jeudi, février 11, 2021

LE CHILI DÉPASSÉ PAR L’AFFLUX DE MIGRANTS VÉNÉZUÉLIENS

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PHOTO ALAN LOQUET
REPORTAGE - Chaque jour, plusieurs centaines d’exilés traversent la frontière entre la Bolivie et le Chili. Les autorités locales se disent débordées. En cinq ans, près d’un million d’étrangers sont venus s’installer dans le pays andin.

Par Alan Loquet

Pozo Almonte (Chili)

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aria Garcia pose son barda à l’ombre d’un panneau publicitaire défraîchi, en bordure de la route 5. La quinquagénaire se redresse, essoufflée, le visage zébré par la chaleur et la fatigue. La main en visière, elle distingue au loin une usine de salpêtre à l’abandon, tel un vaisseau de rouille échoué au milieu du désert d’Atacama. En transit entre Huara et Pozo Almonte, deux villages chiliens situés à une centaine de kilomètres de la frontière bolivienne, un pick-up rouge de l’industrie minière s’arrête spontanément à sa hauteur. Le passager lui tend un sac déjeuner avant que le véhicule ne reparte en trombe. Le repas sera partagé sans un mot avec ses deux adolescents et quatre autres compagnons d’infortune rencontrés sur son chemin.

Chaque jour, plusieurs centaines de migrants - le plus souvent venus du Venezuela, mais aussi de Colombie, Cuba ou Haïti - traversent illégalement la frontière bolivienne pour rallier le Chili, leur destination finale. Depuis des mois, la commune de Colchane concentre la moitié des arrivées irrégulières en territoire chilien. Dans ce pays engoncé entre le Pacifique et la cordillère des Andes, le nombre d’entrées illégales s’est envolé. En 2017, les autorités en dénombraient 2900, contre 13.650 l’an dernier. Un nouveau record devrait s’établir cette année, favorisé par la fermeture des frontières, pandémie oblige.

Maria Garcia se livre, peu à peu. Cette femme de ménage en exil indique avoir quitté Caracas, la capitale du Venezuela, il y a douze jours. «J’ai tout laissé derrière moi. J’ai vendu ce qu’il me restait pour offrir un avenir à mes enfants et rejoindre l’aînée, installée à Santiago depuis cinq ans.» L’hyperinflation, les coupures d’électricité à répétition et un pays miné par la corruption l’ont convaincue de parcourir plus de 6000 km en bus, à pied, parfois, en passant par la Colombie, l’Équateur, le Pérou et la Bolivie.

Le ministre des Affaires étrangères Andrés Allamand sévèrement critiqué
par maire de Daniel Jadue apour avoir refusé les vaccins aux migrants.

CAPTURE D'ÉCRAN


Altitude fatale

«Avec le coronavirus, il ne fait pas bon s’attarder au Pérou, reprend Maria Garcia. D’autant que l’armée a disposé des tanks aux frontières. Une fois en Bolivie, nous avons été contraints de donner 100 dollars aux policiers pour qu’ils nous laissent avancer.» Selon la frêle mère de famille, «le plus dur a été de passer au Chili, en pleine nuit, en marchant trois à quatre heures pour contourner le poste-frontière de Colchane, avec la crainte de se faire attraper par des militaires en patrouille». La traversée peut s’avérer fatale, surtout après le coucher du soleil lorsque les températures dévissent jusqu’à -8 ºC. Hypothermie, décompensation respiratoire… Ces derniers mois, deux Vénézuéliens et une Colombienne ont perdu la vie sur ces hauts plateaux andins, à plus de 3700 m d’altitude. «Ces décès rappellent la situation dans laquelle ces personnes parcourent des milliers de kilomètres: état physique précaire, alimentation insuffisante et méconnaissance du terrain», énumère Janet Gomez, membre d’Incami, une ONG d’aide aux migrants.

Une fois le pied posé au Chili, la course d’obstacles continue. Entrés clandestinement, ces migrants doivent «se dénoncer» dans le commissariat le plus proche. Un préalable indispensable pour espérer régulariser un jour leur situation. Ils sont alors contraints de respecter un confinement obligatoire de quatorze jours. Le 5 février, 1800 migrants étaient bloqués à Colchane. «La commune compte autant d’habitants, explique Janet Gomez. Il n’existe pas assez de structures pour recevoir tout le monde. Ces personnes dorment dans la rue ou dans des maisons à l’abandon. Les plus chanceux seront transférés à Iquique, la grande ville du littoral située à 200 km. Ils seront accueillis dans des résidences sanitaires, lorsque des places se libèrent…»

Une crise humanitaire sans précédent

Ceux qui restent ne se contentent pas de regarder partir les rares convois affrétés par l’État. Nombreux sont ceux à vouloir s’extirper au plus vite de Colchane pour rejoindre l’un des prochains postes de police, à plus de 160 kilomètres. Certains effectuent le trajet à pied. D’autres s’engouffrent dans des vans privés stationnés à un jet de pierre de la frontière, sans avoir la certitude d’arriver à destination. «Avec le confinement et les restrictions de déplacement, les contrôles de police se sont multipliés, explique un ex-soldat de l’armée vénézuélienne qui a préféré conserver l’anonymat. Pour éviter de payer une lourde amende, le chauffeur nous a fait descendre au milieu du désert. Nous avons dû marcher huit heures pour arriver à Pozo Almonte.»

Âgé d’une quarantaine d’années, l’ancien militaire a quitté son pays avec sa femme et ses deux enfants dans l’espoir de retrouver son frère, mécanicien dans la ville portuaire de Valparaíso. Ils viennent de passer leur sixième nuit au pied des grilles du commissariat de Pozo Almonte. Comme eux, ils sont plusieurs centaines à errer dans cette cité morose de 15.000 âmes, dans l’attente d’une hypothétique prise en charge par les autorités locales. La dernière semaine de janvier, un millier de migrants ont transité par le lycée de Pozo Almonte, reconverti en centre d’accueil d’urgence, selon le maire, Richard Godoy. «Nous sommes démunis. Les communes du nord du pays vivent une crise humanitaire sans précédent, dénonce l’édile. Les habitants se sont révélés solidaires alors que nous affrontons une deuxième vague de coronavirus et que les hôpitaux de la région sont saturés. Le manque de coordination entre les services de l’État et l’inefficacité du gouvernement ne permettent pas d’améliorer la situation, bien au contraire.»

Aujourd’hui, 500.000 Vénézuéliens en situation régulière sont présents dans le pays andin. Ils représentent un tiers du nombre total d’immigrés et la première communauté de migrants

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), principal acteur humanitaire présent sur place, s’emploie à distribuer régulièrement plusieurs centaines de kits d’hygiène et de la nourriture. Prémices d’un futur camp de réfugiés, une cinquantaine de toiles de tente viennent d’être installées à la frontière. Insuffisant à entendre ce carabinier: «On est débordés. Le flux est incessant. On voit des personnes âgées, des femmes enceintes, des enfants en bas âge… La situation est critique, car nous n’arrivons pas à traiter toutes les demandes», confie l’homme au képi vert olive. Début janvier, le président Sebastian Pinera (droite) avait tenté de réagir en sollicitant le soutien de l’armée. Le chef de l’État avait signé un décret autorisant les militaires chiliens à assurer un appui technique et logistique aux frontières «pour combattre l’immigration illégale». Un vœu pieux, lorsque l’on sait que les autorités ont identifié 32 points de passage, répartis entre le Pacifique péruvien et les hauts plateaux boliviens. Impossible de surveiller nuit et jour un millier de kilomètres de frontières poreuses. Le recours à l’armée a été présenté comme un complément à la nouvelle loi migratoire, dont la promulgation est prévue début mars. Elle permettra notamment l’expulsion immédiate d’immigrés clandestins. Le texte sera censé remettre «de l’ordre dans la maison», selon les mots du président conservateur, dans un pays sous pression migratoire: en cinq ans, près d’un million d’étrangers sont venus s’installer au Chili. Aujourd’hui, 500.000 Vénézuéliens en situation régulière sont présents dans le pays andin. Ils représentent un tiers du nombre total d’immigrés et la première communauté de migrants.

«Le Chili n’était pas préparé à gérer un tel flux, analyse Fernanda Torres, avocate et ex-responsable «nationalité» au service des migrations du ministère de l’Intérieur. L’arsenal législatif est obsolète.» La loi d’immigration en vigueur a été promulguée en 1975, sous la dictature du général Pinochet (1973-1990). «Il était donc urgent de réformer, poursuit Fernanda Torres. Cependant, le futur texte souffre de nombreuses insuffisances, notamment sur le respect des droits fondamentaux. Il exposera aussi ces individus au libre arbitre de l’administration, ouvrant la porte à de possibles dérives xénophobes ou racistes.» Avec la nouvelle loi, plusieurs associations d’aide aux migrants craignent une flambée du nombre de personnes en situation irrégulière, à cause d’une révision drastique de la politique des visas.

L’entreprise dans laquelle je travaillais a fait faillite. Jamais je n’aurais pensé devoir fuir mon pays, mais il n’y a pas d’avenir au Venezuela

Gladys Gonzalez, informaticienne

Sebastian Pinera n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, dès le début de son second mandat, le président avait pris une série de mesures pour limiter la venue de ressortissants vénézuéliens. Il avait imposé, par décret, des visas spécifiques à solliciter depuis le pays d’origine. L’initiative aurait surtout généré un appel d’air pour l’immigration illégale. «Ce décret, appliqué également aux Haïtiens, n’a pas eu les résultats escomptés, note Fernanda Torres, anciennement responsable régionale de l’Institut national des droits humains, dans le nord du Chili. Les flux migratoires traduisent les crises politiques et économiques en cours en Amérique latine. Ces personnes effectuent un long trajet par nécessité. Si la communauté vénézuélienne est hétérogène, elle est surtout une grande pourvoyeuse de personnes diplômées qui ont su rapidement s’intégrer sur le marché du travail chilien.»

Trouver un emploi, c’est justement l’objectif de Gladys Gonzalez, assise sur le trottoir de la rue principale de Pozo Almonte, une couverture sur les épaules. «Je suis informaticienne, lance la volubile trentenaire, sa fille de 6 ans sur les genoux. L’entreprise dans laquelle je travaillais a fait faillite. Jamais je n’aurais pensé devoir fuir mon pays, mais il n’y a pas d’avenir au Venezuela.» Elle s’arrête un instant pour observer un car sur le point de quitter la ville. Seules les personnes avec des papiers en règle sont autorisées à monter. «Santiago, c’est encore loin?» 1800 kilomètres.

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