lundi, décembre 02, 2019

REPORTAGE.CRISE SOCIALE : DES RETRAITÉS CHILIENS AU BOUT DU ROULEAU


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À SANTIAGO LE 28 NOVEMBRE 2019. 
PHOTO / REUTERS / PABLO SANHUEZA
Pour comprendre la crise sociale qui s’est déclenchée au Chili, il est utile d’aller dans le concret des vies quotidiennes. Celle des retraités par exemple, qui, même après une belle carrière, perçoivent des retraites très faibles.





Par Daniela Durán Alviña
UNE DE L'HEBDO
« COURRIER INTERNATIONAL »
N° 1517
« On me traite parfois de vieille bourge », dit Celia en riant. Elle a 78 ans et de beaux souvenirs. « Grâce à mon mari, j’ai pu voyager dans le monde entier, raconte-t-elle, mais après sa mort, les choses ont changé. Il y a eu des problèmes, la maladie de ma mère, puis celle de mon frère. » Aujourd’hui, la vie sans soucis est bien loin. Depuis qu’elle a pris sa retraite, le montant de sa pension, à peine 110 000 pesos [125 euros], s’est ajouté à tous ses problèmes.

Celia habite toujours dans la maison où elle a eu cette vie heureuse. Les impôts sont pour elle un vrai calvaire. Le montant de sa taxe foncière est le double de celui de sa retraite. « Je paie 220 000 pesos », dit-elle.

La question coule de source : « Mais alors, comment faites-vous pour payer ? » « Ma belle-sœur et son fils, qui est journaliste et a un emploi, m’aident », répond-elle d’un air malheureux.

Les bons moments sont loin


Chaque jour est un défi pour cette femme de 78 ans qui vit à Providencia, dans la banlieue [aisée] de Santiago. Où il existe une pauvreté cachée derrière les murs des grandes maisons luxueuses.

Manuel a 77 ans et vit avec sa petite-fille dans la maison où il a grandi et vu grandir ses propres enfants, également à Providencia. « Ma belle vie d’avant me manque », confie-t-il. Il se souvient des bons moments qu’il a passés dans cette maison, des amis qui venaient, des fêtes avec la famille. C’est pourquoi il y habite toujours aujourd’hui, malgré les difficultés. Manuel travaillait pour une compagnie aérienne et avait un bon salaire. Mais comme Celia, lorsqu’il a pris sa retraite, sa vie a basculé.


« Beaucoup de gens à la retraite n’arrivent pas à joindre les deux bouts », explique-t-il. Au total, il doit payer entre 110 000 et 120 000 pesos de taxes et d’impôts locaux, un peu moins que le montant de sa pension, qui est de 170 000 pesos. Mais quatre fois par an. Autrement dit, il paie 480 000 pesos par an d’impôts. « À mon âge, je dois continuer à faire des petits boulots pour survivre », poursuit-il.

La mauvaise gestion en question


« Il est hors de question que je parte de chez moi, reprend Celia en arrosant sa pelouse. C’est tout ce que je possède et c’est ici que je veux mourir. Je n’ai pas d’autre solution que de résister. »

María vit seule dans une chambre qu’elle loue à Providencia. Elle ne veut pas non plus quitter la ville où elle a passé toute sa vie. Elle a été mannequin et hôtesse de l’air, une belle carrière. Habiter à Providencia coûte plus cher, mais elle s’y sent en sécurité. Cette femme de 83 ans a, elle aussi, vu son existence changer du tout au tout depuis qu’elle vit avec une pension de 110 000 pesos.

« J’ai peur, avoue-t-elle lorsqu’on lui demande pourquoi elle ne s’installe pas dans un endroit moins cher. C’est plus dangereux. Et encore plus lorsqu’on vit seule. Si j’étais en couple, ce serait différent. » Elle ne veut pas déranger ses enfants, qui travaillent très dur et n’ont pas beaucoup de temps pour les visites. María est en parfaite santé et il lui reste encore de belles années devant elle. Le problème, c’est qu’elle n’a pas beaucoup de moyens. « Je m’y fais petit à petit. Dans la vie, on finit par accepter certaines choses. »

« Les politiciens, tous les mêmes »


Que des personnes ayant travaillé pendant quarante ou cinquante ans reçoivent des pensions aussi faibles, voilà ce que ne comprend pas Manuel. Pour lui, c’est à cause de la mauvaise gestion du pays. Celia s’est battue de toutes ses forces pour être exonérée d’impôts. « Lorsque je suis allée aux impôts, raconte-t-elle, l’employé m’a dit : ‘Ah, vous vivez à Providencia, alors vous devez payer parce que c’est le quartier le plus cher du Chili. Allez vivre à La Pintana ou à La Legua, là-bas vous ne paierez rien.’ »

Elle est en colère et voudrait que le gouvernement s’occupe des personnes âgées et de la santé, et qu’il fasse baisser les impôts. « Comment est-il possible qu’une vieille dame comme moi doive payer 220 000 pesos ? »

« Tous les politiciens sont les mêmes, renchérit Manuel, qu’ils soient de droite ou de gauche. »

Comme beaucoup de Chiliens qui se souviennent avec nostalgie de temps meilleurs, Celia, Manuel et María disent approuver les manifestations, mais pas les violences.