vendredi, décembre 29, 2006

Le «new deal» politique latino-américain peut-il vaincre la pauvreté?

Par Juan Emilio Cheyre. Ex-commandant en chef de l'armée chilienne, successeur d'Augusto Pinochet, il est aujourd'hui directeur du centre d'études internationales de l'université catholique du Chili.

L'année 2006 a été marquée en Amérique latine par une série de bouleversements qui pourraient conduire à une interprétation erronée du cours de l'histoire dans la région. La douzaine d'élections qui s'est tenue a confirmé Hugo Chavez à la présidence du Venezuela, Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil et Alvaro Uribe en Colombie. Elle a aussi consacré le triomphe du candidat de gauche Rafael Correa en Équateur, ainsi que le retour de l'ex-leader sandiniste Daniel Ortega au Nicaragua, alors que Fidel Castro était incapable d'apparaître aux festivités organisées pour son 80e anniversaire pour cause de grave maladie.
À première vue, ce scénario pourrait pousser à conclure à la généralisation du populisme dans la région, alimenté par certains chefs d'État, qui rejettent bruyamment le libre-échange et adoptent un discours de confrontation avec les États-Unis. Une analyse plus profonde permet toutefois de dégager des constantes beaucoup plus importantes.
Quels que soient les projets politiques affichés, tous convergent vers des programmes démocratiques cherchant à faire participer la majorité de la population, dans un souci d'intégration. Les régimes sont respectueux de leurs voisins et des principaux acteurs politiques à l'échelle mondiale. Autre nouveauté : ils cherchent pour la plupart à véritablement s'attaquer aux problèmes de la pauvreté et de l'inégalité des revenus sans mettre en péril l'équilibre de leurs économies et sans prendre le risque de relancer l'inflation. Ils cohabitent enfin avec une opposition qui accepte comme eux les règles du système politique. Les gouvernements incarnant le mieux cette tendance sont ceux du président Lula au Brésil, de Tabaré Vasquez en Uruguay, de Michelle Bachelet au Chili. Ils caractérisent aussi l'équipe d'Alan Garcia, revenu au pouvoir au Pérou, ainsi que celle des centristes d'Alvaro Uribe en Colombie et de Felipe Calderon au Mexique.

Bien que ce courant soit discret, c'est celui qui réunit le plus de forces dans la région comme le confirment des épisodes récents. Au Mexique, Felipe Calderon n'a emporté l'élection qu'avec une majorité très étroite de 0,6 % des suffrages, une victoire contestée par son adversaire de gauche, Andres Manuel Lopez Obrador, de manière ouvertement antidémocratique. Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, ce comportement a eu pour conséquence de faire plonger la popularité de Lopez Obrador, prouvant qu'il n'y avait pas de place pour un leader voulant jeter les masses populaires dans la rue pour contester le résultat des urnes, aussi controversé soit-il. C'est, à n'en pas douter, un signe de maturité démocratique, invisible il y a encore quelques années. Parallèlement, il faut noter que la majorité des électeurs latino-américains ont permis à des oppositions actives et légitimes de trouver leur place dans le paysage politique. C'est le cas en Bolivie, face au président Evo Morales. Ce pourrait aussi être le cas au Venezuela, où Manuel Rosales, qui a réuni près de 40 % des suffrages face à Hugo Chavez, serait aujourd'hui en mesure, et cette fois-ci à l'intérieur du système et non en le contestant comme auparavant, de demander des comptes au régime sur, par exemple, les millions de dollars confisqués à la Banque centrale et dépensés en dehors des canaux budgétaires traditionnels.
Dans la majorité des élections, les candidats élus ne l'ont emporté qu'au terme d'un second tour, obtenant rarement la majorité absolue. Face à cette moitié de l'électorat qui n'a pas voté pour eux au premier tour, les vainqueurs ont tendance à modérer leurs programmes pour ne pas se borner à représenter le seul secteur qui les a portés au pouvoir. En clair, les populations attendent de leurs gouvernants une capacité au consensus, au dialogue et une vision de l'État.

Enfin la grande nouveauté est la volonté généralisée de résou­dre les problèmes endémiques du ­continent, et en premier lieu la pauvreté, qui frappe plus de 150 millions d'habitants, ainsi que l'inégalité dans la distribution des revenus. En Amérique latine, les 10 % les plus favorisés de la population ­concentrent 48 % des richesses, alors que les 10 % les plus défavorisés n'en ont que 1,6 %. Tous les gouvernements ont compris que, pour faire face à ce défi, il fallait d'abord contenir l'inflation et ne pas freiner la croissance, légèrement supérieure en moyenne à 5 %.
Dans ce contexte, le discours provocateur de Hugo Chavez est loin d'être le danger le plus significatif. Alors que l'Amérique latine possède des atouts majeurs - c'est notamment une des régions du monde abritant le moins de conflits - les principaux risques sont à mes yeux la perte de crédibilité des partis politiques aux yeux de la majorité des populations, et l'absence de véritables organisations régionales capables d'intégrer les pays autour de projets communs. La crainte n'est plus désormais de voir des gouvernements de gauche ou une rhétorique populiste provoquer la déstabilisation de la région.