jeudi, janvier 23, 2025

SANTIAGO A MIL, PLAQUE TOURNANTE DU THÉÂTRE LATINO-AMÉRICAIN


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CARMEN ROMERO, EN AVRIL 2024.
PHOTO WILLIE SCHUMANN

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LE MONDE
Culture / Théâtre / Santiago a Mil, plaque tournante du théâtre latino-américain / Le festival chilien de théâtre, dont la 32ème édition se tient jusqu’au 26 janvier, attire les amateurs de spectacle vivant et les programmateurs du monde entier venus chercher la perle rare.

Par Fabienne Darge, Santiago du Chili

Temps de Lecture 6 min.

ciel radieux, 30 degrés à l’ombre, et la course d’un bout à l’autre de la ville pour sauter de spectacle en spectacle. On se croirait à Avignon, en juillet. On est à Santiago du Chili, en janvier. Impossible de ne pas faire le parallèle : un « in » et un « off », des programmateurs en bermuda et sandales de randonnée venus du monde entier à la recherche de la perle rare. Des festivaliers qui discutent des spectacles pendant des heures. Des salles archi-pleines, du microthéâtre universitaire de 50 places au centre culturel flambant neuf consacré aux cultures autochtones.

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Le festival Santiago a Mil, dont la 32ème édition se déroule jusqu’au dimanche 26 janvier, fait bien figure d’Avignon andin. Sauf que là, dans ce pays supposément machiste, le directeur est une directrice, Carmen Romero. « La reine du théâtre pour tout le sud du continent américain », dit, en riant, un programmateur français qui a ses habitudes à Santiago. Carmen Romero est une force tranquille, une dea ex machina qui, depuis trente et un ans qu’elle dirige ce festival issu du mouvement démocratique né avec la chute du général Pinochet, en 1990, a fait venir au Chili Pina Bausch, Ariane Mnouchkine ou Royal de luxe et ses géants.

Energie vitale

Santiago a Mil, c’est une certaine idée du Chili, comme Avignon est une certaine idée de la France et de sa décentralisation culturelle, née des combats de la seconde guerre mondiale. Ici comme là-bas, l’art et la politique marchent main dans la main. Pas de grands créateurs internationaux, pourtant, pour cette 32e édition qui programme 98 spectacles issus de 22 pays.

Réduction de voilure budgétaire oblige, Santiago a Mil se recentre depuis quelques années sur son rôle de plaque tournante des créateurs d’Amérique latine. Et comme ces artistes sont actuellement très à la mode en Europe, on assiste à un retournement savoureux. Là où ce festival du Sud avait eu besoin de la lumière apportée par des artistes venus du Nord pour asseoir sa dimension internationale, il est aujourd’hui très couru par des programmateurs d’Europe, d’Amérique du Nord ou d’Asie, venus chercher du sang artistique neuf, une énergie vitale qui peut sembler en panne dans les pays riches du nord de la planète.

« Ce qui me frappe, c’est la diversité de la scène latino-américaine d’aujourd’hui, constate Carmen Romero. Jusque-là, le sous-continent était dominé par quatre grandes traditions théâtrales : celle de l’Argentine, naturaliste et psychologique ; celle du Chili, très politique ; celle du Brésil, axée sur le corps ; et celle de Colombie, marquée par son rapport au récit et au réalisme magique. Aujourd’hui, toutes ces tendances se mixent énormément. On voit aussi l’apparition d’artistes indigènes, comme Tiziano Cruz [qui fut la sensation du Festival d’Avignon 2024] ou la jeune créatrice mapuche Paula Gonzalez [programmée dans une section parallèle de Santiago a Mil]. Ces artistes affrontent des questions très contemporaines, en partant de leur substrat traditionnel : la terre, le climat, l’extractivisme, le capitalisme. Ils les abordent en renouant avec des formes de rituels. »

On ajoutera qu’une autre tradition latino-américaine, celle de l’absurde, fait sa réapparition avec force. C’est bien le sentiment qu’il arrive quelque chose de bizarre à l’humanité qui a dominé, au fil des spectacles présentés lors de la semaine destinée aux professionnels, du mardi 14 au lundi 20 janvier. Bizarre, la fable proposée par l’auteur et metteur en scène chilien Guillermo Calderon l’est, ô combien. Dans Vaca (« vache »), il met en scène trois jeunes gens qui tentent de survivre dans la crise inflationniste post-Covid 19, en livrant des pizzas à travers Santiago. L’une d’entre eux se voit, un beau jour, confier une vache, à garder dans son jardin.

Absurde et farce décalée

L’animal va bientôt faire l’objet de tous les délires et convoitises possibles, quant à la façon dont elle peut être exploitée, de toutes les manières imaginables. Qui est la vache à lait de qui ? Telle est la question, dans ce spectacle par ailleurs ponctué d’allusions grinçantes à l’indigence de la télévision chilienne, enfoncée dans les pires dérives commerciales et dénoncée à l’envi par les milieux culturels.

« SOMBRAS POR SUPUESTO », CRÉE ET
MISE EN SCÈNE PAR ROMINA PAULA.
PHOTO SEBASTIAN ARPESELLA

Bizarre, aussi, Estampida humana (« débandade humaine »), que signe la compagnie chilienne Bonobo, dirigée par Andreina Olivari et Pablo Manzi. Lesquels entrecroisent trois fils narratifs. Un conseil de voisinage se réunit pour discuter de la manière dont ils peuvent faire face à l’installation, dans le square qui jouxte leurs immeubles, d’un groupe de migrants sans abri. Une famille de commerçants aisés, qui a assis sa fortune sur la crédulité et l’avidité humaines, se retrouve, alors que son entreprise est au bord de la faillite. Enfin, une faction d’extrême gauche de carabiniers (deux termes a priori peu conciliables, vu le rôle que ce corps typiquement chilien de policiers-militaires a joué pendant les pires heures de la dictature) fomente une action subversive.

Andreina Olivari et Pablo Manzi font rapidement déraper l’affaire vers l’absurde et la farce décalée, jouant la postmodernité dans leur forme même, qui agite dans son shaker aussi bien le stand-up que le collage visuel. Cette « débandade humaine » affronte une réalité sociale qui fait beaucoup parler au Chili : celle de l’arrivée massive de migrants vénézuéliens sans le sou, fuyant le régime de Nicolas Maduro. Mais la pièce déploie aussi des résonances pour un public européen, dans sa manière de refléter l’immense confusion contemporaine.

Bizarre, encore, ou plutôt glissant vers une étrangeté bienvenue, l’histoire contée par l’autrice et metteuse en scène argentine Romina Paula, que l’on avait découverte avec bonheur en 2011, au Festival d’automne, à Paris, avec sa merveilleuse lecture de La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams, El Tiempo todo entero (« le temps tout entier »). On retrouve dans Sombras, por supuesto (« les ombres, bien sûr »), lointainement inspiré de Fassbinder, la sensibilité, la délicatesse et l’art de la direction d’acteurs de cette artiste.

La pièce met en abyme la question de la disparition et des fantômes, de la trace laissée par l’absence : questions toujours à vif, dans un pays, l’Argentine, où 30 000 personnes auraient disparu pendant la dictature militaire. On notera par ailleurs la récurrence, dans tous ces spectacles, de la figure du policier déviant ou partant en vrille. Une figure qui s’impose, sans doute, chez ces créateurs issus de pays ayant connu la dictature – et y retournant tout droit, comme dans le cas de l’Argentine du président Milei.

Intensité du jeu

Le metteur en scène argentin Guillermo Cacace, lui, assume de se tenir sur un terrain plus intime et humain – ce qui n’empêche pas son théâtre d’être soutenu par une réflexion profondément politique. On l’a découvert, en France, au Printemps des comédiens de Montpellier, en 2024, où il a présenté Gaviota, d’après La Mouette, de Tchekhov, un spectacle qui avait cueilli les spectateurs aux tripes et au cœur. Il a présenté, à Santiago a Mil, deux spectacles, Ante et Seria una pena que se marchiten las plantas (« ce serait dommage de laisser crever les plantes »).

On glissera rapidement sur le second, qui n’est pas très réussi. Mais dans Ante, qui s’appuie sur une pièce documentaire du jeune dramaturge croate Ivor Martinic, inconnu en France, on retrouve tout ce qui fait le prix de son théâtre : une manière unique de créer des dispositifs qui englobent les acteurs et les spectateurs dans un même espace partagé et un formidable travail sur la vérité et l’intensité du jeu, qui font de chaque spectacle un moment de vie et d’expérience profondes.

« ANTE », DU CROATE IVOR MARTINIC, MIS EN SCÈNE
PAR L’ARGENTIN GUILLERMO CACACE.
PHOTO KEVIN ORELLANES

Ante a beau être enraciné dans l’histoire de la guerre qui a ravagé les pays de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, elle n’en est pas moins profondément universelle, en abordant la question du traumatisme à hauteur d’homme, ou plutôt d’enfant. Ante est un gamin de 12 ans, qui a perdu sa mère pendant la guerre. Des années plus tard, il vit seul avec son père, qui tombe amoureux d’une de leurs voisines et désire refaire sa vie, ce qu’Ante ne peut accepter. Le spectacle, que l’on pourra voir au Printemps des comédiens de Montpellier, en juin, déplie la manière dont le conflit va se dénouer peu à peu, par l’engagement humain, l’amour de l’autre et la parole, comme auraient pu, pense-t-on, se dénouer les conflits yougoslaves.

Guillermo Cacace a travaillé ici avec la troupe du Teatro Casero, qui fait vivre un petit théâtre au cœur des montagnes de Patagonie. Comme dans Gaviota, on retrouve la vérité saisissante des corps, la densité existentielle, le côté brut de ce théâtre qui élimine tout spectaculaire. Et comme dans Gaviota, tout se passe autour d’une grande table, dans la communauté qui se forme entre acteurs et spectateurs.

« Je suis un grand lecteur du philosophe français Jacques Rancière, et de la manière dont il a théorisé le fait que la dimension politique du théâtre n’est plus, ne peut plus être, dans le message, mais dans les dispositifs collectifs créés par cet art », explique le metteur en scène argentin. Avec cet Ante, il livre une interprétation passionnante du mot d’ordre choisi par Carmen Romero et son équipe pour ce Santiago a Mil 2025 : « Plus d’humanité. »

Par Fabienne Darge, Santiago du Chili


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