jeudi, août 14, 2025

« DANS LA RUE, À PARIS, JE N’ÉTAIS PLUS OBLIGÉ DE RETENIR MES LARMES » : LES PREMIERS JOURS EN FRANCE DE RAUL SCHNEIDER, VENU DU CHILI

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AVANT SON DÉPART DU CHILI, À 27 ANS, RAUL SCHNEIDER,
80 ANS AUJOURD’HUI, RECEVAIT QUOTIDIENNEMENT DES
MENACES DE MORT. ICI, À PARIS, LE 14 MAI 2025.
PHOTO LAURE VASCONI POUR « LE MONDE »
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Le Monde

Exils / Épisode 14/30 / « Dans la rue, à Paris, je n’étais plus obligé de retenir mes larmes » : les premiers jours en France de Raul Schneider, venu du Chili / « Exils » (14/30). / Raul Schneider, 80 ans, exilé chilien, a trouvé refuge à Paris en 1973, l’année du coup d’État du général Pinochet, trois ans après l’assassinat de son père. Ce que cet ancien guide au Centre Pompidou envisageait comme une « parenthèse enchantée » dure depuis plus de cinquante ans.

Propos recueillis par Djaïd Yamak

Publié aujourd’hui à 05h30  / Temps de Lecture 4 min.

« Mon père, René Schneider, commandant en chef de l’armée chilienne lors de l’élection de Salvador Allende, a été assassiné en 1970, à Santiago. J’avais 25 ans. Le choc a été terrible. Trois ans plus tard, il y a eu un coup d’État. Les militaires, menés par le général Pinochet, ont pris le pouvoir. Le président Allende s’est suicidé. Je travaillais dans une entreprise publique de logements sociaux, où je faisais de la communication et des photos. Un matin, j’arrive dans le bâtiment et on me dit : “Vous ne pouvez plus entrer ici.” Comme j’avais étudié à l’Ecole des beaux-arts, on m’a envoyé travailler dans une entreprise de dessin technique.

JEANNETTE JARA PARCOURT LE CHILI !

► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR 

La violence s’immisçait dans notre quotidien, se banalisait. Un parfum de danger empoisonnait l’air. A la maison, on recevait des menaces tous les jours, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Alors, j’ai décidé de quitter mon pays. J’avais 27 ans, un âge où l’on peut tout se permettre. Tout seul, j’ai pris un bus jusqu’à Buenos Aires, un bateau jusqu’en Espagne, puis un train jusqu’à Paris. Je quittais l’horreur. Ma femme et mon fils de 4 ans avaient fui le Chili pour les États-Unis quelques semaines plus tôt, je savais qu’ils me rejoindraient en France rapidement.

Je suis arrivé à Paris avec une valise, un billet de 50 dollars [l’équivalent de 40 euros à l’époque] dans les poches et un petit papier sur lequel était inscrite une adresse, près de la porte d’Orléans. Un ami brésilien, cinéaste très connu, m’avait proposé de venir chez lui. Je me suis pointé à l’improviste, et par chance, il était là. Nous étions en 1973, il y a plus de cinquante ans. Les souvenirs précis de mon arrivée se sont un peu effacés de ma mémoire. Mais je me rappelle me sentir à l’aise pendant ces premières heures, cette première nuit.

Refuge affectif

Grâce à mon ami, j’ai pu trouver un logement et un travail rapidement. Il m’a dégoté un petit boulot dans une société de montage de films, 12, avenue du Maine, dans le 15e arrondissement. Orson Welles, Marguerite Duras et Jean-Luc Godard passaient récupérer leur courrier. C’était un job alimentaire, mais qui m’a permis d’être au contact du monde de la culture. Les cinéastes que j’admirais à Santiago étaient maintenant devant moi ! Puis ma femme et mon fils m’ont rejoint rapidement.

Paris a tout de suite été une sorte de refuge affectif. Au Chili, je ne pouvais pas faire le deuil de mon père. Son assassinat n’était pas seulement un drame intime, mais un drame public. Il suffisait que je monte dans un bus pour que le chauffeur vienne me parler de mon père. Lors de son enterrement, les rues étaient pleines de monde, des gens que je ne connaissais pas pleuraient. Les caméras de télévision et les appareils photo étaient braqués sur nous, j’étais au centre de l’attention et de l’histoire.

Lorsque je suis arrivé ici, j’ai été soulagé de ne plus être identifié comme le fils du général Schneider. Même si un jour, à la sortie de la crèche, mon fils m’a demandé : “C’est vrai que ton père a été assassiné ?” Il l’avait appris par quelqu’un d’autre que moi. Je traînais une tristesse immense, une rage. Mais je n’étais plus obligé de retenir mes larmes. Un soir, une amie a évoqué mon père dans une discussion. Sans que je m’y attende, je me suis mis à pleurer, sans retenue.

RAUL SCHNEIDER DEVANT L’ADRESSE DE
 SON PREMIER LIEU DE TRAVAIL PARISIEN,
 AU 12, AVENUE DU MAINE, PARIS-15ᵉ,
LE 14 MAI 2025.
PHOTO LAURE VASCONI POUR « LE MONDE »

J’ai eu un coup de foudre pour Paris, bouleversé par la splendeur de la ville, la richesse de l’histoire et de la culture. Les premiers jours, je m’arrêtais pour manger une crêpe à Montparnasse, me promenais des heures dans le Quartier latin. Les pavés me fascinaient, les boulevards, les avenues me paraissaient immenses. Il y avait des galeries d’art, des cinémas, des églises à tous les coins de rue. Vous imaginez, emprunter des livres dans une bibliothèque ! C’était incroyable, je n’avais jamais vu cela de ma vie. J’étais comme aimanté par les quartiers “villages” comme la Butte-aux-Cailles ou Montmartre, où le contact avec les gens, plus facile, plus direct, me faisait penser à mon pays natal.

Un antidote au dépaysement

Je n’ai pas demandé le statut de réfugié politique, je pensais que ça n’en valait pas la peine, que la dictature ne durerait pas… Je savourais ce moment de liberté parisienne avec une certaine légèreté, comme une parenthèse enchantée, sans me préoccuper de l’avenir, sans penser au Chili.

Et puis je ne me suis jamais senti désorienté, grâce à tous les Chiliens que je côtoyais à Paris. J’allais très souvent dans un restaurant qui s’appelait La Rayuela (« La marelle », en espagnol). La cuisine n’était pas très bonne, mais l’ambiance était familiale. Il y avait beaucoup de Latinos, de Chiliens et de Français liés d’une manière ou d’une autre au Chili.

Je fréquentais aussi des cercles artistiques, on allait faire des peintures murales dans la rue, écouter du jazz. Tout le monde se connaissait, une vraie solidarité existait entre tous les exilés. C’était un antidote au dépaysement, une manière de garder un lien avec la vie d’avant et les bons côtés du Chili.

À l’époque, les moyens de communication étaient limités, le téléphone coûtait cher. Cela m’arrangeait, d’une certaine manière, car j’étais tiraillé entre l’envie de prendre des nouvelles de mon pays et celle de m’en protéger. Au détour d’un article de presse ou d’une conversation dans un café, des informations sur la dictature de Pinochet me parvenaient. Un mélange de nostalgie et de colère me prenait à la gorge. L’exil nous emmène loin de notre pays, mais jamais bien loin de notre passé.

Puis, un ami m’a parlé d’un nouveau centre culturel : le Centre Pompidou, qui a ouvert ses portes en 1977. J’y ai travaillé – principalement comme guide conférencier – jusqu’à ma retraite, il y a quinze ans. Aujourd’hui, je vis toujours en France, à Saint-Ouen [Seine-Saint-Denis], où je me consacre à la peinture et au dessin. »


Zoom sur la photographe

Laure Vasconi est née en 1965, à Stuttgart (Allemagne), d’une mère française et d’un père d’origine italienne.

« En rencontrant Raul Schneider, dont j’ai réalisé le portrait, je me suis aperçue que les souvenirs de son arrivée en France étaient très similaires à ceux de mon compagnon, Ignacio Prego, arrivé en France à l’âge de 7 ans. Il a été le seul à rester après le retour de toute sa famille en Uruguay, quinze ans plus tard. L’exil est une expérience complexe et douloureuse, surtout avec un océan entre les deux pays. »


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