dimanche, septembre 10, 2023

CHILI, 1973 : LA RÉVOLUTION ET LA POÉSIE ASSASSINÉES

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PABLO NERUDA (AU PREMIER PLAN) ET AUGUSTO PINOCHET
(LUNETTES NOIRES, À GAUCHE), LE 5 DÉCEMBRE 1971,
DANS LE STADE NATIONAL DE SANTIAGO, AU CHILI,
LORS D’UNE CÉRÉMONIE EN L’HONNEUR DU PRIX NOBEL.
PHOTO EXTRAITE DE « RÉSIDER SUR LA TERRE ».
ARCHIVES FUNDACION PABLO NERUDA/GALLIMARD

LE MONDE DES LIVRES / COUP D'ÉTAT DE 1973 AU CHILI/ Chili, 1973 : la révolution et la poésie assassinées/ Le 11 septembre 1973, un coup d’Etat militaire renverse le président de gauche Salvador Allende. Quelques jours plus tard, le Chilien Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature et communiste engagé, meurt dans des circonstances obscures. Un « Quarto » et plusieurs autres parutions marquent ce double anniversaire.

Par Nils C. Ahl (Collaborateur du « Monde des livres »)

Temps de Lecture 5 min.

« Résider sur la terre. Œuvres choisies », de Pablo Neruda, multiples traducteurs de l’espagnol (Chili), édité par Stéphanie Decante, Gallimard, « Quarto », 1 604 p., 37 €.

« Chambre 406. L’affaire Pablo Neruda », de Laurie Fachaux-Cygan, L’Atelier, 200 p., 20 €, numérique 14 €.

PABLO NERUDA LISANT SES
POÈMES LORS D'UNE
MANIFESTATION  POLITIQUE
DANS LA VILLE D'ARAUCO
VERS 1963
PHOTO SELIM MOHOR

Dans son célèbre discours prononcé en décembre 1971, à Stockholm, à l’occasion de la réception de son prix Nobel de littérature, Pablo Neruda (1904-1973) invite son auditoire à un « voyage (…) aux antipodes », à la « pointe australe » du Chili, dont il compare les « paysages » et les « solitudes » à ceux de ­l’extrême Nord scandinave.

L’écrivain est au faîte de sa gloire : lu et célébré d’un pôle à l’autre, grand voyageur par nécessité et par inclination, il est ambassadeur du Chili en France, nommé par Salvador Allende (1908-1973), à qui il s’est rallié aux élections présidentielles de 1970, remportées par l’homme poli­tique socialiste avec le soutien des partis de gauche, unis sous la bannière de l’Unité populaire. Un peu plus loin dans ce même discours, il s’enorgueillit d’avoir « participé à la transformation actuelle » de son pays et définit la poésie comme une « action (…) dans laquelle ­entrent en parts égales la solitude et la ­solidarité, (…) l’intimité de l’homme et la révélation secrète de la nature ».

Cette conception d’un acte poétique ancré dans la terre, avec l’humanité et pour l’humanité, tient évidemment à sa trajectoire particulière d’homme et d’écrivain, né aux premières années du XXe siècle, témoin de la guerre d’Espagne, militant et sénateur communiste, en exil pendant la présidence de Gabriel Gonzalez Videla (1946-1952). Deux ans à peine après son prix Nobel, cependant, cette histoire et ce combat politique, dont il a fait le cœur de plusieurs de ses œuvres, le rattrapent. Le 23 septembre 1973, il meurt à Santiago dans des circonstances troubles, alors qu’il semblait prêt à repartir en exil avec son épouse, la chanteuse Matilde Urrutia (1912-1985). La junte dirigée par le général Augusto Pinochet (1915-2006) est arrivée au pouvoir douze jours plus tôt.


Un engagement et une inspiration

Cette extraordinaire traversée du siècle, où l’histoire, l’homme et l’œuvre sont intimement mêlés, est le fil conducteur de la très belle anthologie poétique (agrémentée de quelques récits et essais) qui paraît sous la direction de Stéphanie Decante, Résider sur la terre. En présentant d’un seul trait toutes les variantes et tous les thèmes de la poésie de Pablo Neruda, ce volume donne une saisissante impression de cohérence – en dépit d’une recherche formelle qui évolue et des époques qui se succèdent. En cela, il souligne la constance d’un engagement et d’une inspiration.

À l’image de certains de ses contemporains français, tels Paul Eluard (1885-1952) ou Aragon (1897-1982), il semble vain de vouloir séparer le poète amoureux du poète engagé : l’acte – « l’action » – est de même nature, porté par une incarnation, une ouverture au monde, un élan vers la nature, la communauté humaine, la matière, qui lui sont propres depuis les premiers textes. « Un homme est né/ parmi tant d’autres/ qui sont nés,/ il a vécu parmi bien des hommes/ qui ont vécu », résume le poème inaugural du Mémorial d’Isla Negra (1964), une œuvre-clé d’un point de vue poétique et biographique.

C’est cependant de son arrivée en Espagne en 1935, en tant que consul, que l’on date communément l’enracinement de l’œuvre de Neruda dans l’histoire, ainsi que ses premiers pas à proprement parler politiques. Il prend en effet rapidement fait et cause pour les républicains après le putsch de Franco en 1936, ce qui lui coûte son poste. Ainsi qu’il l’écrit dans une note liminaire aux poèmes de la deuxième partie de Troisième Résidence (1947), « le monde a changé et ma poésie a changé ». Et de poursuivre : « Une goutte de sang versée sur ces lignes restera vivante en elles, qui sont indélébiles comme l’amour », soulignant l’entrée du monde dans ses poèmes, l’entrée de ses poèmes dans l’histoire. Le poète n’est pas en marge du monde, cette rupture n’en est pas une, comme le rappelle justement Stéphanie Decante dans sa préface.

Réconciliation

En 1950 paraît Chant général. Cet ensemble très célèbre de quinze mille vers, qui occupe plus de 400 pages sur les 1 600 de Résider sur la terre, est tout d’abord une plongée dans l’histoire naturelle et humaine sud-américaine, inspirée par les travaux des historiens du continent. Porté par une puissance d’évocation peu commune, où le poète s’incarne résolument, Chant général ­détisse et réarrange de manière monumentale des thématiques, des images, des élans présents depuis longtemps dans la poésie de l’auteur chilien, jusqu’à ses ­errements idéologiques, manifestes, en particulier, dans l’éloge qu’il y fait de Staline. Ce texte représente une synthèse de deux engagements qui n’en sont qu’un : la poésie et l’homme. Ou encore : l’action et le sentiment, la nature et ­l’histoire. Tout Pablo Neruda semble se ­concentrer là, dans cette réconciliation, très opportunément remise en contexte par cette édition – qui fait par ailleurs la part belle au dialogue du poète avec les artistes qui l’ont souvent accompagné.

Ce double engagement, politique et poétique, se concrétise historiquement une vingtaine d’années plus tard. Désigné candidat à l’élection présidentielle de 1970 par le Parti communiste chilien, Pablo Neruda ­finit par se rallier, avec les autres forces de gauche, à la candidature de Salvador Allende, son « obstiné compagnon ». Cette ultime « transformation » pourrait bien être un chant de plus, une annexe à Chant général.

Cependant, malade d’un cancer de la prostate, le poète renonce bientôt à son poste d’ambassadeur en France et rentre au Chili. « Il est tard déjà » (Une maison sur le sable, 1966), mais lorsque, le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet prend le pouvoir, et que Salvador Allende se suicide dans le palais de la Moneda assiégé, la maladie est loin d’avoir vaincu Pablo Neruda – et pourtant, il meurt au bout de deux semaines. De nombreux témoignages réunis par Laurie Fachaux-Cygan dans l’enquête qu’elle consacre à sa mort, Chambre 406, s’interrogent sur cette soudaineté, doutent de l’aggravation naturelle de son état. L’hypothèse d’un empoisonnement par le nouveau régime est sur beaucoup de lèvres depuis un ­demi-siècle.

L’affaire n’est pas close

Mais qui croire ? Chambre 406 ras­semble méthodiquement toutes les versions, expose toutes les interprétations – contradictoires dès les premiers jours et jusqu’à aujourd’hui : l’affaire n’est pas officiellement close. En 2017, des scientifiques ont identifié dans une dent du poète une bactérie suspecte, Clostridium botulinum, responsable du botulisme, qui a probablement été utilisée dans ­certains assassinats politiques commis durant la dictature de Pinochet.

À la toute fin de sa préface à Résider sur la terre, rythmée par des portraits ­photographiques du poète issus des ­archives de la Fondation Pablo Neruda, ­Stéphanie Decante propose un dernier cliché, « glaçant » et prémonitoire. On y voit le tout récent Prix Nobel de litté­rature saluant la foule rassemblée au stade national de Santiago. Derrière lui, sous ses lunettes de soleil, le général ­Pinochet l’applaudit.


EXTRAIT

« Et à peu près à cet âge… La poésie

est venue me chercher. Je ne sais pas, je ne sais d’où

elle a surgi, de l’hiver ou de la rivière.

Je ne sais ni comment ni quand,

non, ce n’étaient point des voix, ce n’étaient pas

des mots, ni le silence,

mais au détour d’une rue elle m’appelait,

depuis les branches de la nuit,

quand j’étais parmi tant d’autres,

parmi des feux violents

ou quand je rentrais seul,

sans visage elle était là

et elle me touchait.

*

Je ne savais que dire, ma bouche

ne savait pas

nommer,

mes yeux étaient aveugles,

et quelque chose cognait dans mon âme,

fièvre ou ailes égarées,

seul je me formais peu à peu,

déchiffrant

cette brûlure,

alors j’ai écrit la première ligne confuse,

confuse, sans corps, pure

bêtise,

pur savoir

de celui-là qui ne sait rien,

et j’ai vu tout à coup

le ciel égrené

et ouvert,

des planètes,

des plantations vibrantes,

l’ombre perforée,

criblée

de flèches, de feu et de fleurs,

la nuit renversante, l’univers.

*

Et moi, infime créature,

grisé par le grand vide

constellé,

à l’instar, à l’image

du mystère,

je me suis senti pleine partie

de l’abîme,

j’ai roulé avec les étoiles,

mon cœur s’est dénoué dans le vent. »

« Mémorial d’Isla Negra », Résider sur la terre, pages 1 096-1 097

Signalons, de Pablo Neruda, la parution en poche de « La Solitude lumineuse », traduit par Claude Couffon, Folio, « 3 € », 96 p., 3 €.

Nils C. Ahl (Collaborateur du « Monde des livres »)