jeudi, novembre 07, 2024

KOHEI SAITO, PHILOSOPHE : « LE COMMUNISME DE DÉCROISSANCE EST L’ALTERNATIVE »

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KOHEI SAITO, PHILOSOPHIE MARXISTE JAPONAIS
À PARIS,  LE 21  SEPTEMBRE 2024.
PHOTO PHILIPPE LABROSSE

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Entretien / Kohei Saito, philosophe : « Le communisme de décroissance est l’alternative » / Le philosophe marxiste japonais propose d’entrer dans « une nouvelle ère de bifurcation », garantissant de sauver notre planète, en respectant la nature et les humains. Son ouvrage est un succès d’édition mondial. [Livres parutions]

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par Pierre Chaillan

13 min

Publié le 7 novembre 2024

LE PHILOSOPHE KOHEI SAITO.
PAR YANN LEGENDRE

Outre la crise économique, sociale, politique et démocratique, le monde connaît une crise environnementale mettant en péril sa survie. Dans son ouvrage Moins ! La décroissance est une philosophie, le philosophe japonais Kohei Saito, l’un des plus importants penseurs marxistes de notre époque, y voit une sentence terrible à propos de la croissance infinie : il faut en sortir. Selon lui, le capitalisme est incapable de réaliser ce changement fondamental.

COUVERTURE DE
«MOINS ! LA DÉCROISSANCE
 EST UNE PHILOSOPHIE »

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Face à la crise environnementale qui menace l’existence même de la vie sur Terre, la prise de conscience est réelle. Pourquoi les actes ne suivent-ils pas ?

Parce qu’ils sont tout simplement incompatibles avec la logique du capitalisme. C’est un fait : la crise environnementale est engendrée par la production et la consommation excessives. La réponse évidente à la crise climatique est donc que nous devons réduire certains excès comme les grosses voitures ou les jets privés.

C’est une évidence, mais le capitalisme ne peut pas accepter une telle réduction parce que c’est antinomique avec la logique de la croissance infinie. Au lieu de cela, il s’agirait de produire vert, de fabriquer des véhicules électriques, etc. Mais cela ne fonctionne pas. Toutes ces technologies vertes ne suffisent pas à réduire massivement les émissions de dioxyde de carbone et les autres impacts écologiques.

Des conférences internationales sur le climat, les COP, les réunions sur la biodiversité se tiennent régulièrement, l’accord de Paris a été adopté, et toujours rien ?

Rien, oui. Seules les solutions s’inscrivant dans le capitalisme sont envisageables : taxer les émissions de dioxyde de carbone, fixer le prix du carbone ou encore investir davantage dans les énergies renouvelables. Mais ces réponses ne suffisent pas. Nous avons besoin d’un changement beaucoup plus fondamental réorganisant vraiment le système économique. Aujourd’hui, il est axé sur l’accumulation de toujours plus de profits, sur la croissance.

Nous devons nous concentrer davantage sur la satisfaction des besoins des personnes et sur la protection de la nature, etc. Il existe une contradiction fondamentale entre ce que le capitalisme veut faire et ce que nous devons faire. À cause de ce fossé, l’élite ou la classe dirigeante tente d’imposer des politiques qui ne sont pas efficaces pour résoudre la crise climatique.

Vous ironisez d’ailleurs sur ce système dominant qui se dédouane grâce à l’éco-blanchiment ou greenwashing. Comment le développement économique, le système capitaliste et la crise climatique s’articulent-ils ?

Aux États-Unis ou au sein de l’Union européenne, c’est l’heure du Green New Deal. Les décideurs évoquent souvent la crise climatique. Pour eux, c’est le problème, mais ils pensent aussi que c’est une chance. Cela serait propice à de nouveaux investissements.

” Il est indispensable de décoloniser notre imagination et notre société afin que nous puissions avoir plus de dialogue avec les pays du Sud.”

Cela créerait des « opportunités » pour les entreprises de produire plus. L’économie peut alors croître. Ils veulent s’engager d’une manière plus durable, en produisant des véhicules électriques, de l’énergie renouvelable, des produits biologiques, etc. Le problème, c’est que ce n’est pas suffisant. Je ne dis pas que ces technologies sont inutiles. Mais, lorsque vous continuez à produire plus avec des modèles différents verts, cela ne réduira pas suffisamment les émissions de dioxyde de carbone.

Cela nécessite toujours une plus grande consommation d’énergie et de ressources nouvelles, etc. Le vrai problème n’est pas la production, mais le système capitaliste lui-même, qui ne garantit pas une croissance et une accumulation constantes. Nous devons inventer un type d’économie et de société pour lutter contre le changement climatique.

Le point de non-retour a-t-il été atteint ?

C’est désolant mais nous sommes déjà au point de non-retour en matière climatique. De nombreux scientifiques affirment qu’une hausse de 1,5 °C de la température mondiale est très dangereuse. Si vous regardez les douze derniers mois, la hausse est supérieure à 1,5 °C. Nous assistons à différentes catastrophes « naturelles » : incendies géants de forêt, sécheresses plus graves et pénuries d’eau, crises alimentaires, ouragans, inondations, etc. Cela engendre des réfugiés et des affrontements pour les ressources.

Si nous continuons à appliquer le système actuel, il y aura encore plus de conflits, plus de concurrence et plus d’inégalités entre les hommes et les femmes. La coopération mondiale deviendra de plus en plus difficile. J’appelle cela un fascisme climatique. Seules les personnes qui ont le plus de pouvoir et d’argent peuvent contrôler les autres et les dominer. Ce type de société ne garantit aucune liberté.

Vous reprenez les analyses d’Immanuel Wallerstein d’un « mode de vie impérial » fondé sur « l’échange inégal ». Pourquoi le Sud est-il plus touché que l’Occident ?

Les travailleurs exploités en France, en Europe ou aux États-Unis par les capitalistes ont beaucoup de mal à s’en sortir, à payer le loyer, etc. Ce n’est pas comme s’ils vivaient comme des rois, mais ils représentent un standard mondial avec des vêtements, des automobiles ou des smartphones « bon marché ». Cela est possible grâce à l’exploitation d’une main-d’œuvre et d’une nature bon marché dans le Sud.

Cela s’effectue donc au détriment des travailleurs d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie. Et cela crée également de nombreux problèmes environnementaux dans ces régions. Cette relation se poursuit depuis le XVIIème siècle et la colonisation. Le capitalisme vert va encore devoir renforcer l’exploitation.

“La croissance doit distinguer ce qui est nécessaire de ce qui est inutile. “

Les citoyens du Nord global doivent résoudre cela. Il est indispensable de décoloniser notre imagination et notre société afin que nous puissions avoir plus de dialogue avec les pays du Sud. Pour mettre fin à cet échange inégal, la première étape est de réduire sa surconsommation. Ce n’est pas une mauvaise chose de ne pas sans cesse consommer de nouveaux produits. La décroissance peut être un mode de vie plus égal, plus sain et plus heureux.

Pour vous, même les réponses keynésiennes ne sont pas à la hauteur du défi. Pourquoi la lutte écologique doit-elle dépasser le capitalisme ?

La réponse keynésienne constitue une sorte de meilleur capitalisme avec plus d’emplois, plus d’investissements publics, des salaires possiblement plus élevés et un peu plus de redistribution. Une telle politique de New Deal vert renforcera en définitive l’échange inégal entre le Nord et le Sud, et augmentera également les dommages écologiques.

Remettre en question le capitalisme de manière plus fondamentale, c’est rompre avec cette logique de croissance infinie et d’accumulation de capital, de réalisation de profits. C’est ce que j’appelle la décroissance. Nous devons abandonner le PIB comme mesure du progrès des sociétés.

Si vous faites la guerre et augmentez les dépenses militaires, le PIB augmente. Si vous privatisez les soins médicaux, cela augmente le PIB. Les États-Unis sont le pays le plus riche parce qu’il privatise l’éducation, les soins médicaux et a des dépenses militaires énormes. Rien ne contribue vraiment à la vie des gens. Le PIB est inconséquent. La croissance doit distinguer ce qui est nécessaire de ce qui est inutile.

Le capitalisme ne parvient pas à faire cette distinction car il se concentre sur ce qui est rentable. Ce qui est nécessaire est essentiel pour tout le monde, comme l’éducation, les transports publics, la santé, la sécurité, l’eau, l’électricité, etc. Ces produits sont transformés en marchandises. Nous ne pouvons pas laisser le marché vendre ces produits dans le seul but de faire de l’argent.

C’est pourquoi je défends le concept de biens communs comme étant les choses communes fondamentalement gratuites et accessibles à tous. La société basée sur les marchandises, l’argent et le capital est le capitalisme, alors la société basée sur les biens communs est le communisme. Le communisme de décroissance constitue l’alternative.

Pourquoi la pensée de Marx permet-elle de faire face à cette crise environnementale ?

Pour beaucoup, le marxisme est une sorte de productivisme optimiste à l’égard des technologies. Ainsi, de nombreux écologistes ont critiqué les analyses de Marx pour avoir ignoré les limites de l’environnement. En réalité, de nombreux carnets et manuscrits non parus pendant de nombreuses années sont maintenant publiés dans les nouvelles œuvres complètes de Marx et Engels.

Je suis d’ailleurs l’un des éditeurs de ces textes. Dans ses écrits, en particulier les notes tardives, Marx accordait une attention toute particulière à la question de la crise écologique. Pour lui, l’Homme et la nature ont une relation métabolique, mais le capitalisme détruit ce cycle entre l’Homme et la nature. L’auteur du Capital a ainsi étudié les sciences naturelles très attentivement afin d’établir un lien entre l’Homme et l’ascenseur métabolique. C’est important de connaître cela aujourd’hui car on ne peut pas parler d’écologie sans tenir compte de la propriété privée. L’écologie doit être anticapitaliste.

Marx nous apprend que le problème de l’exploitation de la classe ouvrière dans le travail et celui de l’exploitation de la nature sont intimement liés. Le mouvement ouvrier et les organisations syndicales ont souvent marginalisé la question écologique. Or, pour Marx, la pauvreté, la colonisation et la destruction écologique sont imbriquées. Si vous voulez vraiment abolir l’antagonisme des classes, vous devez aussi abolir l’exploitation de la nature. Cette base théorique marxienne nous sert à construire une alliance plus large entre les rouges et les verts dans l’anthropocène.

Vous accolez la « décroissance » au communisme. Les marxistes insistent sur l’importance du développement des forces productives. Y a-t-il une contradiction ?

En tant que marxiste, je ne nie pas l’importance du développement des forces productives. Nous avons besoin de nouvelles technologies, nous avons besoin d’un smartphone. Nous avons besoin d’un ordinateur, nous avons besoin de véhicules électriques pour décarboniser notre société.

Nous avons besoin de certaines forces productives. Nous devons aussi respecter les limites environnementales et ne pouvons pas avoir une croissance infinie. La technologie doit respecter la nature en limitant la production de la consommation. Marx, dans les années 1870-1880, n’a pas beaucoup publié, mais il étudiait les sciences naturelles et aussi des sociétés non occidentales comme l’Indonésie, l’Inde, la Russie, l’Amérique latine et l’Afrique.

Marx s’est rendu compte que les pays occidentaux n’étaient peut-être pas plus développés que les sociétés non occidentales, plus libres, plus égales et plus durables. Les pays capitalistes occidentaux détruisent la nature et tuent des gens, ce n’est donc pas vraiment du développement. Le capitalisme crée la pauvreté et est à l’origine de la crise environnementale. Où est le développement ?

Pourquoi ce « communisme de décroissance » serait-il la seule voie pour surmonter la crise ?

Ce que j’appelle le « communisme de décroissance » permet d’avoir une vision plus concrète de l’après-capitalisme. Je le disais : nous devons consommer et produire moins. C’est la décroissance. Le capitalisme est un système de croissance sans limite, et la décroissance est un système de limitation.

Le capitalisme de décroissance n’a donc aucun sens. En revanche, cela va de pair avec le communisme. Si nous partageons davantage, nous n’avons pas besoin d’être en concurrence et de produire davantage. C’est très efficace. Nous ne sommes pas obligés de tout partager, mais nous pouvons le faire pour ce que je nomme les biens communs. Seul le communisme de décroissance peut ainsi améliorer notre bien-être durable.

Pour vous, cela ouvre une « nouvelle ère de bifurcation ». Quel est l’enjeu ?

Je reprendrai le double terme de « socialisme ou barbarie ? », de Rosa Luxemburg en 1915. La situation actuelle est très similaire. Si nous ne surmontons pas le capitalisme, il y aura la guerre. Il y aura plus d’impérialisme et plus de misère, de pauvreté et de destruction. Nous sommes déjà témoins de certaines déflagrations : à Gaza, au Proche-Orient, en Ukraine, etc. Les tensions politiques augmentent beaucoup et elles vont s’accélérer entre la Chine et les États-Unis à propos de Taïwan, etc. 

Les grandes puissances se disputent les ressources, les technologies numériques, etc. La troisième guerre mondiale sera très grave. Nous ne sommes pas à l’abri de l’anéantissement complet et d’une nouvelle barbarie. Aujourd’hui, le choix est entre le communisme de décroissance ou la barbarie capitaliste.

Beaucoup de gens ne veulent pas de la barbarie, mais ils ne veulent peut-être pas non plus du communisme. Mais le problème est que nous ne pouvons pas continuer. Le mode de vie actuel n’est pas durable : le climat est anormal, l’économie stagne, les tensions et les conflits se multiplient. Il y a beaucoup de réfugiés. Les démocraties sont en crise, l’économie est en crise. L’environnement est en crise. Le capitalisme n’offre pas d’horizon. L’avenir est donc à la décroissance ou à la barbarie.

Moins ! La décroissance est une philosophie, de Kohei Saito, éditions du Seuil, 352 pages, 23 euros.

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KOHEI SAITO, À HAMBOURG, LE 28 AOÛT 2024.
PHOTO FLORIAN THOSS


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