boric (gauche), arrivé au pouvoir en mars avec un fort discours écologique, entendait remettre en question. En pleine campagne, en septembre 2021, il dénonçait « le règne de l’extractivisme », devenu « insupportable pour la nature et les gens ».

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« Nous ne voulons plus de zones de sacrifice. Il existe aujourd’hui dans notre pays des centaines de milliers de personnes exposées à la détérioration environnementale aiguë que nous avons causée, ou permise, qui me fait honte en tant que Chilien », déclarait M. Boric, le 17 juin, dans la foulée du scandale de la nouvelle intoxication. Il a souhaité frapper fort, en exigeant la fermeture de la fonderie de cuivre de Codelco, à Quintero et Puchuncavi. Celle-ci est actuellement en discussion au Congrès.

« Le Chili, zone de non-droit environnemental »

« Mais ce n’est pas que nous qui polluons ! », s’étouffe Andrea Cruces, présidente du syndicat numéro un (il y en a deux) des travailleurs de Codelco, en levant les mains en l’air. Après cette annonce, le syndicat s’est mobilisé pour contester la fermeture, qui concerne 348 travailleurs. « Toutes, absolument toutes les entreprises émettent des gaz toxiques. Nous, on respecte la norme environnementale. On veut savoir la vérité. Cherchez les responsables des intoxications ! » Le gouvernement a annoncé une série de dispositions en juin, parmi lesquelles l’installation d’appareils de mesure aux abords des entreprises.

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Katta Alonso, une militante écologiste, dans sa maison, à Puchuncavi (Chili), le 30 août 2022.

« En matière de normes environnementales, le Chili est une zone de non-droit », déplore Katta Alonso, fondatrice du Mouvement environnemental des femmes des zones de sacrifice en résistance. Les plafonds d’émissions fixés, notamment des particules et des dioxydes de soufre et d’azote, dépassent les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMC), selon un relevé de l’observatoire environnemental Chile Sustentable, en mars.

En 2019, un plan de prévention et de décontamination atmosphérique a été adopté. La même année, la Cour suprême a reconnu la situation de « grave contamination »

Dans sa note technique, le Congrès relève, depuis 2011, la présence de dioxyde de soufre, de toluène, de méthylchloroforme et de nitrobenzène dans l’air à Quintero et Puchuncavi. « Ont aussi été détectés des métaux lourds et de l’arsenic dans le sol, ainsi que dans les cheveux et les ongles [des habitants] », poursuit la note.

Dès 2015, la zone a été déclarée « saturée » en raison des particules fines, impliquant une réduction des émissions pour la raffinerie de pétrole, les centrales thermiques et la fonderie, retrace Chile Sustentable. En 2019, un plan de prévention et de décontamination atmosphérique a été adopté. La même année, la Cour suprême a reconnu la « grave contamination » et a intimé, entre autres, aux autorités de mesurer les gaz polluants avec précision.

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Des résidus de charbon sur la plage de Las Ventanas, à Puchuncavi, au Chili, le 31 août 2022. 

« Une désillusion terrible »

Cependant, les associations déplorent l’absence de statistiques exactes et complètes permettant de remonter jusqu’aux responsables, et mentionnent aussi la pollution marine. En 2013, déjà, un rapport du ministère de l’environnement signalait la présence de métaux lourds dans les organismes marins. A Quintero et Puchuncavi, « le lien social est cassé. Il y a une désillusion terrible », lâche Katta Alonso.

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Marcos Morales, le maire de Puchuncavi (Chili), dans son bureau, le 31 août 2022.

Le maire de Puchuncavi a, lui aussi, des mots amers. « On n’a pas de relation avec ces entreprises. Leur responsabilité sociale laisse à désirer : on ne voit pas beaucoup de bus qui partent avec des travailleurs de Puchuncavi. D’ailleurs, elles n’ont jamais été transparentes sur les chiffres de personnes d’ici qu’elles employaient », fustige Marcos Morales (droite).

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Il ne fait pas partie de ces responsables locaux gênés aux entournures, trop dépendants de la recette fiscale procurée par les sociétés polluantes. Celle-ci est « terriblement faible », avec 600 millions de pesos (environ 647 000 euros annuels), assure-t-il. «Pourquoi ces entreprises payent-elles leurs impôts dans les maisons mères, à Las Condes [quartier chic de Santiago] et pas ici ? Je n’ai même pas assez d’argent pour mettre en place un système d’égout. » Pendant ce temps, dénonce-t-il, les sols n’ont fait que se détériorer. Dans les environs, les familles cultivaient des lentilles. « Ça a été réduit à zéro en raison de l’acidité des pluies », soutient-il.

Si l’industrie lourde tourne le dos à la ville et ronge la santé de ses habitants, le maire a d’autres desseins pour Puchuncavi : il mise sur l’attraction du sport, avec la présence d’un terrain de golf. Il rêve que sa ville devienne un haut lieu du tourisme. Changer de modèle, comme le gouvernement actuel l’a appelé de ses vœux, est-ce possible ?

« Des fruits de mer déformés par la pollution »

« L’activité économique de la zone est telle que les différents gouvernements craignent de la freiner ou de l’arrêter », observe Antoine Maillet. « Le gouvernement a une vraie conviction écologique. Sur la fermeture de la fonderie, il tient bon. Mais il manque d’élan », remarque l’universitaire. Le programme du gouvernement était largement lié à la Constitution – rejetée par référendum le 4 septembre –, qui établissait une nomenclature profondément écologique et exigeante. L’éventuelle élection d’une nouvelle assemblée et ses modalités de travail sont actuellement au cœur des discussions entre le gouvernement et l’opposition.

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En attendant, sur la plage de Puchuncavi, un petit groupe ramasse à la pelle du sable noir : du charbon, déposé par vaguelettes alors que la marée descend. Les travailleurs matinaux sont d’anciens pêcheurs, privés d’activité suffisante en raison de poissons de plus en plus difficiles à vendre et de « fruits de mer déformés par la pollution », témoigne Sergio Silva, 61 ans, gérant de cette petite entreprise qui prête ses services au complexe industriel depuis 2014.

D’anciens pêcheurs travaillent au nettoyage des déchets de charbon sur la plage de Las Ventanas, à Puchuncavi, au Chili, le 31 août 2022.

Sur la plage, il flotte un air de décati : à y regarder de plus près, plusieurs bicoques de pêcheur sont abandonnées. « Je suis triste. Nous sommes des citoyens de quatrième zone. On a été sacrifiés », souffle M. Silva, qui ajoute : « On continue d’être sacrifiés. » D’autres pêcheurs persévèrent. La barque The Hunter revient d’une expédition généreuse, des merlus plein les filets. « Mais sur cette plage on les vend trois, quatre fois moins cher », regrette Leonardo Santibanez, 46 ans.

Il le soutient mordicus, sa marchandise n’est pas contaminée : il va promener sa barque un peu plus loin. Désabusé, lui aussi raconte une vie gangrenée silencieusement. « Mes parents sont tous deux morts d’un cancer foudroyant », confie-t-il. Pour la première fois en mars 2022, une étude de l’université de Valparaiso a établi que les habitants de la baie industrielle avaient plus de risques de présenter un défaut du gène suppresseur de tumeurs. Le pêcheur hausse les épaules : « Le cancer, je sais que tel est mon destin. »

Par Flora Genoux (Quintero-Puchuncavi (Chili), envoyée spéciale)


Flora Genoux

Quintero-Puchuncavi (Chili), envoyée spéciale