mardi, septembre 26, 2006

Pouvoir et disparition

Les camps de concentration en Argentine

La fabrique éditions
traduit de l’espagnol par Isabelle Taudière Préface par Marina Franco Postface par Michel Benasayag
221 pages ; 15 euros
ISBN : 2-913372-55-4

Paru le 21 sept. 2006

Rescapée des centres de détention et de torture sous la dictature militaire argentine, Pilar Calveiro revient sur l’expérience concentrationnaire pour s’interroger sur la genèse, la nature et les modalités d’un pouvoir totalitaire fondé sur le principe de disparition : comment et pourquoi l’existence de camps de concentration et d’extermination a-t-elle été possible en Argentine ? À quel projet politique répondaient-ils ? Quelles traces ont-ils laissés jusqu’à ce jour sur la société et dans la mémoire collective ? À travers l’expérience des camps, elle dépasse les logiques binaires (victimes/bourreaux, traîtres/héros) pour identifier des constantes qui témoignent d’un plan concerté et cohérent visant à déposséder l’autre (l’opposant, le « subversif ») de toute humanité (en le torturant), de tout pouvoir (en le coupant du monde) et enfin de toute existence (en le faisant disparaître), pour au bout du compte, dépolitiser la société tout entière. En analysant sans aucune complaisance les aspects, mécanismes et protagonistes de cette « logique de la disparition », Pilar Calveiro explique ce passé proche et douloureux pour en dégager des clés politiques permettant d’appréhender le présent et d’affronter l’avenir.

Pilar Calveiro est née à Buenos Aires. Elle vit depuis 1979 au Mexique où elle s’est installée après un bref exil en Espagne. Militante de l’organisation Montoneros pendant les années 1970, elle fut arrêtée par la dictature militaire argentine en 1977, illégalement détenue (officiellement « disparue ») pendant un et demi dans plusieurs centres clandestins de détention comme Mansión Seré et Escuela de Mecánica de la Armada. Docteur en sciences politiques diplômée de l’UNAM (Universidad Autonoma de México), elle occupe actuellement un poste de professeur et chercheuse à la Benemérita Universidad Autonoma de Puebla. Son travail de recherche porte sur l’analyse politique de l’expérience argentine. Principales publications : Poder y desaparición (Colihue, 1998), Política y/o violencia (Ed. Norma, 2005).


Buljubasich opéré d'une tumeur au cerveau

Le gardien argentin Jose Maria Buljubasich, qui évolue au club Universidad Catolica, actuel 11e du Championnat de football du Chili, a été opéré lundi d'une tumeur au cerveau apparemment bénigne, a-t-on appris de source médicale.

"L'opération s'est déroulée normalement et ne présente aucune complication. Nous espérons que sa convalescence ira de même", a déclaré à la presse le docteur Gonzalo Torrealba, de l'hôpital de l'Université catholique de Santiago.

Buljubasich, 35 ans, évolue au club depuis 2005. Il a notamment joué à River Plate (1re div. argentine) en 2002/2003. (AFP)
tsr.ch 25.09.2006

samedi, septembre 02, 2006

JOSÉ MIGUEL VARAS - PRIX NATIONAL DE LITTÉRATURE

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JOSÉ MIGUEL VARAS

Le monde privé du lauréat José Miguel Varas. Quelqu’un de tranquille. Communiste, journaliste, fils d’un militaire qui l’empêchait de manger du pain beurré à cause de l’inclination de celui-ci pour les paris, le nouveau Prix National de Littérature parle de ses difficultés, de ses triomphes et de «Milicos», son nouveau roman qu’il veut terminer à la fin de l’année.
Les commentaires un peu froids avec lesquels le monde littéraire a accueilli la nouvelle - que l’écrivain et journaliste José Miguel Varas (78 ans) gagnait le Prix National de Littérature - ne paraissent pas perturber son état d’âme. Humble, et peut-être un peu mal à l’aise du fait que son nom ait été à la Une ces jours-ci, il attend impatiemment le moment de se concentrer, de retourner à l’écriture et de cesser de recevoir des bouquets de fleurs et des cadeaux aussi étranges qu’une cave à vins avec stock renouvelable pour deux ans, initiative d’une mairie amie.


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Varas vit à Ñuñoa, près d’un lycée et d’un magasin de quartier de fruits et légumes dans la rue Exequiel Fernández. Son habitation, qu’il partage avec sa femme et la plus jeune de ses cinq filles, est l’appartement d’une famille typique de la classe moyenne, avec beaucoup de photos de parents, quelques poupées russes et un portrait de Salvador Allende à côté de quelques enfants, qui se détache sur l’un des murs.


En dehors de toute présomption, Varas supervise la maison, répond à l’interphone, au téléphone et ouvre la porte à sa petite-fille qui monte voir son épouse, qui doit garder le lit. Et c’est que derrière cet homme au visage sévère, il paraît exister quelqu’un de timide et renfermé, qui essaie même de réduire l’importance de son œuvre et du fait qu’il ait obtenu, il y a quelque jours, le si disputé Prix National de Littérature. « Je n’ai jamais été très expansif, je n’exprime pas beaucoup certains sentiments, mais avec le Prix je ne me reconnais pas moi-même. J’ai été assez sentimental, mais ça passera ».

VIE MILITAIRE
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Peut-être à cause de son travail intense à la radio, il aurait paru plus raisonnable à beaucoup que Varas gagne le prix dans la catégorie journalisme. Mais non. Ses 16 livres publiés et principalement - d’après le jury - ses contes « lui ont fatigué les yeux avec tant de flashes » et lui ont donné une nouvelle impulsion pour finir un roman appelé «Milico ». Dans celui-ci il parle de sa connaissance du monde militaire, qui lui vient de son père, un colonel commandant des troupes qui a publié plus de 12 livres sur les soldats ; jusqu’à ses premières lectures de Kafka, dans la maison de son oncle, le général Leocán Ponce.

« Milicos » traite du monde que j’ai connu depuis mon enfance et de l’autre, où il y a pas mal de militaires brutes et brutaux, que je ne connaissais pas. Ce n’est pas un livre politique ou de thèse. Il y a un personnage central, d’environ 40 ans, qui est fils d’un militaire. Il y a beaucoup d’éléments autobiographiques qui ont été convertis en roman ».

IL N’Y PAS DE BEURRE

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Dans son souhait journalistique « d’essayer de ne pas embellir les réalités dans le souvenir », comme il dit, commence à apparaître dans sa mémoire l’«Union verrou», cette congrégation d’étudiants de l’Institut National qui fait partie du « Cahuín », son premier roman prématuré, auto-édité lorsqu’il n’avait que 18 ans. Il plonge aussi dans le souvenir de ses continuels déménagements, dus aux déplacements de son père à Arica, Concepción, Traiguén, Antofagasta ou Punta Arenas. « Tout ceci est un désastre : liquider une maison, se défaire des meubles. Détruire une manière de vivre pour se déplacer à un autre endroit ».

Avec une voix qui tout le temps rappelle les ondes courtes sur lesquelles il transmettait à Radio Moscou pour essayer de faire passer des nouvelles à une société chilienne désinformée, Varas s’efforce - comme s’il était dans un studio et avec la lumière rouge allumée - de raconter les choses de la manière la plus exacte possible, avec tous les détails des dates et des noms.

Son père insistait beaucoup pour qu’il fasse des études, mais surtout il ne voulait pas qu’il soit ni curé, ni militaire. « Je n’avais pas très envie d’étudier à l’université et, en plus, chez moi il y avait la pauvreté. Les militaires gagnaient très peu à cette époque et je suspecte que ceci était accentué un peu plus que nécessaire par le fait que mon père jouait aux courses : c’était une saignée permanente et un des principaux motifs de dispute avec ma mère. J’avais moins de vêtements que n’importe lequel de mes camarades. Il y avait des périodes où il n’y avait pas de beurre et moi, j’adorais le pain beurré. La nourriture changeait en fin de mois, nous commencions à manger des pommes de terre avec du « mote » (du blé cuit Ndt), du luche (des algues Ndt). Il y avait des choses, telles que la viande, qui disparaissaient ».

INDEPENDANCE ET POLITIQUE

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C’est à ce moment-là qu’il a décidé de prendre son indépendance. Il a trois occupations parallèles. Il étudie moins de deux ans à l’Ecole de Droit de l’Université du Chili, travaille comme speaker à Radio El Mercurio et à la compagnie d’assurances La Métropolitaine. Il avait besoin d’augmenter ses revenus. Il avait 22 ans et voulait se marier.

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À cette même période il publie son second livre et effectue sa première incursion dans le roman : « Ca arrive », texte accouché après qu’un libraire d’origine juive - Carlos Cesarman - ait décidé d’éditer cette prose avant-gardiste qui, selon l’aveu même de Varas, était très influencée par le nord-américain John Dos Passos.


Il y avait déjà une première maison d’édition intéressée lorsqu’il s’est inscrit en tant que militant du Parti de la faucille et du marteau. « Je suis entré au Parti communiste lorsque celui-ci avait plongé dans l’illégalité. C’était l’époque de González Videla et de son régime de répression, avec les premiers camps de concentration à Pisagua ».

Sa lune de miel communiste allait trébucher en 1959, lorsque Varas a passé trois ans à travailler dans une radio en Tchécoslovaquie. « Là j’ai vécu le socialisme tel qu’il était, et je n’ai pas aimé ».


GENERATION DES ANNEES 50



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Même si l’œuvre de Varas s’inscrit dans la génération appelée des années 50, l’auteur de « Le courrier de Bagdad » ne trouve pas d’intérêt à être classé dans cette catégorie.


« Le terme fut inventé par Enrique Lafourcade, mais je n’ai participé à aucun de ces cercles. Je n’avais pas de relation personnelle avec eux. Je ne sais pas si ce fut une question de caractère, mais j’avais une certaine pudeur à parler de littérature. Une connerie, c’est tout. Cette génération ne fut pas autant politisée que moi ou d’autres qui avions pris un chemin de définition politique plus forte, qui suivions Neruda en tant que poète et par ailleurs admirions sa position ».


Durant ces années, Varas préférait participer à des réunions littéraires organisées par Joaquin Gutiérrez, écrivain costa-ricien et vendeur en chef de la librairie Nascimento “Lui, il était communiste et aux rencontres venaient, entre autres, Mariano Latorre, Joaquín Edwards Bello et Nicanor Parra. Ils étaient amis de Gutiérrez, des aînés, et moi j’allais les écouter. Jamais je n’ai été bon pour parler, je suis plutôt laconique ».

UNE BESTIOLE BIZARRE


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Varas a participé activement au Gouvernement de Salvador Allende. Il fut directeur de presse de TVN (Télévision Nationale) jusqu’au 11 septembre 1973. Ce même jour, avec l’écrivain Fernando Alegría (« Lautaro, jeune libérateur d’Arauco »), il se disposait à se rendre à l’Ile Noire pour voir Pablo Neruda, malade du cancer. Après avoir parlé pour la dernière fois avec lui et être resté quelques heures aux studios, Varas a commencé une longue diaspora, qui l’a maintenu dès décembre 1973 jusqu’en 1988 en dehors du pays. « Je suis allé me cacher dans une maison de Bellavista (un quartier de Santiago/Ndt), mais l’endroit était un mauvais refuge : ont commencé à arriver des grosses pointures. Rodrigo Rojas (directeur de « El Siglo »), Carlos Toro (sous-directeur de la police civile) et des jeunes cons de la Jeunesse communiste, qui ont apporté un panier plein de cocktails Molotov. C’était un désastre, le lieu le plus dangereux de Santiago. Comme nous étions très nerveux, nous avons bu une caisse de bouteilles de pisco et personne ne s’est saoûlé ». Par la suite viendra l’asile en Allemagne Fédérale et la fameuse et énigmatique lettre « L » dans son passeport.


- Vous n’avez jamais pensé à rester et faire votre vie en exil ?

- Non. Nous vivions en fonction du Chili. Un jour on m’a mis en communication avec Volodia Teiltelboim, qui depuis le 15 septembre transmettait déjà depuis Moscou « Ecoute le Chili ». Il m’a demandé de voyager pour aider au programme.

- Les raisons pour vous octroyer le Prix ont beaucoup à voir avec votre trajectoire et principalement avec vos contes. Pourquoi votre travail n’apparaît-il pas beaucoup dans les anthologies qui ont été faites au Chili ?


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- Je ne sais pas. Le seul livre de contes que j’ai publié avant le coup d’Etat a été « Lieux communs ». Ma production la plus volumineuse est parue depuis 1988. Je crois que ceci a à voir avec le fait que mon activité principale a été celle de journaliste. Comme si j’étais dans un circuit différent de celui de la littérature. Je ne crois pas qu’il y ait des catégories qui différencient, mais il y a beaucoup de gens qui pensent que oui. Parmi les écrivains, le journaliste est une bestiole distincte. J’ai conscience que je suis resté en marge de certains circuits, en partie à cause de l’exil. Je ne suis pas le seul à en avoir disparu, mais beaucoup d’autres aussi.

- En quoi votre vie va changer avec le Prix que vous venez d’obtenir ?
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- En rien. Je le prends sereinement. Je ne me crois pas le nombril du monde. Je vis d’une pension de journaliste, qui s’élève à 450 mille pesos. La loi des licenciés pour motifs politiques m’a apporté 20 mois d’ancienneté. Le Prix va me faciliter certaines choses, pour résoudre des problèmes pratiques, me donnera un certain répit.

Franco Fasola paru dans La Nación Traduit par J.C. Cartagena et Nadine Briatte

L’œuvre de José Miguel Varas peut être achetée sur www.lom.cl

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dimanche, août 13, 2006

Graffiti 2





Graffiti +

Un graffiti est une inscription ou un dessin tracé, peint ou gravé sur un support qui n'est normalement pas prévu à cet effet. Longtemps regardé comme un sujet négligeable, le graffiti est aujourd'hui considéré, selon les points de vue, comme un moyen d'expression, comme un
art visuel, comme une nuisance urbaine ou comme un facteur d'insécurité.

vendredi, août 11, 2006

CHILI, LE DÉCLIN DE VALPARAISO

Nous sommes à Valparaiso. "Ici, dit un historien, on fait comme si l'histoire n'avait pas existé." Ronald Smith, notre interlocuteur, est un Chilien au nom anglais, comme beaucoup de ses compatriotes nés dans ce port du Pacifique où tant de marins britanniques débarquèrent après avoir doublé le cap Horn. Il est professeur à l'université de Valparaiso et directeur de la radio de cette institution. Il se définit comme un "Porteño" pur sucre, comme l'on nomme ici les habitants de Valparaiso, un enfant de cette ville à nulle autre pareille. Il prononce son nom comme il se lit en castillan. "Esmit", dit-il en vous serrant la main.

Esmit, donc, affirme que les Chiliens en général et les Porteños en particulier "continuent à nier l'histoire car celle-ci leur fait honte. Quand elle s'est accomplie, nous avons préféré regarder ailleurs, faire comme si de rien n'était. C'est ainsi que nous sommes devenus les champions de la litote. Quand nous évoquons le 11 septembre 1973, nous parlons toujours de pronunciamiento militaire pour ne pas dire coup d'Etat." Il parle d'un type nommé "le gitan Rodriguez" qui chantait jadis : "Je suis né ici simplement/Et je n'ai jamais su l'histoire de Valparaiso."

C'est ainsi pour tous les Porteños, dit notre historien. Personne ne sait même quand et par qui la ville fut fondée, c'est une énigme que personne ne cherche vraiment à percer. En ce sens, Valparaiso est à l'image du Chili, qui pourtant avance à contretemps du reste du pays, elle si pauvre aujourd'hui alors que le Chili va bien, elle qui fut si prospère quand ce dernier n'était que le cul-de-sac du monde, comme une île perdue coincée entre la mer et les montagnes, étirée tout en longueur. "Ma maigre patrie", disait Pablo Neruda.

"Nous occultons l'histoire, poursuit Ronald Smith, nous n'assumons pas notre passé. Nous minimisons les événements quand la vérité est trop dure à affronter." Ainsi, rien n'indique que c'est ici, à Valparaiso, qu'a commencé le coup d'Etat, à l'aube du 11 septembre 1973, quand l'infanterie de marine prit position dans la ville alors que le calme régnait encore à Santiago, la capitale.


Rien n'indique non plus que les deux protagonistes les plus marquants de l'histoire chilienne contemporaine, le général Augusto Pinochet et le président Salvador Allende, sont tous les deux des enfants de Valparaiso. Le premier y est né le 25 novembre 1915 et le second le 26 juin 1908. Pinochet et Allende ont étudié dans la même rue, l'avenida Colon. Allende fut collégien au lycée public Eduardo de la Barra et Pinochet élève d'une école de curés français, El Sagrado Corazon, à deux pâtés de maisons.

Aucune plaque commémorative, pas même un graffiti vengeur sur les murs des deux établissements. La seule trace visible de l'histoire récente est l'immeuble du Congrès, une structure pesante. Par amour pour sa ville natale, à moins que ce ne soit par haine de la représentation parlementaire, c'est ici que Pinochet a installé le pouvoir législatif, dans un quartier assez désolé. Cet éloignement de la capitale suscite un absentéisme alarmant, lequel serait la véritable cause du peu de lois que produit le Chili, la plupart n'étant pas validées faute d'atteindre le quorum de députés exigé.

Valparaiso, selon Smith, est un amphithéâtre, un demi-cercle qui escalade le paysage. "La ville est la spectatrice et la mer est l'actrice de l'histoire", cette "mer tranquille qui te baigne et te promet un futur splendide", dit un sonnet de l'hymne national. C'est grâce au trafic maritime que la ville fut prospère, et le déclin du port, après la construction du canal de Panama, marque le début de sa décadence. Pourtant Valparaiso regarde la mer de loin, sans jamais s'en approcher.

Les vagues de l'histoire meurent au pied des collines. Pour comprendre la ville, il faut donc prendre du recul. Il faut abandonner les rues du centre, ses trottoirs étroits, ses bistrots bon marché, ses vieux édifices splendides et crasseux, il faut sortir des galeries marchandes un peu louches où se concentrent les coiffeurs, les cinémas pornos et cette invention chilienne que sont les cafes con piernas, littéralement des "cafés avec des jambes", étonnantes cafétérias populaires où l'on prend un express au comptoir servi par des jeunes femmes en bikini qui vous embrassent gentiment sur la joue pour vous dire bonjour.

Il faut quitter cet aimable enfer, donc, et monter au paradis (Va al paraiso, "vas au paradis", est une bénédiction à l'origine du nom de la cité), escalader les collines, les cerros auxquels on peut accéder par ces ascenseurs qui sont à la ville ce que la tour Eiffel est à Paris. Là-haut, tout est calme. Les maisons, des plus jolies villas aux plus misérables masures faites de tôles ondulées rongées par la rouille, voient l'océan au loin. Si personne dans les hauteurs ne vous invite à regarder par sa fenêtre, il suffit d'aller chez Pablo Neruda pour profiter du point de vue.

La maison du poète, la "Sebastiana", est aujourd'hui un musée. Et ce musée, une merveille de couleurs, de peintures marines, de verreries anciennes, donne raison à Smith quand il affirme qu'à Valparaiso on peut effacer les traces de l'histoire, si celle-ci dérange.

Neruda, qui fut un aimable diplomate, un communiste élégant et un poète génial, est mort d'un cancer quelques jours après le coup d'Etat du 11 septembre. Les militaires, après son décès, mirent sa maison à sac. Mais, en bons soldats, leur forfait fut commis sans désordre, les objets et oeuvres d'art furent dûment catalogués et conservés dans les entrepôts des casernes. Tout fut restitué au retour de la démocratie, et la maison apparaît aujourd'hui comme si elle n'avait jamais été agressée. "Ah ! C'est très chilien, ça", s'exclame Smith.
Ici, pourtant, l'histoire peut se lire tous les jours. Il existe à Valparaiso le vigile du temps, un journal, El Mercurio de Valparaiso, qui est le plus ancien quotidien du monde en langue castillane. Son premier numéro date du 12 septembre 1827.
Déjà, à l'époque, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Au théâtre de la ville, lors du quatrième acte d'une "sublime tragédie", écrit le rédacteur, un certain Fallarton, officier de la marine de Sa Majesté britannique, ordonne à un citoyen, "sur un ton menaçant et insolent", de lui laisser son siège. Ledit citoyen refuse, "comme il est naturel, note le Mercurio, mais sans se départir de la modération et de la décence exigées par les lieux." Très vite, la bagarre est générale et le commandant de la place ordonne l'arrestation du marin anglais, que deux soldats chiliens sont chargés de maîtriser. Fallarton tue l'un d'eux d'un coup de pistolet.

Le criminel s'enfuit, mais plusieurs de ses camarades sont arrêtés. Interviennent alors le gouverneur de la ville, le consul britannique et le commandant de la frégate Doris, qui demande la liberté de ses marins. Le gouverneur obtempère, et "l'on note, précise le journal, le mécontentement du peuple, qui estime que cette affaire s'est conclue d'une manière humiliante pour la nation".

Voici alors que la troupe anglaise débarque du navire. "Un cri d'alarme générale se fait entendre d'un extrême de la ville à l'autre et messieurs les commissaires de guerre et de marine, don Victorino Garrino et don Joaquin Ramirez, courent vers la caserne de l'artillerie et arment les soldats et les citoyens." Le journaliste du Mercurio nous informe qu'en "peu de temps tout était fin prêt pour sauvegarder l'indépendance nationale et couvrir de honte et de terreur les impudents qui eurent la téméraire arrogance de provoquer notre intrépidité".
Aujourd'hui, c'est plus calme. Les seules traces de l'influence britannique sont, à l'exception de l'ami Esmit et de ses semblables, quelques immeubles aux colonnades décrépies du centre-ville et de jolies maisons victoriennes sur les collines, souvent transformées en bed and breakfast avec des vues sur la baie à vous donner le vertige et un horrible café soluble au fond d'une tasse pour petit-déjeuner.

Pour le visiteur un peu las qui voudrait boire un verre au niveau de la mer, il reste toujours El Tradicional Bar Ingles, au 851 de la rue Lord-Cochrane, une bonne maison à l'ancienne, avec un vaste comptoir en bois verni, des gravures de batailles navales, des nappes blanches, du rosbif rouge et un vieux barman aux joues fraîches et aux cheveux blonds sans doute raccourcis par son voisin le coiffeur spécialisé en corte naval, la coupe réglementaire de la marine. Avec son noeud papillon et sa chemise à manches courtes, le barman est un Chilien à tête d'Anglais. En bon Anglais il n'a d'ailleurs jamais froid, même quand, comme aujourd'hui, la ville grelotte dans une brume glaciale venue de l'océan.

Signe des temps : le bar n'a plus beaucoup de clients et le Mercurio n'a pas beaucoup de bonnes nouvelles à annoncer. Le journal ne dit plus qu'il est "mercantile, politique et littéraire", ni que " se publieront tous les avis qui nous seront adressés à cette fin, en quelque idiome étranger qu'ils soient". Ici, déclare le rédacteur en chef, Alfredo Larreta Lavin, "la vie n'est pas simple". La mort non plus du reste, si l'on en croit l'enseigne d'une entreprise de pompes funèbres de l'avenue Colon : "Funerario Divino Corazon de Jesus, facilités de paiements."

Larreta Lavin est un monsieur calme qui porte un petit gilet de laine gris sans manches comme tous les hommes d'âge mûr au Chili, me semble-t-il, dès qu'arrivent les premiers froids de l'hiver austral. Il est venu à Valparaiso de sa ville natale de Talca, plus au sud, pour y faire ses études de droit - il avait raté l'examen pour l'université de Santiago - et il y est resté, sans trop savoir pourquoi. Il a fini par aimer la cité de sa jeunesse étudiante et il l'observe chaque jour avec une tendresse un peu triste, comme s'il était au chevet d'un malade opiniâtre qui résiste encore à accepter les derniers sacrements.

Ici, contrairement à Santiago où elle est mieux cachée, la misère se voit. Des mendiants aux coins des rues, des vendeurs ambulants qui étalent sur les trottoirs des bricoles pathétiques, des bistrots ouvriers, une déglingue urbaine générale. Le port n'est plus ce qu'il était et l'industrie a été aspirée par Santiago, à seulement une heure et demie de route. Le taux de chômage dans la ville s'élève à 18 %, contre 9,5 % au niveau national. Valparaiso, qui compte 280 000 habitants, a perdu, en dix ans, 10 % de sa population.

Le Chilien a la réputation d'être austère, besogneux, introverti, respectueux de l'ordre et de l'autorité, héritier des gènes de ses ancêtres obstinés qui ont mené leur voyage "le plus loin que l'on puisse aller sans tomber de la planète", comme l'écrit Isabel Allende dans un joli livre de souvenirs, Mi Pais inventado, après avoir franchi les Andes accompagnés de mules.

Le Porteño, lui, est connu au contraire comme quelqu'un d'aimable et plutôt rebelle, un enfant de marins et d'aventuriers, heureux de vivre dans une ville ouverte comme un moulin, "ce port sans porte" qu'a chanté Neruda. De fait, la ville a accueilli tout le monde, elle a lu dès la fin du XVIIIe siècle tous les livres des Lumières, qui portent en castillan le joli nom de "la Ilustracion". Beaucoup de navigateurs sont restés à Valparaiso et l'on retrouve leurs traces aujourd'hui. Des Allemands (le restaurant Hamburg sert toujours de la choucroute et des saucisses), des Italiens (leur école, sur l'avenue Pedro-Montt, dont l'architecture fasciste mériterait une inscription aux monuments historiques du Cône sud, est sur le point d'être détruite pour faire place à un supermarché), des Français, qui fondent des collèges religieux, et des Anglais donc, dont l'influence fut si grande que la première dette extérieure du Chili fut celle du pays envers la Grande-Bretagne.

Toutes ces communautés organisent leurs brigades de pompiers, leurs fanfares, leurs églises, jouent des pièces de théâtre, forment des clubs. "La ville était une splendeur, nous dit Smith. Elle était gaie, elle abritait un nombre considérable de bars à marins, avec filles et musique. Le dernier d'entre eux, le Roland Bar, a fermé ses portes il y a peu."

Le déclin de Valparaiso commence avec l'ouverture du canal de Panama, "et la triste vérité, c'est qu'il continue encore aujourd'hui", remarque Larreta Lavin. Le début du XXe est ainsi le début de la fin de la prospérité de la ville. Et la fin n'est pas très belle à voir. Mais c'est aussi le début du rebond, jure un économiste optimiste (ils sont rares), ancien ministre régional de l'économie et, lui aussi, amateur de la petite laine sans manches : "Nous remontons la pente !"
Cet économiste s'appelle Alejandro Corvalan et il est persuadé qu'il existe pour Valparaiso une issue de secours : "l'économie du patrimoine". Ce patrimoine, que l'Unesco a reconnu propriété de l'humanité, Corvalan le définit comme un bien unique, non reproductible, le moteur d'une nouvelle économie émergente où se mêleraient le tourisme, les services et l'industrie de la communication.

"Nous sommes comme les chiens des rues", nous dira Ronald Smith pour parler de l'avenir, évoquant ces bêtes qui errent dans la ville. "Ils sont à notre image, astucieux, prudents, sans agressivité, ils cherchent à se nourrir. Ils sont comme nous, sans histoire et préoccupés par leur survie."


Michel Faure

Article paru dans Le Monde l'édition du 16.07.2006

jeudi, août 10, 2006

Graffiti

Inscription spontanée ou clandestine dans un lieu public comportant en proportion variable des formes abstraites, des idéogrammes ou pictogrammes et du texte. Cette forme d'expression populaire, ou tout au moins non académique, peut utiliser des textes de la littérature canonique (citation, clin d'oeil intertextuel) et prétendre elle-même à un statut littéraire, souvent contesté, comme écriture de protestation ou de libération. Certaines formes de happenings prétendument sauvages, organisés en marge des institutions ou par les institutions d'art plastique ou dramatique elles-mêmes, semblent indiquer que l'accès à un statut artistique et littéraire peut être paradoxalement programmé ou attribué a posteriori par les instances de légitimation culturelle. Le graffiti semble ainsi s'affirmer comme une nouvelle forme d'art d'expression et de communication dans la seconde moitié du XXe siècle.
Valparaiso Chili

Sust. masculin, pluriel: graffitis ou graffiti, de l'italien graffito, ti, «dessin», dérivé de graffio, «coup de griffe, égratignure», mais surtout «stylet», du latin graphium, «poinçon à écrire», emprunté au grec grapheion se rattachant au verbe graphein, «écrire». L'idée d'écrire avec un poinçon, par extension avec un objet agressif ou agressivement contre une surface (un mur), est présente dans le terme. Comme terme spécialisé, graffiti se répand dans les langues européennes au milieu du XIXe siècle. En français les singuliers graffito (attesté en 1866 et préféré par Malraux entre autres écrivains) et graffite (attesté en 1878) sont devenus rares ou recherchés. Leur usage a tendance à se limiter aux «écritures et dessins qu'on trouve sur les murs antiques». Pour les gribouillages contemporains, les puristes recommandent de n'employer graffiti qu'au pluriel même s'il n'y a qu'un dessin: «des graffiti obscènes». Les dérivés graffitique (adj.), graffitiste (adj.), graffiteur,se (subst.) sont des néologismes récents appartenant à la langue spécialisée. JMG

dimanche, août 06, 2006

Victor Jara



Fondation Víctor Jara
pour la récupération de sa mémoire
La Fondation Victor Jara a été créée en 1993, 20 ans après sa disparition. Elle s’est donnée pour but de sensibiliser la mémoire collective au sujet du chanteur et dramaturge chilien, tué par les militaires le 15 septembre 1973, suite au coup d’état au Chili. Cette mémoire collective a été persécutée avec acharnement par la dictature, qui a essayé sans succès de l’effacer. Afin de permettre aux jeunes générations l’accès au riche héritage de l’œuvre de Víctor, la fondation lance une très vaste campagne de récupération au Chili et à travers le monde. Elle vise à sauver l’ensemble de son œuvre des longues années de censure officielle et de clandestinité au Chili, par le rassemblement d’objets, de photographies, d’écrits et d’enregistrements audiovisuels inédits de l’artiste. D’autre part, la campagne cherche à réunir des traces de son passage en tournée par divers pays du monde, sous forme d’affiches de concerts, de coupures de presse, photos ou toute autre forme de témoignage. Un appel est lancé aux communautés chiliennes et latino-américaines de l'importante diaspora, ainsi qu’aux chercheurs intéressés par l’œuvre de Víctor Jara. Les ambassades chiliennes se tiennent prêtes à accueillir les témoignages partout dans le monde.
Parmi ses activités, la Fondation a déjà publié trois livres autour de l’œuvre de l’artiste. Avec d’autres partenaires, elle a aussi œuvré pour la récupération du stade Chili, lieu du meurtre du chanteur, utilisé comme camp de concentration par les militaires en 1973. Destiné à être rasé par les autorités, ce stade est aujourd’hui préservé comme lieu de mémoire, et voué aux activités culturelles pour les chiliens.

La persévérance des familles est récompensée. Les procédures judiciaires contre les anciens bourreaux, dont Pinochet, se multiplient.

"Loi d'amnistie contournée. Tandis que l'intouchable Augusto Pinochet n'a jamais été aussi près d'affronter un procès dans son pays, les procédures judiciaires contre les anciens bourreaux se multiplient. La plus récente, qui date du 9 décembre, est symbolique. Trente et un ans après l'assassinat du chanteur populaire et engagé Victor Jara, lors des premiers jours de la dictature, la justice a mis en examen un ex-lieutenant-colonel de l'armée de terre : Mario Manríquez Bravo était responsable du Stade national, transformé en camp de détention et de torture pour des milliers d'opposants dans les semaines qui ont suivi le coup d'Etat du 11 septembre 1973. Victor Jara, membre du Parti communiste et partisan de l'Unité populaire de Salvador Allende, a péri parmi les premiers du camp, criblé de balles, après avoir eu les mains écrasées à coup de crosses de fusil.

Si cet assassinat tombe sous le coup de la loi d'amnistie mise en place par Pinochet en 1978 ­ elle protège les militaires de toute poursuite judiciaire pour des exactions commises entre le 11 septembre 1973 et le 10 mars 1978 (période correspondant à l'état de siège) ­, tous les espoirs sont pourtant permis. Le 18 novembre, dans une affaire semblable, la Cour suprême, la plus haute instance du pays, a refusé d'appliquer la loi d'amnistie. Elle a estimé que l'«état de siège» permettait d'appliquer les conventions de Genève, qui dépassent la juridiction nationale. Cette décision crée donc un précédent très favorable à la condamnation et à l'emprisonnement des quelque 250 militaires poursuivis aujourd'hui ."

Claire MARTIN Libération, mardi 21 décembre 2004

samedi, août 05, 2006

LE LIEU DU BAN

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FRISE DU PARTHÉNON
La crise de violence urbaine doit nous interpeller à double titre. Par la surexploitation médiatique qui transforme l'émeute, avec ses voitures et bâtiments qui s’embrasent, en spectacle. Mais aussi, par le traitement donné aux faits par les médias étrangers. À distance, tout fonctionne comme une loupe grossissante. Le phénomène est interprété de manière confuse ; on s’enflamme dans la surenchère, le désordre devient Intifada, les incendies sont perçus comme un signe avant-coureur de guerre civile. Les appels des proches lointains, pour savoir si nous allons bien, si nous n'avons pas été victimes des incidents, en témoignent. La violence suscite discussions et angoisse.
Cette réalité doit nous pousser à expliquer les phénomènes de violence urbaine dans un contexte plus vaste, celui d’un espace sociétal global.
La ville était la traduction spatiale des structures imposées par le développement du capitalisme. Une construction dont l’architecture était à la fois le théâtre et l’instrument. Quand le capital atteint le degré ultime de son abstraction, quand il règne sans entrave, quand il devient Spectacle, la ville devient elle-même représentation. La banlieue se révèle être cette nouvelle architecture, cet instrument, cette scène, ce spectacle.

Le capital s’était servi des formes politiques comme l’État et la Cité, pour s’imposer au monde. Au mode de circulation du capital «concentrique» se substitue le modèle plus flexible, plus rationnel, plus performant du réseau, de la circulation multipolaire «acentrique» actuelle. Le passage de la ville à la banlieue est la mise en scène de ce passage. La fin de la Cité et la fin de la politique sont un seul et même phénomène. Quand nous essayons d'expliquer la banlieue, la traduction fait disparaître la «banlieue» au profit de la «périphérie», évoquant ainsi le lien intime qui lie la ville à sa banlieue, en tant que ville rejetée hors de la ville.


La question de la banlieue, et de ce qu’elle représente, n’est pas une question parmi d’autres de la politique en général. Ce n’est pas non plus ce à quoi tend à la restreindre la vision de l’État qui la cantonne à la «politique de la ville», comme l’ensemble des mesures de prévention, de répression et de redistribution mises en œuvre dans les quartiers urbains en difficulté.

Dans une analyse du ban, à laquelle l’étymologie du mot banlieue nous renvoie, Giorgio Agamben écrit «le ban est à proprement parler la force, à la fois attractive et répulsive, qui lie les deux pôles de l’exception souveraine : la vie nue et le pouvoir, l’homo sacer et le souverain. […] C’est cette structure de ban que l’on doit apprendre à reconnaître dans les relations politiques et dans les espaces publics où nous vivons encore. L’espace du ban –la ban-lieue de la vie sacrée– est, dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors. Elle est le nomos souverain qui conditionne toutes les autres normes, la spatialisation originaire qui rend possibles et qui gouverne toute localisation et toute assignation de territoire.».


La déclaration de l’État d’Urgence et la loi le prorogeant pour trois mois afin de permettre au gouvernement français de maintenir l'ordre dans les banlieues illustre de manière limpide le glissement de l’État de droit vers l’État d’exception.

Il convient de souligner le lien paradoxal, mais constitutif, entre l’État de droit et l’État d’exception. Il faut prendre conscience qu’une «étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme» décrit le piège dans lequel sont enfermées les sociétés occidentales. «En gagnant [...] des libertés et des droits dans leurs conflits avec les pouvoirs centraux, les individus préparent à chaque fois simultanément une inscription tacite, mais toujours plus profonde de leur vie dans l’ordre étatique, offrant ainsi une assise nouvelle et plus terrible au pouvoir souverain dont ils voudraient s’af-franchir». La facilité du passage de l’un à l’autre ne peut pas nous laisser sans réfléchir. Il s’agit par ailleurs du déchiffrage de la difficulté politique majeure de notre siècle. «L’état d’exception a même atteint aujourd’hui son plus large déploiement planétaire. L’aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à l’ex-térieur le droit international et en produisant à l’intérieur un état d’exception permanent, prétend cependant appliquer encore le droit.» Les zones d’attente dans les aéroports, où s’entassent les réfugiés et les demandeurs d’asile, les frontières étatiques et les zones protégées à l’intérieur des villes; voilà les multiples visages de l’état d’exception. L’état d’exception migre aujourd’hui vers Guantanamo et prend la figure de l’obsession sécuritaire. «La déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement.»*. Dans les deux cas, le lien inexprimable entre la violence et le droit est soudain levé.


C’est ainsi qu’à l’ère du capital devenu Spectacle, tout ce qui était public est désormais privatisé. La banlieue est la ville devenue privée. La ville privée de vie, la ville privée de public, la vie privée en public. Des agoras désertes scrutées jour et nuit. Des routes encombrées et des trottoirs vides.


La banlieue traditionnelle pavillonnaire dont les services, forêts, piscines, jardins publics, ont été privatisés provoque la frustration des habitants des banlieues défavorisées. C’est le sentiment d’être en retard de privatisation qui est à l’origine de cette frustration. Le fait d’être contraint aux espaces publics. D’où la valeur vitale de la voiture qui brûle, instrument essentiel d’accès privé aux endroits privés, d’échappement au public.

La mondialisation a donné au capital la possibilité de réglementer le champ de la loi et celui de la morale. La loi du marché est devenue une sorte de territoire autonome où les gouvernements, coincés entre l’impuissance et l’hégémonie idéologique, ont peu à peu cessé d’inter-venir. Ce processus a été très lent et a débuté dans les années 1970. L’État a progressivement cessé d’assumer ses responsabilités en matière d’économie et a renoncé à réparer les «dommages collatéraux» de la logique de marché. Ce désengagement de l’État a dégradé sa propre autorité ; depuis, l’État ne protège plus les citoyens contre les violences du système économique.


L’État a retrouvé dans le thème de la sécurité la légitimation qu’il a perdue lorsqu’il a cessé de répondre aux attentes des citoyens dans le domaine social. Nous passons de l’État social à l’État pénal, un modèle déjà appliqué en Angleterre, au Chili et aux États-Unis et que, jusqu’à présent, l’Europe avait toujours refusé de suivre.

NOLO RIZKÁ

in État d’exception, Homo sacer,
Giorgio Agamben, Paris,
Éditions du Seuil, 2003
Paru dans Siglo XXI Novembre 2006

jeudi, août 03, 2006

Unité






Pablo Neruda



Il y a quelque chose de dense, uni, déposé au fond,
répétant son chiffre, son signe identique.
Les pierres ont touché le temps, c’est évident,
une odeur d’âge émane de leur fine matière,
et de l’eau qu’amène la mer et du sel et du rêve.



Une même chose m’entoure, un seul mouvement :
le poids du minéral, la lumière de la peau,
unis au son du même vocable : noche
l’encre des blés, de l’ivoire, des sanglots,
des choses en cuir, en bois, en laine,
vieillies, décaties, uniformes,
se dressent autour de moi telles des parois.



Je travaille sourdement, tournant sur moi-même,
comme le corbeau sur la mort, le corbeau de deuil.
Je réfléchis, isolé au milieu de longues saisons,
central, cerné de géographie silencieuse :
une température partielle tombe du ciel,
un empire extrême d’unités confuses
s’assemble en m’entourant.


Traduction : Bernardo Toro

mercredi, août 02, 2006

ARAUCARIA DE CHILE LA REVUE



Ce fut une revue trimestrielle publiée pendant les années de l'exil entre 1978 et 1989. Sa redaction suivit son cours jusqu'en 1984 à Paris, année où elle fut transférée à Madrid, là où, depuis ses débuts, on l’imprimait, et l’on organisait sa distribution.

Dans la période de son plus grand essor, la publication atteignit 37 pays, où un noyau de Chiliens, que le coup militaire avait éventé hors de nos frontières, demeurait. La donnée illustre l'importance qu'Araucaria a eue durant ces années et sert, en même temps, à souligner l'ampleur qu’ a atteint l'exil, un phénomène sans précédent dans notre histoire, peu connu et souvent considéré avec réserve et méfiance par les Chiliens qui n'ont pas abandonné le pays durant les années de la dictature.

L'exode massif d’artistes ou d’intellectuels qu'a provoqué le coup d'état de septembre 1973 a donné naissance à un phénomène extrêmement vaste et vigoureux : la culture Chilienne de l'exil. La projection extérieure du pays n'a jamais atteint comme alors une résonance planétaire semblable, avec l'oeuvre développée dans cette trentaine de pays par des cinéastes, de musiciens, peintres, auteurs, académiques et des cadres qualifiés dans les plus divers domaines de la production culturelle.

On a publié énormément de revues, celle qui a eu une plus grande signification a été Araucaria, par l'ampleur des matières traitées, ainsi que par la qualité, l’homogénéité et l’intérêt de ses articles; par le prestige et la représentativité de la majorité des collaborateurs qui apparaissent dans ses pages, et par l'attrait de leur présentation.

Publiée régulièrement pendant ses douze années d'existence, elle est arrivée virtuellement à devenir un objet culturel de référence obligatoire entre les Chiliens de la diaspora.

Revue de bibliothèque, Araucaria est aujourd'hui la source la plus précieuse pour celui qui souhaite approfondir la connaissance de ce qui a été la vie et l'activité créative du Chili d’extra-muros. Cet indice tente de faciliter la consultation des centaines de travaux publiés dans les onze mille pages que comprend la collection.
Traduit de l'espagnol par M.C.

Araucaria de Chile




Araucaria est un blog de l'association du même nom. Il publie des textes et contributions de ses membres et vise à informer des activités entreprises. Araucaria de Chile est aussi le nom d'une ancienne revue culturelle de l'exil chilien, publiée en France, puis plus tard en Espagne par le Parti communiste. Elle a été la revue la plus importante de celles publiées pendant la période dictatoriale. Aujourd'hui elle peut être consulté en ligne dans le site de memoria chilena. Araucaria est un arbre que les mapuches appellent Pehuen. 

L'Araucaria est connu en France sous la dénomination de «désespoir des singes» ou Araucaria du Chili. Son nom latin est : Araucaria araucana (Molina) K. Koch, synonymes Araucaria imbricata Ruiz et Pavón, Araucaria chilensis Mirb., Pinus araucanax Molina. Nous nous sentons quelque part des singes désespérés, et pour cette raison nous avons voulu garder ce nom pour notre association.

En France 94ème anniversaire du Pcch


















La Communauté chilienne a fêté le 94ème anniversaire du PC chilien

La Communauté chilienne parisienne a fêté le 94ème anniversaire du Parti communiste chilien le dimanche 18 juin 2006 dans la commune de Saint Denis. Répondant à l'invitation du coordinateur local du Pc chilien, plusieurs dizaines de personnes se sont réunies à la Maison de la jeunesse à cette occasion.

Les troubadours Francisco Villa et Eduardo Peralta étaient les hôtes d’honneur de cette rencontre, ils ont chanté plusieurs chansons de leurs répertoires respectifs, ils ont été très applaudis par les participants.

Le programme de la fête incluait un apéritif suivi d'un déjeuner de camaraderie. Au menu salade de tomates à la chilienne, grillade avec ses pommes de terre en robe de chambre, le tout arrosé d’un cabernet sauvignon du pays. Au dessert salade des fruits.

Après une intervention du porte-parole du Pcch, Patricio Arénas, la réunion a continué jusqu'à des heures avancées de l'après-midi.

lundi, juillet 31, 2006

FRANCISCO HERREROS DIRECTEUR D'EL SIGLO


DU GOUVERNEMENT DU PEUPLE à LA REBELLION POPULAIRE


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LE JUGE RENÉ GARCIA VILLEGAS, TITULAIRE DE LA VINGTIÈME CHAMBRE CRIMINELLE, POUR LA PREMIÈRE FOIS SE RENDIT DANS UN LOCAL DE LA CNI POUR RECEVOIR UNE PLAINTE POUR DÉTENTION ILLÉGALE DE PABLO YURI GUERRERO, DONT IL ORDONNA L’HOSPITALISATION, DANS L’ATTENTE DE DISPOSER D’UN RAPPORT D’EXPERTISE DE L’INSTITUT MÉDICO LÉGAL. 


Le témoignage du journaliste Francisco Herreros est une contribution utile à la compréhension du Chili contemporain.(Quand histoire personnelle et histoire du parti communiste convergent) Ce texte est la reprise du discours de l’auteur en présentation de son livre Du Gouvernement du Peuple à la Rébellion Populaire, le 25 mai 2006 à la Bibliothèque Nationale du Chili. Par Francisco Herreros (source : Rebelion du 16-07-2006)

Un ami qui m’est très cher a insisté pour que je vienne militer au Parti Communiste.

Réfléchissant sur la réponse à apporter, j’ai réalisé combien l’histoire du parti est liée à la mienne durant une longue période, avec des moments de plus ou moins grande proximité, mais dans un sens progressivement convergent.

C’est pourquoi je ne vais pas parler de mon livre, qui peut parler de lui-même, mais de l’histoire qui m’a poussé à l’écrire.

Ceux qui me connaissent savent que j’abhorre l’auto-référence, mais en la circonstance, dans laquelle je partage un moment très spécial avec mes frères pour la noble cause de lutter pour un monde meilleur, vous me permettrez une exception en posant quelques jalons biographiques que je n’ai jamais rendus publics.
Mon premier contact avec le Parti communiste eut lieu au cours de la passionnante et tumultueuse période de l’inoubliable gouvernement du Président Salvador Allende et de l’Unité Populaire, quand j’ai commencé mes études de journalisme à l’Université du Chili. C’était en 1971. J’avais 19 ans.

J’étais alors un représentant typique de la classe moyenne, sans aucun intérêt, sans aucune connaissance ni aucune pratique de l’activité politique, que je considérais comme inutile, bruyante et ennuyeuse.

Naturellement, comme la plupart des jeunes alors, je penchais pour le côté gauche, celui du coeur.

Mon premier contact avec le Parti Communiste fut pourtant des plus froids.

En l’occurrence je trouvais la Jota, la Jeunesse Communiste de mon Ecole, tout en admirant son dévouement et sa discipline, coincée, ennuyeuse et subornée.

Pour résumer, après un passage éphémère par la FER, le front étudiant du MIR (Gauche Révolutionnaire chilienne), je décidai que la meilleure option pour exercer le journalisme était l’indépendance critique de gauche, position que j’ai maintenu jusqu’à aujourd’hui.
Partant de cette position d’indépendance, je plongeai avec enthousiasme dans la construction historique du Gouvernement Populaire, et j’aurais donné ma vie pour sa défense.

De fait le 11 septembre 1973, n’ayant pas entendu le premier communiqué militaire, je me rendis à mon école, située dans l’ancien Pédagogique, où j’entendis l’important testament politique du Président Allende.
Je crois bien que j’ai été un des derniers à quitter les lieux, vers les 2 heures de l’après-midi, foncièrement déçu par la défense nulle du gouvernement populaire.
Dans ma naïveté, qui était immense, après le premier jour de couvre-feu, je me souviens que je me rendis en bicyclette avec un ami, neveu d’un sénateur socialiste, dans la poblacion de Lo Hermida [1], où nous escomptions nous joindre à la lutte.

A notre surprise et désappointement, nous rencontrâmes une population pavoisant avec de petits drapeaux, et manifestement sans la moindre velléité de résistance.

Cette même indépendance, et par là même l’absence de liens organiques avec les partis de gauche, me préserva de la première vague répressive, sur laquelle je sus alors peu de choses, étant donné le contrôle de l’information.

Je pus ainsi poursuivre sans problèmes ma formation, et ensuite commencer ma vie professionnelle à la Télévision Nationale, en janvier 1975.

Alors s’ouvrit une période d’éloignement du Parti Communiste.

Compte-tenu des changements imposés au pays, je ne trouvai d’autre ressource que de commencer ma carrière dans le journalisme sportif, en même temps que la presse chilienne rentrait dans le processus de dégradation le plus important de toute son histoire, étant soumise à la double tenaille de la censure et de l’autocensure, cela afin de dissimuler le génocide que commettait alors la dictature.

Avoir été témoin de l’abdication du journalisme de son engagement éthique en faveur de la vérité me marqua de manière indélébile.

D’une certaine manière, encore aujourd’hui je me sens coupable d’avoir participé à cette grande opération de dissimulation, encore que, pour ma défense, je dois dire que j’étais dans l’ignorance, et c’est peut-être là que réside l’explication du ton et du contenu du premier chapitre du livre.

Il se trouve que l’hypertrophie des secteurs policiers et sportifs, comme c’est d’ailleurs le cas toujours pour le showbiz, n’était rien d’autre qu’un moyen pour détourner l’attention de l’opinion publique. Mais le grand moyen, et cela se poursuit aujourd’hui, était l’omission et le mensonge, dont les directeurs et éditeurs de médias portent la responsabilité.

Récemment, et tardivement, le tribunal d’éthique du Conseil Métropolitain de la Corporation des Journalistes a sanctionné certains d’entre eux pour l’Opération Colombo [2], dont l’actuel directeur du quotidien El Mercurio, à l’époque sous-directeur du quotidien La Segunda.

J’ai souvenir que dans les couloirs du département de presse de la Télévision Nationale, circulaient des rumeurs de détenus disparus et d’un certain colonel Contreras, mais on ne pouvait pas parler normalement de ces choses-là et moins encore porter des appréciations.


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« TU MOURRAS  BIENTÔT » LE JUGE RENÉ GARCIA VILLEGAS A REÇU DES SANCTIONS DISCIPLINAIRES ET DES MENACES DE MORT.  IL FUT SANCTIONNÉ POUR AVOIR VOULU RENDRE LA JUSTICE.


Les chefs faisaient semblant de croire que c’étaient des campagnes du communisme international contre la Junte de Gouvernement, et ils disaient que de toute manière, non sans cynisme, même si ces rumeurs étaient véridiques, il était conseillé, pour conserver son emploi, de les oublier.

Il y a longtemps, alors que je faisais des recherches bibliographiques pour ce livre, j’ai éprouvé un sentiment de honte en consultant la presse de cette terrible année 1976, et en retrouvant les nouvelles auxquelles je me consacrais, comme tel knock-out de Martin Vargas, tel match de la

Copa Libertadores ou le coup d’avoir rencontrer le gagnant anonyme de la Polla Gol [3], pendant que les sbires des armées de l’ombre assaillaient avec une rage démentielle et une froide détermination des directions complètes du Parti Communiste, protégés par la docilité judiciaire, le silence complice de la presse et l’hypocrisie des autorités de l’époque.

En somme, un cadre d’une stupéfiante schizophrénie.

Dans une tentative de m’en éloigner graduellement, je fus muté au service des sports de Canal 11, aujourd’hui Chilevision, où advint un épisode qui changea dramatiquement la direction de ma carrière et aussi ma propre histoire.

Un samedi d’août 1980, pour mon travail de journaliste sportif, j’arrivai de bonne heure à la chaîne, où j’apprit que l’ont venait de retrouver les deux jeunes étudiants en journalisme qui avaient été enlevés quelques jours plus tôt par le Commando des Vengeurs des Martyrs. Cecilia Alzamora était vivante et Eduardo Jara était mort des suites de la torture.

Comme j’étais arrivé le premier, et bien qu’au sens strict ce n’était pas dans mes attributions, je décidai de faire le reportage. Je me rendis sur les lieux du crime et y interrogeai Cecilia Alzamora.

Je me souviens toujours de son récit, débité d’une voix ferme, sans dramatisation, mais cru, concis et brutal. Les faits, simplement.

Il se trouva que le chef des informations, en vérifiant ma note peu avant le journal du présentateur, m’appela et me dit : “Si nous passons cela, la CNI [4] va m’emporter moi”, à la suite de quoi il procéda à sa réécriture, jusqu’à la rendre inintelligible.

Je me rappelle avoir passé un dimanche de tourment, réfléchissant sur la voie à suivre. J’étais alors marié depuis trois ans, et ma première fille était née. Je n’avais jusqu’alors jamais connu l’expérience de l’inactivité, j’avais un passé plus qu’acceptable et j’avais atteint un modique succès dans ma carrière télévisuelle.

Je décidai cependant, que si j’acceptais cette censure jamais plus je ne pourrais me sentir un vrai journaliste. J’en parlai à ma femme, qui m’appuya, puis j’allai le lundi remettre ma démission au directeur de l’information.

Récemment, j’ai vu le film Bonne Nuit, Bonne Chance [5], basé sur des faits réels, dans lequel le protagoniste, le journaliste Edward Murrow, de la chaîne CBS, est victime de la censure suite à sa bataille contre le sénateur Eugène Mc Carthy, bien qu’il l’ait gagnée. Avec tous ses mérites et ses titres, il n’eut pas d’autre choix que d’accepter un programme de rang inférieur et demeura dans la station.

Depuis que j’ai démissionné de la télévision, je n’ai jamais retrouvé l’aisance économique, mais en revanche j’ai vécu en paix avec ma conscience et fondamentalement, j’ai pu faire de la liberté d’expression, de la défense des droits humains et de la promotion de la démocratie une pratique de vie.

Tout journaliste se retrouve à ce carrefour un jour ou l’autre dans sa vie, et chacun y répond en son for intérieur par le chemin qu’il prend.

En tous cas je ne me suis jamais repenti, et confronté à la même alternative, mille fois je ferais la même chose.

Le fait est que cette décision est celle qui m’amena progressivement là où je suis aujourd’hui.

Après une brève période de chômage, je rentrai au quotidien Las Ultimas Noticias, du groupe El Mercurio, dirigé dans les faits par le légendaire Raul Gonzalez Alfaro, plus connu comme el maraco [6], lequel, très rapidement, m’assigna à la section naissante de chronique politique, en 1982.

Dans cette fonction j’ai connu, la plupart des leaders de l’actuelle Concertation, qui étaient des opposants au régime.

Cette année-là j’ai retrouvé la télévision, toujours Canal 11, où j’intégrai le service des sports.

Mais les temps n’étaient plus les mêmes, et peu à peu l’opposition se lança dans l’offensive politique, avec plus de force à partir du 11 mai 1983, date de la première protesta (marche de contestation).

Parmi les espaces arrachés au régime, il y avait l’élargissement de la liberté de la presse et on vit alors l’éclosion des médias d’opposition.

Personnellement, je me lançai avec enthousiasme dans la lutte contre la dictature, bien que de manière semi-clandestine.

Je rejoignis l’équipe qui fonda le périodique Fortin Mapocho au milieu de l’année 1983, et je devins rédacteur de la revue Cauce, au début de 1984.
Comme je travaillais à Las Ultimas Noticias, à Canal 11 et pour la revue Ercilla, je devais signer en utilisant des pseudonymes, comme Javier Mardones et Pablo Salvador.

Un fait anecdotique : quand je me présentais comme journaliste à Las Ultimas Noticias, les dirigeants de la dénommée alors “opposition démocratique” me recevaient avec des flatteries et des révérences. Mais quand j’arrivais avec la casquette de Fortin ou de Cauce, je ne valais plus rien.

En juin 1985, à peine levé le premier Etat de siège, survint un autre de ces épisodes qui ont contribué à m’amener jusqu’ici.

Le juge René Garcia Villegas, titulaire de la vingtième chambre criminelle, pour la première fois se rendit dans un local de la CNI pour recevoir une plainte pour détention illégale de Pablo Yuri Guerrero, dont il ordonna l’hospitalisation, dans l’attente de disposer d’un rapport d’expertise de l’Institut Médico Légal.
J’obtins une copie de ce rapport, ce qui nous permit d’affirmer en titre de la revue Cauce : “Confirmé, la CNI Torture”.

Le jour suivant je perdis tous mes emplois dans le secteur officiel.

Pour ce qui me concerne, un des aspects remarquables de la période de lutte contre la dictature a été le rapprochement graduel et convergent que je réalisai envers les positions du PC, qui alors déployait, sans que je le sache, sa politique de rébellion populaire de masse.

Dans ma position d’indépendance je considérais : a) qu’il fallait frapper la dictature de toutes parts et b) par l’arc unitaire le plus ample qu’il était possible.

A ce moment-là, je me demandais pourquoi l’opposition du centre, aujourd’hui regroupée dans la Concertation, se refusait à l’unité que réclamait de manière urgente le mouvement populaire et que le PC recherchait avec acharnement.

Dans l’optique d’aujourd’hui, et en analysant les quatre gouvernements de la Concertation, la réponse coule de source.

De cette époque je me remémorre avec nostalgie les conférences de presse clandestines du PC, qui se déroulaient avec toute une série de mesures de sécurité que je ne vais pas exposer ici, et où on rencontrait des encagoulés qui parlaient le langage qui m’interpellait pleinement, celui de toutes les formes de lutte contre une tyrannie démente et immorale.

Il est vraisemblable que plusieurs de ceux qui sont ici ont participé à ces conférences, du côté des encagoulés.

A la sortie de la seconde période d’Etat de Siège, au début de 1987, je passai directeur de Cauce, à un moment où les politiques conciliatrices de la Concertation commençaient à prendre forme, à commencer par l’appel à s’inscrire sur les listes électorales.

A la lumière de ce que furent ces seize dernières années, je continue de penser qu’accepter la Constitution comme un fait et s’incorporer à la conception institutionnelle de la dictature a été une erreur historique monstrueuse, et si ce n’est pas ici le moment d’en discuter, le fait est que chaque jour je me sentais plus distant des politiques que soutenaient les propriétaires de Cauce, qui étaient alors d’un secteur du socialisme rénové.

Tant va la cruche à l’eau que dans la même nuit inoubliable du triomphe du Non au plébiscite [7], je sentis que ma tâche était accomplie au sein de la revue, et au retour de mon voyage en Espagne, où je m’étais rendu pour recevoir le prix de journalisme Rey de España, je présentai ma démission indéclinable.

Ce fut un nouveau point d’inflexion dans la trajectoire dont je vous parle, étant donné que, après une période sans emploi, je pus entrer, au milieu de l’année 1989, à la revue Pluma y Pincel, qui était en ce temps-là le moyen de communication publique du Parti Communiste, et qui était dirigée par le journaliste Leonardo Caceres.

Quand El Siglo [8] put paraître publiquement, le projet journalistique de Pluma y Pincel perdit sa prépondérance et s’estompa lentement, me conduisant à passer à la revue Pagina Abierta, que je quittai par la suite pour divergences sur la ligne éditoriale, début 1992.

J’eus le sentiment que ma vie professionnelle de journaliste s’achevait, et je décidai d’aller vivre à Chiloé [9]. Alors que mes bagages étaient prêts, le soir même de mon départ, je reçus un appel de mon ami Andrés Lagos, alors directeur d’El Siglo, qui me proposa le poste de directeur de la rédaction. Si cet appel avait eu lieu un quart d’heure plus tard, je serais peut-être aujourd’hui à Chiloé, occupé à qui sait quelle activité. Parfois, le destin a des desseins mystérieux.
Pour moi, et je crois pour El Siglo, cette période a été très fructueuse.

Nous avons bataillé sur différents sujets, parmi lesquels il convient de mentionner l’affaire des décapités [10]. Parfois nous sommes allés un peu plus loin que l’enquête du ministre Juicia, auquel nous avons remis des éléments importants. Nos dénonciations ont entraîné la révocation de sous-directeur des carabiniers, le général Mario Morales, pour cause de corruption.

Nous nous sommes battus aussi sur la question du cuivre, à propos de l’affaire du davilazo [11].
Je n’oublie pas non plus qu’avec Andrés nous nous sommes retrouvés trois fois en prison, dont une fois au Pénitentiaire de la calle 5 à Santiago.

Je conserve des images ineffaçables de ces expériences limites. Pour l’un des emprisonnements, nous avions sollicité la Corporation des Journalistes pour qu’ils nous aident financièrement avec les fonds de solidarité professionnelle qu’ils ont à cet effet. Le président de la Corporation d’alors nous refusa cette aide.

Nous avions en outre formé un recours devant le Président de la Cour Suprême, étant donné que nous avions été condamnés à 500 jours de prison, peine confirmée à l’unanimité par la Cour d’Appel. Lui aussi rejeta notre demande.

Les confrères écrivaient des choses péjoratives sur le quotidien communiste El Siglo. Par exemple je me souviens d’un titre particulièrement choquant : “Pour calomnies, le directeur et le rédacteur en chef du quotidien communiste El Siglo sont emprisonnés”. Ils disaient que El Diario était un quotidien communiste, comme si cette qualité était un stigmate, dans ces jours de timide et interminable transition, alors que Pinochet terrorisait le gouvernement à coup de mobilisations militaires et démonstrations de force.
En protestation, je démissionnai de la Corporation des Journalistes, position que je maintiens jusqu’à aujourd’hui.

Je n’ai pas oublié non plus qu’à cette époque nous avons commis la grosse erreur de sortir El Siglo quotidiennement. Plus exactement, l’erreur ne fut pas d’en faire un quotidien, mais de ne pas faire les études de faisabilité indispensables, ce qui décapitalisa l’entreprise et au passage liquida une des étapes de la revue Pluma y Pincel que je dirigeais. Cette crise économique m’éloigna d’El Siglo, et aussi du parti, bien que de manière relative.

Début 1999, en rapport avec la détention de Pinochet à Londres, on me demanda un travail sur l’Opération Condor [12], qui compléterait, avec une longue interview de Gladys Marin [13], l’ouvrage écrit par cette dernière, “Retour de l’Espoir, Défaite de l’Opération Condor”.

Dans le courant de l’année 2001, mon ami Andrés Lagos me recontacta pour m’exposer que la direction du parti voulait me confier une mission.
Il s’agissait d’aller à l’encontre d’une série de fascicules du quotidien La Tercera [14], intitulés Los Años Verde Olivo [15], qui montaient une prétendue histoire du Frente Patriotico Manuel Rodriguez [16] bourrée de mensonges.

Le travail consistait à récolter auprès de la direction du parti la véritable histoire. Pour ma part, j’estimai qu’une histoire du Front serait incomplète si elle n’abordait par ses causes, à savoir la période de l’Unité Populaire, le Coup d’Etat et la dictature en résultant. Je proposai en conséquence un plan de travail, divisé en huit chapîtres thématiques, qui fut accepté sans objections. C’est la structure de ce livre.
La participation de la direction du parti se limita à me fournir toutes les facilités pour le dossier, y inclus la plus grande quantité de sources vivantes et documentaires disponibles. C’est cela la vérité de ce livre. C’est aussi simple que ça. Le livre était prêt fin 2002, mais encore me fallait-il trouver son éditeur. Au Chili, l’exclusion semble s’être incarnée au niveau génétique dans les différentes classes de la société, au point que mes recherches furent inutiles.

Dans la majorité des cas, je n’expliquais sans doute pas bien de quoi il s’agissait et je recevais cette invariable réponse : “Laissez nous votre téléphone, nous vous rappellerons”. Vous pouvez imaginer le résultat. Dans une maison d’édition seulement, mon livre passa en comité de lecture. D’après ce que je compris, un des rapporteurs recommanda sa publication, l’autre s’y opposant.

Je détiens son rapport, duquel j’ai extrait les paragraphes suivants :

“Il paraît évident que le texte constitue une sorte d’histoire officielle du PCCh pour la période comprise entre 1973 et 2000”. C’est un pré-jugement, et non un jugement littéraire ou technique. Mais attention :
“Curieusement, parmi les personnes interrogées par l’auteur, il y a huit membres de l’équipe de Direction Intérieure et seulement deux de la Direction Extérieure, pour la période. Il a omis les déclarations de beaucoup d’ex-communistes qui sont disponibles et qui ont joué un rôle de protagonistes dans les faits. Il faut signaler que cela constitue une omission délibérée et est la conséquence d’une version politiquement intentionnée”.

Autrement dit ce monsieur se permettait de fixer pour moi les entretiens du livre, et que dire du paragraphe suivant :

“Selon des sources dignes de foi, c’est à partir d’un reportage du quotidien La Tercera que le PCCh organisa un groupe interne chargé de développer un travail collectif pour écrire un texte institutionnel. Le fait que figure comme auteur un journaliste qui, d’après ce que j’ai compris est ou était communiste, est seulement une question d’opportunité. Ils auraient parfaitement pu choisir n’importe qui d’autre”.

En somme, dès lors qu’ il était opposé à la publication du livre, et il obtint gain de cause, ce personnage en vint à l’extrémité de falsifier la réalité. En passant sur les détails, c’est grâce à la générosité d’amis mexicains, en particulier du Parti des Travailleurs, que ce livre est devant vous ce matin. Mais comme à quelque chose malheur est bon, les péripéties que j’ai dû traverser ouvrent assurément des possibilités de se transformer en un projet éditorial, avec son dispositif correspondant de distribution.

Je dois dire que finalement pour moi l’enquête et l’élaboration qui ont abouti à ce livre m’ont permit de mieux connaître et apprécier le Parti Communiste. Si déjà j’avais pour lui admiration et respect, j’ajoute aujourd’hui à ces sentiments une tendre affection et de l’estime. Il me semble que d’une manière ou d’une autre ces sentiments sont réciproques étant donné que, pour la première fois dans son histoire, la direction du parti confie la direction d’El Siglo à un journaliste non membre du parti. C’est un honneur dont je suis fier et reconnaissant, mais qui sera de courte durée. Je ne dis pas que j’ai l’intention de quitter El Siglo, mais qu’à travers le processus correspondant de réflexion, je suis en mesure de dire à mon cher ami Oscar Azocar que oui, j’accepte son invitation et que je suis disposé à rejoindre le parti comme militant. Je lui dis et je vous dis que je n’ai ni excuse ni prétexte qui m’empêche de partager ce qui me reste de vie avec mes frères de lutte pour la noble tâche de rechercher inlassablement un monde meilleur.

Compte-tenu des antécédents exposés, il s’agit plus d’un engagement sérieux et mûr que d’une éphémère et romantique impulsion de jeunesse.

Chers et chères camarades : J’ai la certitude que nous avons raison. J’ai l’assurance que l’histoire est dans notre sens. Plus que jamais je suis convaincu qu’avec ténacité et courage, avec conscience et organisation, Mille Fois, Venceremos ! Merci beaucoup.



[N.d.T.]

[1] Lo Hermida, poblacion, c.a.d. bidonville des environs de Santiago, fait partie actuellement de la municipalité de Peñalolén. C'est toujours un endroit composé de populations très défavorisées. C'est dans ce que l'on appelait alors aussi un "campement" que se produisit un événement grave, le 5 août 1972 (cf./ Le Chili sous Allende/, présenté par Alain Joxe, Collection Archives Gallimard Julliard, 1974). La police dirigée par le socialiste "Coco" Paredes fit irruption à Lo Hermida, détruisant, arrêtant, blessant, et même tuant un habitant, plusieurs autres disparaissant... Le chef de la police a affirmé que c'était une mesure policière et non pas la mise en oeuvre d'une répression réformiste contre les milieux populaires. Lo Hermida était politiquement proche d'une branche dissidente du socialisme chilien, l'USOPO, une fraction restée en dehors de l'Unité Populaire. Il a été établi que le président Allende n'avait aucune responsabilité dans cette répression. La responsabilité de sa politique économique, au coeur du conflit entre le MIR et le PC, était néanmoins posée. En 2005, il y a eu une grave émeute à Lo Hermida, brutalement réprimée.

[2] L'Opération Colombo est le nom qui a été donné au cas des 119 militants (100 hommes et 19 femmes) de divers partis, notamment du MIR (100 militants du MIR, 9 du PC, 7 du PS, 2 du PS-MIR, 1 de la Démocratie Chrétienne), détenus au Chili entre le 27 mai 1974 et le 20 février 1975, et disparus. La responsabilité de Pinochet est recherchée pour ces massacres, en vain pour le moment.

[3] La Polla Gol est le nom donné au Chili aux pronostics sur les matches de football, l'équivalent de notre Loto Sportif.

[4] La CNI, Central Nacional de Informacion, est la police politique qui a succédé en 1977 à la tristement célèbre DINA, créée en 1974 par la dictature de Pinochet.

[5] Film réalisé par George Clooney, sorti en France début 2006 sous son titre original "Good night, and good luck". Clooney en est un des acteurs.

[6] Maraco, au Chili, désigne un homosexuel.

[7] Le plébiscite de 1988 vit la victoire du Non au maintien de Pinochet au pouvoir après 1989, à 54, 71%.

[8] El Siglo, hebdomadaire fondé en 1940, a toujours été la voix officielle ou officieuse du parti de Pablo Neruda.

[9] L'île chilienne de Chiloé, située dans la région des lacs est réputée pour son paysage, qui fait penser à l'Irlande. De par sa situation, elle est appelée la "Porte d'entrée de la Patagonie".

[10] "Los degollados", les décapités, on eu droit, en tous cas expressément trois d'entre eux, à un monument inauguré en mars 2006, 21e anniversaire de la mort de 3 militants du Parti Communiste, par la présidente Michelle Bachelet. Cet ouvrage d'art à la mémoire des degollados est situé le long de l'autoroute menant à l'aéroport international de Santiago. Ces militants étaient : Santiago Nattino, un artiste, Manuel Guerrero et José Manuel Parada, tous deux professeurs.

[11] Le davilazo, du nom de son principal protagoniste, Juan Pablo Davila, dirigeant de la Société Nationale de Cuivre du Chili (la CODELCO, propriété à 100% de l'Etat chilien depuis la nationalisation du cuivre par le gouvernement de Salvador Allende et n°1 mondial du cuivre), a été un scandale financier énorme qui a défrayé la chronique dans les années 90. Davila a été reconnu coupable d'une énorme fraude fiscale sur le marché à terme du cuivre. Les fonds détournés atterrissaient dans les îles Caïman. Davila a été libéré après quelques années et est actuellement enseignant dans une université.

[12] Sur l'Opération Condor, vaste programme d'assassinat de militants de gauche latino-américains, oeuvre conjointe CIA-dictatures, fait référence en espagnol le livre de la journaliste argentine Stella Calloni, "Operacion Condor-Pacto Criminal", Editorial Ciencias Sociales, Cuba, 2006. Lire en français, de Stella Calloni, l'article "Réactivation andine de /l'opération Condor /?", site RISAL, 01-02-2005.
[13] Gladys Marin (1941-2005), éminente figure du Parti Communiste chilien, symbole de la lutte contre la dictature, est décédée le 6 mars 2005 à Santiago.

[14] La Tercera est un journal appartenant à l'un des deux grands groupes de presse du Chili, la COPESA.

[15] Sur les Años Verde Olivo, référence au Cuba révolutionnaire, l'auteur fait sans doute allusion aux romans de Roberto Ampuero, "Los Años Verde Olivo", et la 2ème partie, "Nuestros años verde olivo".

[16] Le Frente Patriotico Manuel Rodriguez (FPMR), mouvement d'obédience marxiste, a été fondé en 1983 comme branche armée du PC chilien. Lors des récentes manifestations contre le système éducatif hérité de Pinochet, des observateurs ont relevé 2000 manifestants répondant à l'appel du FPMR.

Traduit de l'espagnol par Gérard Jugant