samedi, novembre 27, 2021

LE VOTE POUR L’EXTRÊME DROITE AU CHILI EST « LE SIGNAL D’UN RETOUR À L’ORDRE »

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    DESSIN RAINER HACHFELD

Pour la sociologue Stéphanie Alenda
, le premier tour du scrutin présidentiel, qui a porté l’extrême droite en tête, exprime une réaction à la révolte sociale initiée en 2019 et au conflit des indigènes mapuche dans le sud du pays. 

Un apparent grand écart : le Chili a placé en tête du premier tour de l’élection présidentielle, dimanche 21 novembre, le candidat d’extrême droite José Antonio Kast (27,9 %), admirateur du général Augusto Pinochet (1973-1990) et opposé à la rédaction d’une nouvelle Constitution. Pourtant, un an plus tôt, en octobre 2020, 78 % des Chiliens avaient voté lors d’un référendum pour l’élaboration d’un nouveau texte destiné à enterrer la loi fondamentale actuelle, héritée de la dictature. En mai 2021, une Assemblée constituante franchement marquée à gauche avait même été désignée.

Stéphanie Alenda, sociologue à l’université Andrés Bello de Santiago, revient pour Le Monde sur ce «paradoxe » qui caractérise la campagne. Le 19 décembre, M. Kast affrontera au second tour le député et ex-leader étudiant Gabriel Boric (gauche, 25,8 % au premier tour).
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Comment expliquer le score de l’extrême droite, à contre-courant des changements induits par le mouvement social contre les inégalités de 2019?

On peut expliquer ce paradoxe par une sorte de signal de retour à l’ordre, en faisant le parallèle avec la France et les événements de mai 1968, suivis de l’élection de la droite. Concernant la révolte sociale de 2019, les petits commerçants situés dans la zone de manifestation de Santiago, pour qui la mobilisation a eu des retombées économiques négatives, ont, par exemple, commencé à avoir une visibilité médiatique. Une partie de l’opinion publique est beaucoup plus critique envers la mobilisation [qui se poursuit, dans une moindre mesure, tous les vendredis] et moins tolérante envers les violences qu’elle a pu générer.

Or, la question du maintien de l’ordre et du respect de l’Etat de droit est centrale dans le discours de José Antonio Kast, avec cette sensation que le pays n’est pas tenu. De même pour les incidents violents qui ont eu lieu dans le sud du Chili, autour du conflit mapuche [population indigène qui réclame la restitution des terres ancestrales], en partie infiltré par des groupes armés. C’est dans cette région que José Antonio Kast a remporté le plus grand nombre de voix.

La thématique de l’ordre est tellement passée au premier plan du débat que le candidat de gauche, Gabriel Boric, est en train de reprendre à son compte, dans l’entre-deux tours, cet agenda de la sécurité, en mettant l’accent sur les victimes de la délinquance. En parallèle, il y a aussi une certaine perte de confiance de la population dans l’Assemblée constituante, alimentée par les querelles internes pendant l’adoption de son règlement. Les Chiliens doutent de sa capacité à améliorer la situation du pays. Le contexte économique marqué par l’inflation explique aussi le résultat du premier tour : José Antonio Kast a rencontré un certain succès auprès des groupes socio-économiques plus vulnérables.

Avec quelles propositions M. Kast a-t-il convaincu les électeurs ?

La lutte contre le narcoterrorisme, avec davantage de moyens donnés à la police et à l’armée. Il propose aussi des politiques restrictives à l’immigration. Sur le plan des valeurs, José Antonio Kast est ultraconservateur, voire réactionnaire, notamment sur la question de l’avortement : il est opposé à la loi actuelle [permettant l’interruption de grossesse uniquement en cas de viol, de danger pour la vie de la personne enceinte ou de non-viabilité du fœtus]. Il est aussi libertaire, en faveur de la réduction de la taille de l’Etat [en débauchant au moins 30 000 fonctionnaires] et des impôts. Enfin, il est populiste, avec un discours antiélite et des critiques voilées à la démocratie représentative.


Avec José Antonio Kast, la droite radicale renaît de ses cendres, après un très mauvais score à l’élection de l’Assemblée constituante et aux municipales, en mai. Aux législatives qui se tenaient en même temps que la présidentielle, il y a une avancée de la droite conservatrice, au détriment du centre droit.

Pour la première fois depuis le retour à la démocratie, en 1990, le second tour se joue sans les partis traditionnels de centre gauche et centre droit. Peut-on parler d’un pays polarisé ?

Ce serait excessif, alors que plus de la moitié des Chiliens n’ont pas voté (53 %). En revanche, il y a une polarisation des élites et des programmes. En face de Kast, Gabriel Boric souhaite augmenter les impôts, il défend un système de santé et de retraites universel, la parité, et il est progressiste sur les questions de mœurs.


Comment expliquer la présence de millions de personnes dans la rue en 2019, et le taux d’abstention du premier tour ?

Même si la population était sensible aux demandes du mouvement de 2019, cette mobilisation contrastait déjà avec l’apathie de la société chilienne à l’époque. On ne peut donc pas attendre un sursaut de participation à l’élection. D’ailleurs, le taux de participation, de 50,9 %, lors de l’approbation d’une nouvelle Constitution était finalement très faible. L’abstention est une constante de la démocratie chilienne depuis la fin de la dictature. Depuis la suppression du vote obligatoire en 2012, la participation a fortement diminué, ce qui reflète la crise de confiance dans les institutions en général. Au Chili, il y a peu d’éducation civique : la population ne se sent pas obligée d’aller voter.

L’esprit de la révolte de 2019 est-il mort ?

Tout dépend de l’interprétation de cet esprit. Dans son expression la plus radicale, en partie. En revanche, si l’on interprète la révolte comme une demande de construction d’un système de sécurité sociale, cet esprit n’est pas mort. Il devra d’ailleurs être recueilli par le prochain président, sinon le pays sera ingouvernable.