SCIENCES / ASTRONOMIE / Au Chili, un projet d’usine menace le ciel astronomique le plus pur au monde / Un mégaprojet de production d’hydrogène vert met en péril, dans le désert d’Atacama particulièrement propice à la limpidité du ciel, la qualité d’observations des étoiles et des galaxies.
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LE MONDE
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Qui a eu, comme l’auteur de ces lignes, la chance de voir le ciel étoilé au-dessus du désert d’Atacama, au Chili, ne peut en avoir gardé qu’un souvenir ébloui. Cet accès au plus pur des firmaments explique pourquoi l’Observatoire européen austral (ESO) a posé sur le Cerro Paranal, à 2 635 mètres d’altitude, son Very Large Telescope (VLT), la meilleure des installations astronomiques terrestres.
CETTE REMARQUABLE IMAGE A ÉTÉ PRISE GRÂCE À UN QUADRIROTOR, VOLTIGEANT DANS LE CIEL AU-DESSUS DU DÉSERT D’ATACAMA. L’OCÉAN, LES NUAGES ET LE DÉSERT S’UNISSENT POUR FORMER CETTE SCÈNE AÉRIENNE QUI S’ÉTEND LE LONG DE LA CÔTE CHILIENNE. / PHOTO GERHARD HÜDEPOHL |
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR
Et pourquoi l’ESO construit à quelques kilomètres de là un géant qui surpassera le VLT, l’Extremely Large Telescope (ELT). Mais, au grand malheur des chercheurs, le plus limpide des cieux risque de ne plus l’être longtemps : comme l’a signalé l’ESO le 10 janvier dans un communiqué, une usine géante pourrait s’implanter à quelques kilomètres seulement du Paranal, qui menacerait la qualité des observations astronomiques.
Le 24 décembre 2024, la société AES Andes, filiale de l’énergéticien américain AES Corporation, a en effet déposé auprès des autorités chiliennes une étude d’impact environnemental en vue d’établir un complexe industriel baptisé « Inna ». S’étalant sur plus de 3 000 hectares (soit environ la superficie d’une ville comme Lille), il sera consacré à la production d’hydrogène vert et d’électricité solaire et éolienne. Cette méga-usine comportera un port, la côte du Pacifique n’étant qu’à 15 kilomètres du Cerro Paranal.
Lumières, poussières et éoliennes
Pour les astronomes, les retombées négatives seront multiples. Ils redoutent en premier lieu la pollution lumineuse. Ainsi que l’explique l’Espagnol Xavier Barcons, directeur général de l’ESO, « pour les télescopes optiques comme le VLT et l’ELT, un ciel plus brillant signifie que les étoiles ou les galaxies les moins lumineuses, ainsi que les caractéristiques faibles de tous les objets astronomiques, deviendront indétectables. Les observations des premières galaxies et étoiles de l’univers primitif, du milieu circumgalactique ou de la toile cosmique seront immédiatement compromises. »
Deux autres désagréments sont identifiés. D’abord, la poussière qui sera mise en suspension dans l’air pendant les cinq années de construction du site industriel. Ensuite, les turbulences atmosphériques qu’engendreront les éoliennes. « Cela aura un impact très direct, en limitant le nombre de nuits d’observation », fait remarquer Arthur Vigan, chercheur CNRS au Laboratoire d’astrophysique de Marseille, qui a installé en 2023 un instrument au VLT.
L’ESO a eu connaissance du projet Inna en août 2024. « Nous avons immédiatement fait part de nos préoccupations, assure Xavier Barcons. Nous avons interagi avec AES Andes à plusieurs reprises et fourni des informations sur les dommages irréparables que la pollution lumineuse du projet causerait aux sites [des télescopes]. En décembre, nous avons partagé avec eux les preuves que le projet devrait être déplacé à au moins 50 kilomètres pour protéger le ciel vierge de Paranal. Quelques jours plus tard, ils ont présenté le projet à proximité du territoire de Paranal, ignorant, de fait, notre demande. »
Le ciel, un « bien commun »
Contactée par Le Monde, la société AES Andes s’est contentée de nous transmettre un communiqué précisant qu’Inna « serait situé dans une zone connue sous le nom de “Réserve éolienne de Taltal” au Chili, spécifiquement désignée pour le développement des énergies renouvelables ». Ce texte ajoute que le projet présenté en décembre 2024 « intègre spécifiquement les normes les plus élevées en matière d’éclairage dans sa conception, conformément aux nouvelles exigences réglementaires du ministère de l’environnement (…) qui visent à prévenir la pollution lumineuse et à protéger la qualité astronomique du ciel nocturne, la santé des personnes et la biodiversité».
La décision est donc entre les mains des autorités chiliennes qui vont évaluer l’impact environnemental d’Inna. En plus de six décennies de collaboration avec le Chili, l’ESO y a investi 2,15 milliards d’euros. Auxquels il faut ajouter « un plan d’investissement de 1,75 milliard d’euros supplémentaires dans les années à venir », selon Xavier Barcons. Arthur Vigan doute que cela fasse le poids : « L’astronomie, à côté de l’industrie, c’est une petite goutte d’eau. »
Pour cet astronome, l’annonce du projet Inna constitue « un choc. Le Paranal fait partie de ces endroits qu’on espère préserver pour faire de la science de rang mondial ». Il rappelle que certaines observations astronomiques sont déjà menacées par le passage de la constellation de satellites Starlink d’Elon Musk et déplore la « privatisation du bien commun » qu’est le ciel. « Mais peut-on y mettre des limites pour continuer à faire de la science ? »
Pierre Barthélémy
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PHOTO J. BELTRÁN / ESO |
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