mercredi, mai 04, 2022

AU CHILI, LA FRÉNÉSIE CONSUMÉRISTE D’UNE POPULATION ACCRO À LA DETTE

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PHOTO CRISTOBAL OLIVARES

DÉCRYPTAGES Au Chili, les centres commerciaux, très fréquentés par la population, reflètent une économie axée sur la consommation et l’endettement. Le « Costanera Center », véritable phare de la capitale Santiago, a comptabilisé à lui seul 38 millions de visites en 2019.

Flora Genoux Santiago, envoyée spéciale

FLORA GENOUX

C’est une boussole, dont la cime, inratable, dépasse la silhouette urbaine de Santiago, avec la cordillère des Andes en toile de fond. Depuis 2012, l’ensemble immobilier Costanera Center, avec son centre commercial, surplombe la ville de ses 300 mètres, le propulsant, jusqu’à il y a peu, comme le gratte-ciel le plus haut d’Amérique latine. A l’intérieur, les mêmes superlatifs à tous les étages – quatre, pour la partie commerciale, couronnée par le « patio gastronomique » et ses 60 restaurants –, où les clients se pressent aux escalators pour accéder aux plus de 350 enseignes ou à l’une des douze salles de cinéma. « Un lieu où tout est réuni. On y va ! », revendique le mall (« centre commercial »).

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Au Chili, ce lieu vers lequel convergent sans cesse les habitants est désigné en anglais, signe du modèle de société néolibéral qu’il incarne, le regard tourné vers ses origines, les États-Unis. Le Costanera Center – ou « centre côtier », car situé sur les rives du fleuve Mapocho –, le plus emblématique de tous, raconte ainsi les choix d’un pays et donne la température de son économie, récemment parcourue par une poussée de fièvre consommatrice. « Si le Chili a été le berceau du néolibéralisme, ce sera aussi son tombeau », prophétisait en juillet 2021 le futur président Gabriel Boric, alors qu’il emportait les primaires de la gauche en amont de l’élection présidentielle.

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Le plus jeune président de l’histoire chilienne, qui a pris ses fonctions le 11 mars, a depuis lissé son discours. Mais son arrivée au pouvoir préfigure-t-elle la fin d’un mode de vie symbolisé par le mall ? « La relation du Chili avec les centres commerciaux est unique en Amérique du Sud, c’est le pays qui en possède le plus grand nombre en mètres carrés par habitant. Le premier a ouvert en 1982 », raconte Liliana de Simone, urbaniste spécialiste des malls et directrice de l’Observatoire de la consommation, de la culture et de la société à l’université pontificale catholique du Chili.

« Héritage de la dictature »

Le pays vit alors en pleine dictature (1973-1990), celle qui pose, sous l’influence des « Chicago Boys », formés à la pensée de l’économiste américain Milton Friedman, le socle néolibéral du pays, gravé jusque dans sa Constitution, approuvée en 1980. « Les centres commerciaux s’étendent dans les années 1990. Au lieu d’effacer l’héritage de la dictature, l’idée est alors de démocratiser les centres, pour qu’ils deviennent accessibles à tous. Ils commencent à s’installer au sein même des villes », poursuit Mme de Simone.

Barricades en feu, affrontements avec la police. Trente ans plus tard, l’historique révolte sociale de 2019 arrive symboliquement jusqu’aux portes du Costanera Center, le temple d’un modèle économique accusé de scléroser les inégalités. Si 1 % de la population détient encore plus d’un quart des richesses, la pauvreté a fortement chuté depuis le retour à la démocratie. « Et il y a même des manifestations pour réclamer l’arrivée d’un centre commercial dans une ville, car ce sont des lieux où les gens se retrouvent », explique Liliana de Simone.

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« Le crédit manque de régulation au Chili, et cela représente une bombe à retardement », Lorena Pérez-Roa, anthropologue

Et où l’on fait tout : on peut naître dans un centre commercial (le Mallplaza Vespucio, à Santiago, a sa clinique), y réaliser des démarches administratives (des bureaux de l’état civil peuvent s’y loger), s’y soigner, y flâner de longues heures… Résultat, à contre-courant de leur fermeture aux Etats-Unis, les malls continuent de fleurir – la chambre des centres commerciaux relève 21 projets en cours –, et leur affluence ne se tarit pas. L’emblématique Costanera Center a ainsi comptabilisé 38 millions de visites en 2019.

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Écran de surveillance au Costanera Center mall à Santiago du Chili, le 18 décembre 2021.

Pour alimenter la machine, l’usage du crédit à la consommation est la règle. Parmi les personnes endettées, 96 % en ont souscrit un, d’après le dernier rapport de la Commission pour le marché financier, contre un peu moins d’un quart pour un prêt immobilier. « Il est très facile d’avoir accès au crédit au Chili, notamment avec les cartes offertes par la grande distribution. C’est un marché qui manque de régulation, et cela représente une bombe à retardement », estime Lorena Pérez-Roa, anthropologue spécialiste de l’économie des foyers à l’université du Chili.

Croissance en trompe-l’œil

Selon le dernier rapport de l’université San Sebastian et de la société Equifax, 4 millions de personnes – dans un pays de 19 millions d’habitants – ne sont pas parvenues à honorer au moins une partie de leur dette en 2021. « Si tout le monde peut accéder au crédit, les conditions restent inégalitaires, avec des taux d’intérêt bien plus élevés pour les moins favorisés », souligne Mme Pérez-Roa.

Au dernier étage du Costanera Center, Tamara, une ouvrière de 29 ans, reprend souffle à la table d’un glacier. Elle a posé à ses pieds six sacs de vêtements, tous achetés à crédit, en trois versements. « Ce bas de jogging Nike, c’est pour moi. J’aime les marques. Il m’a coûté 45 000 pesos [50 euros] », décrit-elle en déballant son achat. Le taux d’intérêt ? Elle hésite. « Je crois qu’il y a un pourcentage et un coût fixe. Ils l’ajoutent directement sur la carte », s’emmêle-t-elle.

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L’immeuble accueillant le Costanera Center mall à Santiago du Chili, le 18 décembre 2021.

« Le taux d’intérêt, ça passe au second plan, j’entre dans le magasin et j’achète. Je sais que s’il n’y avait pas tous ces crédits, je serais plus organisée avec mon argent. Mais c’est comme ça, le Chilien est consumériste », devise celle qui perçoit 370 000 pesos, un peu plus que le salaire minimum – revalorisé à 350 000 pesos en début d’année, et qui devrait atteindre 400 000 pesos en 2022, dans le cadre du programme économique du nouveau président. Plus de la moitié de ses revenus sont dévolus au remboursement de ses crédits, répartis sur quatre cartes.

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La jeune femme a notamment utilisé le revenu familial universel d’urgence, distribué à 15 millions de personnes par le gouvernement, dans le cadre de la pandémie de Covid-19, entre juin et septembre 2021 (l’équivalent de 189 euros pour une personne seule, à l’époque), pour éponger ses dettes. Le gouvernement a aussi débloqué différentes aides exceptionnelles en 2021, afin de permettre aux Chiliens d’honorer leurs échéances. Ces aides et la possibilité de piocher dans les fonds de retraite ont largement alimenté la croissance, de 11, 7 % en 2021. Un essor en trompe-l’œil qui va largement retomber cette année, avec une croissance qui devrait s’établir entre 1 % et 2 %.

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Des clients déjeunent dans l’un des restaurants de la terrasse du Costanera Center mall à Santiago du Chili, le 18 décembre 2021.

À 66 ans, Magarita, ouvrière textile, continue de travailler pour compléter sa faible retraite. « Je n’ai jamais l’argent suffisant », lâche la sexagénaire, qui termine une côte de porc-frites en haut du Costanera Center. Elle et son amie ont réalisé tous leurs achats à crédit, sans étudier les taux d’intérêt. « Il faut bien s’endetter », complète Veronica, 56 ans, à la tête d’une petite entreprise textile. En attendant de rembourser leurs prêts, les deux amies passent, ravies, tout leur samedi après-midi au mall, « parce que ça change les idées ».

Flora Genoux Santiago, envoyée spéciale


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