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Suggestion de lecture de Maurice L !
C’est l’histoire d’un homme. L’histoire d’une vie mêlée à la grande Histoire. Loin des tranquilles certitudes et du sommeil de la vie trop bien réglée. Bien peu peuvent se vanter d’avoir été nommés lieutenant par Che Guevara lui-même. Luis Alberto Lavandeyra le fût, fin décembre 1958, pour sa bravoure lors des combats violents et meurtriers de la décisive bataille de Santa Clara. Exit la dictature pro-américaine et corrompue de Fulgencio Batista.
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PHOTO L'HUMANITÉ |
Che Guevara, Lavandeyra… Les deux hommes s’étaient brièvement rencontrés au début des années 1950 au Guatemala. Deux profils improbables. L’un Français, Juif éloigné des synagogues, descendant de Carlos Manuel de Céspedes, héros de la première guerre d’indépendance de Cuba. L’autre Argentin, marxiste, médecin et asthmatique. On aurait pu en rester là. Mais l’Amérique centrale est l’Amérique centrale. Dans ce Guatemala à peine libéré du général dictateur Jorge Ubico, un jeune colonel progressiste, Jacobo Arbenz, s’était fixé pour objectif de substituer une démocratie moderne à la plaie oligarchique des planteurs de café et de la « pieuvre verte » américaine, la compagnie bananière United Fruit Company. Il se trouve que le directeur de la CIA Allen Dulles siégeait alors au conseil d’administration de la UFCo. Son frère, John Foster, dirigeait pour sa part le Département d’Etat. Lorsque, dans le cadre d’une indispensable réforme agraire, Arbenz prétendit exproprier 84 000 hectares improductifs de « la Frutera », arriva ce qui arrivait en ce temps-là. Le 27 juin 1954, Arbenz fut renversé par une troupe mercenaire financée et organisée par les Etats-Unis. Impitoyable, le fouet de l’impérialisme frappait une fois de plus la région. Vécue aux premières loges, une expérience déterminante tant pour Guevara que pour Lavandeyra.
On le sait peu, mais un de leurs futurs « camarades », un certain Fidel Castro, avait vécu un épisode peu ou prou similaire, en Colombie, quelques années auparavant. Jeune avocat présent en 1948 à Bogotá, il y assista à l’assassinat du leader de l’aile gauche du Parti libéral, Jorge Eliécer Gaitán. L’homme perturbait passablement Washington. En appelant régulièrement à la « chusma heroica » – la racaille héroïque –, proclamant le peuple supérieur à ses dirigeants, terminant invariablement ses diatribes par « contre l’oligarchie, à la charge ! », ce tribun qu’on dirait aujourd’hui « populiste » était l’incontestable favori de la prochaine élection présidentielle. Il convenait de l’exécuter. Premier résultat : une violence d’enfer s’empara de la Colombie (tout comme elle s’abattra sur le Guatemala). Seconde conséquence : Castro fit le même constat que, un peu plus tard, Guevara et Lavandeyra. Pour l’heure, en Amérique latine, la voie pacifique menant à la réforme était fermée. Il fallait donc utiliser la force. Rien à voir avec un quelconque « romantisme révolutionnaire » ou des délires guerriers de têtes brûlées.
Chacun sa route, chacun son chemin. Mais on retrouve bientôt Lavandeyra à Cuba. Engagé dans la résistance urbaine, un temps arrêté par les sbires de Batista, il finira par obtenir l’autorisation de gagner la guérilla. Il participe dès lors à la vie de la colonne de celui qui, entre temps, est devenu le « Che ». Il le côtoie au quotidien et dans l’action. Aux antipodes des « comemierdas » [1] qui cherchent à imposer une « légende noire » du légendaire « comandante », il en fait dans cet ouvrage, en témoin direct – un des derniers ! – un portrait saisissant. Le Che ? Plutôt que le mythique « guérillero héroïque », un penseur, une personnalité complexe, un intellectuel de l’action.
Sí, muchachos, es la verdad.
Quand on se lance dans une révolution, on sait très clairement ce à quoi on veut mettre fin ; on se trouve toujours plus démuni dès qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique. « La logique de l’action ne permet pas toujours le discernement que donne le recul du temps », note Fabien Augier, qui a recueilli et mis en forme ce formidable témoignage de (et sur) Lavandeyra. Car celui-ci a mis les mains dans le cambouis. Affecté au ministère de l’Economie et du Travail, il s’est confronté aux problèmes quotidiens et épineux d’une révolution « en train de se faire ». Nommé un temps numéro deux de la Police militaire de La Havane, il n’hésite pas à évoquer les condamnations à mort prononcées au lendemain de la libération, les homosexuels envoyés couper la canne à sucre dans les UMAP (Unités militaire d’aide à la production), tel ou tel épisode peu glorieux de l’épopée cubaine. Mais il ne renie rien. Il assume tout. Il récuse le simplisme des théoriciens du « la lumière ou les ténèbres », « le bien ou le mal absolus ». Aux déserteurs, aux renégats, aux promoteurs de la contre-histoire, aux petites gens vertueux et aux docteurs en pleurnicheries, ce « communiste hétérodoxe » – comme son modèle, le Che ! – répond par une tranquille autocritique, mais aussi une indispensable contextualisation. Non, Cuba n’a pas à rougir de sa révolution.
Nicaragua, Salvador des années 1980… On ne peut mettre la présence de Lavandeyra dans ces contrées sauvages sur le compte d’un compulsif désir d’action. Certes, il a le « nomadisme » dans le sang. Mais il existe aussi des raisons objectives à un tel engagement. Autant par conviction idéologique et internationaliste que pour rompre leur isolement, les Cubains ont octroyé aide logistique et financière à nombre de guérillas continentales – de la Colombie au Venezuela en passant par le Pérou et la Bolivie. En 1967, le « Che » a été assassiné par l’armée bolivienne dans une école abandonnée du hameau de La Higuera. Trois ans plus tard, Salvador Allende accède au pouvoir au Chili. Un immense espoir embrase le continent. L’instauration du socialisme par la voie démocratique est possible. La lutte armée connaît son crépuscule (sauf en Colombie). Seulement voilà… A Washington, Richard Nixon donne à Henry Kissinger l’ordre de « faire crier l’économie chilienne » ; le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet parachève le travail en réussissant son coup d’Etat…
L’impossibilité d’obtenir des changements politiques et sociaux par la voie légale, l’échec des tentatives réformistes, la mort du « compañero presidente » Salvador Allende, l’agonie de la démocratie, remettent à l’ordre du jour les thèses castriste et guévariste un temps abandonnées et dénigrées. De nouveaux « Revolución o muerte ! », d’autres « Venceremos ! » résonnent au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala, et débouchent sur un fameux 19 juillet 1979, qui voitles colonnes du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) entrer triomphalement dans Managua. Capitale où, fort de son expérience, Lavandeyra conseille les combattants salvadoriens qui, réunis clandestinement chez lui, préparent une offensive sur la capitale San Salvador.
Cent fois sur le métier il faudra remettre l’ouvrage. Durant la décennie suivante, dans un contexte global post-mur de Berlin, des régimes dits démocratiques vont mettre en œuvre la plus grande opération de régression sociale de l’histoire moderne de l’Amérique latine. Contre vents et marées, Cuba résiste. Jusqu’à ce que, à partir de 1998, issues de processus électoraux, de nouvelles « révolutions » apparaissent – « bolivarienne » au Venezuela avec Hugo Chávez, « citoyenne » en Equateur, portée par Rafael Correa, « démocratique et culturelle » en Bolivie, sous l’égide d’Evo Morales. Jusqu’à ce que, dans une vague de pays « roses-rouges », de la Cuba « fidéliste » au Brésil de Lula, la recherche d’une voie originale, pas toujours « orthodoxe », ne suscite, comme il se doit, des océans d’hostilité et de suspicion, des sabotages, des « coups d’Etat en douce », des tentatives impérialistes de déstabilisation.
Chez tous ces rebelles latinos, qui se battent, qui avancent, qui reculent, qui résistent aux agressions, Lavandeyra est une légende. Psychologue, psychanalyste, intellectuel, homme d’action, rescapé du coup d’Etat guatémaltèque, guérillero dans la colonne du Che, clandestin en mission internationaliste au Venezuela, chef d’une opération (finalement abandonnée) de libération d’un Régis Debray incarcéré en Bolivie après la mort du Che, il a vécu plus de vies que le commun des mortels n’en vivra jamais. Et pourtant… Lavandeyra n’a pas fait partie de toutes sortes de comités officiels. Il n’a pas monopolisé les tribunes. Il n’a pas recherché les fonctions importantes. Nulle attitude ostentatoire. Aucune recherche de la reconnaissance individuelle. Juste l’éthique guévariste, la modestie révolutionnaire d’un homme dont l’histoire épouse celle de l’Amérique latine. Trop modeste, Lavandeyra. Il était temps qu’hommage lui soit rendu…
Sí, muchachas, es la verdad.
Fabien Augier, Souvenirs d’un guérillero tendre, Louis-Alberto Lavandeyra – Le lieutenant français de Che Guevara, Les Indes Savantes, Paris, août 2022, 296 pages, 31 euros.
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