lundi, novembre 22, 2021

CHILI. AU WALLMAPU, LES MAPUCHES VEULENT RÉCUPÉRER LEURS TERRES

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Dans le sud du Chili, la dévastation provoquée par l’exploitation forestière entretient le conflit qui oppose les communautés autochtones à l’État. À la veille des élections générales, le pouvoir de droite a décrété l’état d’exception dans les régions de l’Araucania et du Biobio. Reportage.

 

- Ñ - ELECTION PRÉSIDENTIELLE AU CHILI 
PROPAGANDE ÉLECTORALE 
COMPARATEUR DE PROGRAMMES

Piñete, région de l’Araucania (Chili), envoyée spéciale.

par Rosa Moussaoui

PHOTO REVUE BALLAST

D’une rive à l’autre de l’immense lac Lleu Lleu, deux mondes se font face. D’un côté, à perte de vue, des collines assoiffées, plantées d’eucalyptus et de pins, des pentes pelées par les moissons d’arbres, des parcelles déjà replantées de jeunes pousses en prévision des prochaines récoltes et le vacarme des abatteuses qui tronçonnent, débitent, conditionnent le bois fraîchement coupé. De l’autre, un bois repris voilà dix ans aux entreprises forestières occupé par une communauté d’indigènes mapuches, replanté d’essences natives qui s’épanouissent dans un beau désordre végétal d’où surgissent encore les hautes silhouettes de quelques eucalyptus. Au bout d’un sentier, une clairière, une cabane de rondins avec son étroite terrasse ombragée de tôle ondulée. Dedans, une table, une chaise, un lit, quelques étagères et, clouée au mur, la carte du pays. C’est là que Pablo Marchant, « Toñito » comme le surnommaient ses amis, trouvait refuge avant son assassinat, le 9 juillet. Ce jeune homme de 29 ans, passé par la faculté d’anthropologie de l’université de Concepcion, militant de la Coordination Arauco Malleco (CAM), une organisation autonomiste, participait ce jour-là dans la commune de Carahue à une action de sabotage des installations du géant forestier Mininco, une filiale de la Compañía Manufacturera de Papeles y Cartones (CMPC) appartenant au groupe Matte, l’un des trois conglomérats familiaux les plus prospères du Chili. Touché par une balle des carabiniers enrôlés comme gardes armés de l’entreprise, il est mort sur le coup. Aussitôt, la version policière faisait état d’affrontements lors desquels les tireurs auraient agi en légitime défense. Une expertise médico-légale rendue publique ces jours-ci contredit ce récit en établissant que le jeune homme est mort d’une balle tirée dans la tête à bout touchant, alors qu’il se trouvait à genoux. « Une exécution extrajudiciaire », tranche Rodrigo Roman, l’avocat de sa famille.

Des sources officielles avaient d’abord donné pour mort Ernesto Llaitul Pesoa, le fils du chef historique de la CAM, Hector Llaitul, désigné par les autorités comme un « terroriste » pour son combat autonomiste et ses actions en faveur de la récupération des terres spoliées par les forestiers. En évoquant l’assassinat du jeune weichafe (guerrier, lutteur en langue mapuche), la voix de ce solide militant s’éraille : « Au-delà des risques et des sacrifices que ce combat implique, Toñito était heureux parmi nous, Il a vécu comme il voulait vivre, selon ses convictions. » Llaitul lui-même, passé par la prison, a fait l’objet de maintes procédures judiciaires, toutes cousues de fausses preuves et de manipulations échafaudées par les forestiers. Aux portes de la communauté, dans leur imposant et rutilant pick-up blanc, les sicarios, les hommes de main de ces entreprises, le surveillent étroitement. Dans le sud du Chili, aux marges de l’État de droit, ceux qui ne se laissent pas acheter s’exposent aux menaces, aux intimidations, au harcèlement policier et judiciaire et parfois à la mort.

« Nous reconstruisons notre monde »

Sur la route reliant Cañete à Tirúa, un ballet incessant de poids lourds tirant des remorques draine les troncs coupés vers les scieries ou les usines de cellulose ; deux véhicules de police patrouillent, suivis de près par un blindé militaire. Les parcelles reprises à l’industrie forestière pour être restaurées et dédiées aux cultures vivrières arborent le drapeau de la nation mapuche ou l’étoile à huit branches de ce peuple originaire ; des panneaux égrènent les noms des prisonniers politiques en exigeant leur libération. « Nous reconstruisons notre monde », proclame une banderole tendue le long d’un pré où paissent quelques vaches. Dans les grandes fermes aux allures d’usine, des armées d’ouvriers s’affairent autour du bois fumé, arrosé à grande eau avant d’être chargé. L’odeur entêtante de l’eucalyptus enveloppe des sous-bois stériles : comme le pin, cet arbre acidifie les sols, étouffe la flore native que finissent aussi par éradiquer les épandages de pesticides et de fongicides.

Avec Forestal Mininco-CPCM, deux autres entreprises, Forestal Arauco – propriété de la famille Angelini – et dans une moindre mesure Masisa, accaparent près de 80 % des bénéfices des exportations du secteur forestier, pilier de l’économie chilienne avec l’extraction minière. Ces entreprises se sont épanouies sous la dictature militaire, lorsque au lendemain du coup d’État, Augusto Pinochet a promulgué une loi de privatisation des biens publics reprenant aux Mapuches les terres qui leur avaient été rendues par la réforme agraire de Salvador Allende. Cette contre-révolution foncière a permis à des généraux à la retraite et à des acteurs capitalistes de premier plan de s’approprier à vil prix de vastes domaines ensuite livrés à cette lucrative monoculture sylvestre généreusement subventionnée par l’État. Ils contrôlent aujourd’hui trois millions d’hectares : paysages dévastés, cours d’eau asséchés, populations déplacées.

Des actions incendiaires visant les intérêts de cette industrie

Devant l’expansion sans frein de ces entreprises forestières, des communautés mapuches ont entrepris de reconquérir des terres et les franges les plus radicales du mouvement autochtone n’hésitent pas à recourir à des actions incendiaires visant les intérêts de cette industrie. Une tendance férocement réprimée : en justice, ces actes d’insubordination valent à leurs auteurs de lourdes peines, les violences policières sont la norme et récemment, à la veille des élections générales, le gouvernement du président de droite Sébastian Piñera a décrété l’état d’exception dans quatre provinces de l’Araucania et du Biobio. Deux fois prorogé par le Parlement, celui-ci donne libre cours au déploiement de l’armée et à la militarisation de ce conflit. L’extrême droite, très ancrée dans la région, toujours prête à repeindre les militants mapuches en « narcoterroristes », s’en frotte les mains : son candidat à l’élection présidentielle, José Antonio Kast, a fait de l’ordre et de la sécurité ses thèmes de prédilection. L’un de ses soutiens, Ignacio Vidal Rivers, candidat à la députation, estime, lui, sans complexes que les Mapuches sont « terriblement laids » et qu’ils ont « de la merde dans la tête ». « Avec leur pensée criminelle, ils seraient mieux sur la colline avec le reste des singes. Plus de tolérance avec les ennemis du Chili », a-t-il lancé à l’attention des dirigeants mapuches Aucan Huilcaman, Francisca Linconao, Hector Llaitul et Elisa Loncon, présidente de la Convention constitutionnelle.

Face à cette offensive aux accents colonialistes et racistes, le mouvement autochtone, de son côté, est divisé entre les tenants d’une participation aux institutions chiliennes pour y promouvoir un projet plurinational et les défenseurs d’une ligne autonomiste prônant l’action directe et revendiquant le droit à l’autodétermination. Ceux-là se plaisent à rappeler que les Incas n’ont jamais pu franchir le fleuve Biobio, frontière du pays mapuche, et que la couronne espagnole a dû se résoudre, après un siècle de guerre et de défaites, à reconnaître l’existence d’une nation indigène sur le continent américain en concluant en 1641 un traité avec les Mapuches. Ce territoire ancestral que ses habitants nomment Wallmapu ne fut annexé par l’État chilien qu’en 1883, au terme d’une campagne d’extermination cyniquement baptisée « campagne de pacification de l’Araucania ». C’est à cette date que les haciendas fondées par les colons ont commencé, peu à peu, à dévorer les terres indigènes…

À gauche, boric veut « rétablir la confiance » avec les mapuches

« En visite dans la région de l’Araucania à la veille du premier tour de l’élection présidentielle au Chili, qui s’est tenu le dimanche 21 novembre, le candidat de la coalition de gauche Apruebo Dignidad a appelé au dialogue avec les Mapuches en critiquant l’état d’exception décrété dans le sud du pays, signe selon lui d’un « échec politique », exhortant à renoncer aux « recettes qui n’ont fait qu’aggraver la violence et la division ». « Face aux demandes légitimes de la nation mapuche, je crois que la militarisation à l’Araucania est une mauvaise voie, a-t-il expliqué. Il me semble que nous devons dialoguer avec une perspective historique. C’est un conflit qui ne se résout pas seulement du point de vue de l’ordre public, il faut rétablir la confiance et nous devons parler de la reconstruction du territoire et de la nation mapuche, de l’autonomie pour permettre à ce peuple d’affirmer sa propre vision du monde et de la faire vivre sur ce territoire. »
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