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ROMOLA GARAI «MISS MARX » PHOTO DU FILM Des enfants de Karl Marx, on connaît plutôt sa fille Laura, qui fut l’épouse de Paul Lafargue, l’auteur du fameux Droit à la paresse (1883). Avec le film Miss Marx, la réalisatrice italienne Susanna Nicchiarelli rend hommage à la fille cadette du penseur à la barbe, Eleanor (1855-1898). Qui était cette femme au destin tragique, qui fut à l’avant-garde du féminisme socialiste ? Nous vous proposons un aperçu de son parcours, propos de la réalisatrice à l’appui.
ELEANOR MARX PHOTO FLICKR |
Eleanor Marx est la plus jeune des enfants de Jenny von Westphalen et Karl Marx. Née à Londres en 1855, elle était très proche de son père, dont elle a rigoureusement étudié le travail avant de l’éditer. Toute sa vie est marquée par une activité intellectuelle et militante intense. Accompagnant très tôt son père lors de différentes rencontres et congrès (elle assista aux débats qui opposèrent Karl Marx et Mikhaïl Bakounine lors de l’Association internationale des travailleurs de 1871, âgée de seulement 16 ans), elle a développé un militantisme socialiste précoce, auquel se greffe une sensibilité artistique et littéraire. Celle-ci se traduit notamment dans son amour du théâtre, dont elle envisagea un moment de faire son activité professionnelle, et dans les traductions qu’elle réalisera des œuvres de Flaubert et Ibsen, deux auteurs qui ont pu raconter des destins de femmes proches du sien, comme le relève Susanna Nicchiarelli.
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Dépendance morale
Car la vie d’Eleanor est aussi marquée par sa relation avec un homme, Edward Aveling, lui aussi socialiste, et les différents déboires qui en découlèrent et qui la conduisirent à une fin tragique. C’est aussi sur cette partie émotionnelle de la vie de la surnommée « Tussy » que s’est concentrée Nicchiarelli. « Je crois que la complexité du rapport entre vie privée et vie publique chez Eleanor est très importante », nous a ainsi confié la réalisatrice, très attachée au fameux slogan féministe des années 1960 selon lequel « le privé est politique ». De fait, la situation personnelle d’Eleanor Marx était très moderne, souligne-t-elle : elle n’était pas mariée, n’avait pas de dépendance économique vis-à-vis de son compagnon (c’était même plutôt le contraire qui était vrai, Aveling étant de notoriété publique un homme très nonchalamment dépensier), et n’avait pas d’enfant. Elle avait la liberté de quitter cet homme quand elle le voulait. Mais, en dépit de la réputation sulfureuse d’Aveling, de son côté volage et dilapidateur et des souffrances qu’elle en tirait, elle ne le fit pas – jusqu’à ce que, découvrant son mariage avec une autre femme, elle sombre dans le désespoir et se suicide, à l’âge de 43 ans.
La complexité du rapport entre la vie privée et publique d’Eleanor Marx se lit dans l’intéressant concept de « dépendance morale » qu’elle mobilise dans ses prises de parole en faveur du féminisme socialiste. L’idée est que même si la dépendance économique est absente au sein d’une union entre deux individus, les rapports amoureux peuvent demeurer écrasants, et qu’il faut interroger et politiser cette question, notamment en interrogeant la permanence des institutions bourgeoises, en premier lieu celle du mariage. C’est le parti de la réalisatrice que de montrer une Eleanor Marx chez qui les prises de positions féministes s’affinent à mesure qu’évolue sa relation avec cet homme, avec qui elle a par ailleurs signé un certain nombre d’ouvrages, dont un pamphlet féministe, The Woman Question, publié en 1886 (ses essais n’ont pas été officiellement traduits en français, mais vous pouvez trouver ici une version numérique de ce dernier, sous le titre de La Question féminine). La figure ambivalente d’Edward Aveling a d’ailleurs inspiré des débats chez les protagonistes du film. L’acteur Patrick Kennedy, qui le campe, cherchait à le réhabiliter comme un « bon socialiste » auprès du reste de l’équipe, pour qui il avait plutôt quelque chose du monstre froid. Une ambiguïté finale à laquelle tient la réalisatrice, pour qui « les films ne doivent pas apporter de solutions mais poser des questions, nourrir des débats ».
Pensée en acte
Et des débats, Miss Marx en soulève, comme en témoignent les discussions qui ont suivi les avant-premières, souligne la réalisatrice, elle qui cherchait beaucoup à remettre sur le devant de la scène des notions marxistes utiles pour penser nos sociétés, au premier rang desquelles celle d’aliénation. Chez Marx, ce concept vise à montrer qu’alors que le travail devrait nous permettre de nous accomplir, dans les faits, répétitif et épuisant, il perd toute signification en régime capitaliste et nous rend comme étrangers (alienus, en latin) à nous-mêmes. Toutefois, au-delà des questions proprement théoriques et programmatiques, Miss Marx donne à voir une femme d’action, qui ne cessa de puiser au sein même de ses engagements les matières d’une théorie en mouvement. Au contact permanent des ouvriers dans les usines, elle fut l’une des personnalités les plus mobilisées contre le travail des enfants – un motif récurrent du film déployé à travers des images d’archives saisissantes (« Je crois que la réalité de l’exploitation des enfants était tellement forte que je n’avais pas envie de la représenter, de la dramatiser », nous a expliqué Nicchiarelli), comme si le doute quant à savoir si nous faisons face à de la réalité ou de la fiction n’était pas permis. Là encore, on peut déceler une forme d’articulation entre la vie publique et privée de « Tussy », elle qui ne cessa de prendre soin d’autrui dans la sphère intime, qu’il s’agisse de ses parents vieillissants, de son neveu Johnny ou de son compagnon souffrant.
Eleanor Marx s’engagea jusqu’à ses derniers jours, et elle prit une place de plus en plus importante dans le développement du socialisme de la fin du XIXe siècle, notamment en participant à la fondation de l’Internationale ouvrière à Paris en 1889, puis à celle du Parti travailliste indépendant à Bradford en 1893. En 1895, le marxiste allemand Wilhelm Liebknecht écrivait à propos d’Eleanor : « L’auteur du Mouvement de la classe ouvrière en Angleterre a parfaitement maîtrisé et décrit la position des ouvriers anglais. Elle a écrit avec le cœur. […] Avec des mots éloquents, elle nous donne une image fidèle des hommes et des choses. […] Et toujours en avant vers l’objectif ; sans sursauts, parfois avec rapidité, parfois d’un pas lent, souvent en zigzag, souvent par déviations – mais toujours vers l’avant, toujours plus près du but. »
Si, comme le rappelle Nicchiarelli, Karl Marx a «changé le monde » avec sa philosophie, Eleanor Marx prit toute sa part dans la voie qui s’ouvrait vers le combat pour la justice sociale et l’union des travailleurs.
Miss Marx, de Susanna Nicchiarelli, avec Romola Garai, Patrick Kennedy et John Gordon Sinclair, est actuellement en salle.
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