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À Estación central, une commune de la capitale chilienne, les habitants mal logés d’un quartier populaire se sont organisés pour exiger un habitat décent. Avec succès.
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C’était autrefois un morne terrain vague, entre la voie ferrée et l’enfilade de vieilles maisons cheminotes, à la grisaille aujourd’hui éclairée de fresques aux couleurs vives, revendiquant un nouveau Chili. Le barrio Maestranza est sorti de terre voilà tout juste un an. Un rêve rendu possible par un collectif de mal logés et de sans-toits constitué par l’organisation populaire Ukamau, dont les racines plongent dans la résistance culturelle et politique opposée par toute une génération, à la fin des années quatre-vingt, à la crépusculaire mais toujours féroce dictature de Augusto Pinochet.
Animación mural / Víctor Paredes nos comparte el desarrollo de la animación del mural realizado por Mono González para nuestra franja.
Comme un défi lancé par ceux qui n’ont rien
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« Cet appartement, c’est tout pour moi. Nous avons lutté pour vivre ici. » Romina Fernanda, habitante du Barrio Maestranza
Partout, des escaliers en colimaçon carré relient les coursives que les habitants ont investies comme des balcons communs, ouvrant, au dernier étage, sur de vastes terrasses, brèches lumineuses vers la ville, les rails et à l’horizon, la cordillère des Andes. À sa fenêtre fleurie, Romina Fernanda, trente ans à peine, pimpante et volubile, nous invite à entrer chez elle. Elle désigne fièrement la salle de bains, la cuisine reliée au gaz ; taquine ses deux filles, chacune pelotonnée, à l’orée de l’adolescence, dans sa propre chambre. « Cet appartement, c’est tout pour moi. Nous avons lutté pour vivre ici. Au départ mon mari traînait, il n’avait jamais mis les pieds dans une manifestation. Je lui ai dit que s’il n’était pas prêt à se battre, il pouvait rester seul chez sa mère, rit-elle. Nous sommes bien ici : nous respirons, les voisins ont bon cœur. »
Chassés du nord par la fermeture des mines et la misère
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Des années de combat acharné ont forgé des amitiés, de solides liens de solidarité. La plupart des habitants, ici, sont originaires de ces lieux où leurs aïeux, chassés du nord par la fermeture des mines et la misère, ont posé leur baluchon, au mitan du siècle passé. « Nous tenions à rester dans ce quartier où nous avons grandi, où ont grandi nos parents. Il fallait conquérir cet endroit de la ville qui est le nôtre, pour le penser autrement, refuser la ségrégation sociale qui rejette les plus déshérités toujours plus loin dans la périphérie, avec des conséquences écologiques et humaines néfastes », raconte Doris González, figure de proue de cette lutte, désormais connue dans tout le Chili comme l’un des visages du combat pour l’accès de toutes et tous à un logement digne.
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Les femmes principales protagonistes de cette lutte
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Au cœur de la capitale, dans la commune de Estación central, la fermeture, en 1995, des anciens ateliers d’entretien ferroviaire avait laissé place à une friche abandonnée, que les mal-logés mobilisés sous la bannière de Ukamau se sont mis en tête de conquérir : routes bloquées, carrefours occupés, courses-poursuites quotidiennes avec les carabiniers…
Nous nous sommes organisés de façon démocratique, en nous faisant mutuellement une promesse qu’il fallait à tout prix tenir, car pour les gens du peuple, les promesses ne sont jamais tenues : ils finissent toujours par être bernés. Aland Castro, coordinateur du mouvement Ukamau
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Les autorités ont fini par céder, en préemptant le terrain, en débloquant les subventions indispensables à la construction de ces logements d’accès à la propriété sociale. « Au départ, nous avions des ambitions modestes, nous imaginions une quarantaine de logements, mais dès que l’idée a été lancée, 400 familles se sont manifestées, se souvient Aland Castro, un pilier de Ukamau, coordinateur du mouvement. Nous nous sommes organisés de façon démocratique, en nous faisant mutuellement une promesse qu’il fallait à tout prix tenir, car pour les gens du peuple, les promesses ne sont jamais tenues : ils finissent toujours par être bernés. »
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Les plus impliquées ? Les femmes, souvent des célibataires élevant seules leurs enfants : « Elles ont été les principales protagonistes de cette lutte, quitte à remettre à plat les relations familiales, les relations avec les maris, les compagnons : ça a changé beaucoup de choses, à commencer par la conscience d’avoir des droits », témoigne Doris. Ce sont elles qui, aux balbutiements du projet, ont dessiné les maisons de leurs rêves, des esquisses que l’architecte Cristian Castillo, choisi par le collectif, a consultées, avant de les accompagner pas à pas. « Ce qui m’intéressait, c’est la création d’une force sociale liée à la demande de logement, avec une perspective, un projet politique, une ouverture à d’autres luttes, résume ce dernier. Dans les années quatre-vingt et 90, la spéculation immobilière a flambé, sans répondre aux besoins. 100 000 personnes vivent toujours dans des bidonvilles, sans parler des logements insalubres, loués à des prix indécents, jusqu’à 300 euros pour une simple chambre abritant toute une famille, avec des sanitaires partagés. Il manque aujourd’hui près d’un million de logements pour que tout le monde, au Chili, ait un toit digne de ce nom. Cela représente un quart de la population ».
« L’un des effets les plus forts du néolibéralisme a été d’imposer l’idée selon laquelle les gens doivent résoudre seuls leurs problèmes.» Cristian Castillo, architecte
Cet architecte militant tenait, à Maestranza, à donner corps à des espaces communs, à penser la circulation pour que les gens se croisent, se rencontrent, partagent des moments de vie. « L’un des effets les plus forts du néolibéralisme a été d’imposer l’idée selon laquelle les gens doivent résoudre seuls leurs problèmes. Il faut casser cet isolement, créer des endroits où les voisins puissent discuter de la façon à affronter collectivement les difficultés », poursuit-il. Dans la coursive, un chat se faufile entre ses jambes.
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Issus du mouvement populaire historique d’octobre 2019
Un air de reggaeton s’échappe d’un appartement niché sous les toits imitant ceux des maisons rurales. Accoudée à la rambarde, Doris désigne un terrain nu du voisinage d’où sortiront bientôt 200 logements supplémentaires. « Nous ne voulons pas faire de notre barrio un lieu exemplaire mais folklorique : nous luttons pour le droit au logement digne pour tous les travailleurs, c’est un projet politique », insiste Aland . Tous ont pris part au mouvement populaire historique d’octobre 2019, qui a cristallisé la colère et fait converger d’impérieuses demandes sociales, dans un pays où l’extrémisme néolibéral promu par la dictature de Pinochet et perpétué par la transition « démocratique » a brisé les liens sociaux, détruit les droits collectifs, pulvérisé les services publics. Longtemps recluse dans une défiance légitime, Doris, elle, a franchi au mois de mai dernier le pas de se porter candidate aux élections. Sans succès.
« Nous ne voulons pas faire de notre barrio un lieu exemplaire mais folklorique : nous luttons pour le droit au logement digne pour tous les travailleurs, c’est un projet politique .» Aland Castro, coordinateur du mouvement Ukamau
Elle est aujourd’hui, non sans quelques frictions, l’une des porte-parole de la campagne du candidat de gauche à l’élection présidentielle, Gabriel Boric. « Longtemps, la politique nous est apparue comme un commerce ne bénéficiant qu’aux grandes fortunes, un commerce qui nous faisait disparaître, nous, des institutions, expose-t-elle. À partir de cette lutte pour le logement, nous cherchons désormais à construire des majorités, mais des majorités radicales, capables de pousser vers les changements dont notre pays a besoin. » En attendant, à Maestranza, même les plus jeunes ont pris goût à la lutte : les adolescents s’organisent pour exiger de leurs aînés l’inclusion d’un terrain de sport dans les plans du futur lotissement voisin.
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