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ZHANG YUNYAO. — « A PLACE TOWARDS THE PAST » (UN LIEU VERS LE PASSÉ), 2012 © ZHANG YUNYAO - DON GALLERY, SHANGHAÏ |
Le Monde
DiploDans la déferlante conservatrice, l’union des bonnes volontés fait-elle la force ? / De moindre mal en pis / La giboulée de décisions liberticides prises par la Maison Blanche, le concours qu’y apportent des oligarques de la tech séduits par l’extrême droite provoquent la stupeur et l’effroi des libéraux européens. Faute de concevoir une parade ou un changement de cap, ils espèrent que leurs contestataires de gauche vont une fois encore les renflouer politiquement. Ce vœu sera-t-il exaucé ?
par Serge Halimi & Pierre Rimbert
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Illustration « Le Monde diplomatique » |
► À penser en dessin : FENÊTRE SUR COUR
Afin que chacun prenne conscience du danger, les antennes progressistes s’arrachent l’élégant essayiste Giuliano da Empoli. Aussi peu interrompu que s’il chantonnait en peignoir dans sa salle de bains, l’auteur de L’Heure des prédateurs (Gallimard) débobine son topo devant les animateurs béats de France Inter (3 avril 2025), France 5 (9 avril), Arte (12 avril) — le 2 avril, il édifiait les cadres du Mouvement des entreprises de France (Medef). En résumé, nous dit-il, des dirigeants autoritaires, lointains descendants du féroce César Borgia, conspireraient avec les conquistadors de la tech pour faire advenir « une ère de violence sans limite ». Face à eux, « les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés ». Il s’en désole, peut-être instruit par sa propre expérience. Car avant « l’heure des prédateurs », il y eut l’éden des sociaux-libéraux et de la « troisième voie » dont MM. Matteo Renzi et Romano Prodi, conseillés par Empoli, furent des figures de proue. Leur maestria commune enchanta tellement les électeurs que l’Italie devint quelques années plus tard le premier État néofasciste d’Europe.
Embouchées au centre, les trompettes de l’apocalypse résonnent aussi à gauche. Dans un essai-fleuve publié par le quotidien britannique The Guardian (13 avril 2025), les auteures radicales Naomi Klein et Astra Taylor brossent le tableau du « fascisme de la fin des temps » qui submergerait nos sociétés. Entre surconsommation énergétique, sécessionnisme des riches barricadés dans leurs bunkers, projets de migration sur Mars ourdis par les patrons de la tech, « les gens les plus puissants de la planète préparent la fin du monde et précipitent frénétiquement son avènement ». Face à leur « système de croyance fondamentalement génocidaire et qui trahit la splendeur de ce monde », la seule politique possible consisterait à construire le « mouvement désordonné et généreux de tous ceux qui persistent à aimer la Terre. À la fois attachés à la planète, à son peuple, à ses créatures et à la possibilité d’un avenir vivable pour tous ».
Assurément, cette configuration garantit une position du « bon » côté de la barricade à l’immense majorité de la population, supérieure même aux « 99 % » dont se réclamait la gauche au début des années 2010. Mais le clivage entre oligarques fascisants et militants de la vie ne débouche que sur une stratégie de repli : le sauve-qui-peut. L’avènement même de MM. Trump et Elon Musk sonne pourtant l’échec de ces « politiques du moindre mal » déployées depuis un quart de siècle pour combattre des périls extrêmes. Avant les « fascistes de la fin des temps », il fallait s’unir pour conjurer les spectres de Silvio Berlusconi en Italie, de M. George W. Bush aux États-Unis, de M. Nicolas Sarkozy en France, pour ne citer qu’eux.
Intelligents de tous les pays...
Loin d’être radical comme Klein ou Taylor, le journaliste de France Culture Guillaume Erner, gentil organisateur de la rencontre entre M. Emmanuel Macron et cinq douzaines d’intellectuels à l’Élysée en mars 2019, aboutit pourtant aux mêmes conclusions. Dans un billet titré « Donald Trump est en guerre contre l’intelligence » (18 avril), diffusé quatre jours après qu’il a à son tour reçu Empoli, Erner avance que la gravité des attaques du président américain contre Harvard ou Columbia exige de renoncer aux oppositions qui structuraient jusque-là le champ intellectuel. Puisque « nous avons maintenant un ennemi commun qui s’en prend aux universités mais aussi aux médias progressistes (…), nous devrions faire front commun avec tous ceux qui placent les choses de l’esprit dans un endroit à part, peu importe qu’ils aient choisi Marx ou Tocqueville, Yourcenar ou Duras, Frantz Fanon ou Albert Camus ».
Erner se garde de préciser que la croisade antiuniversitaire de M. Trump prend moins la forme d’une guerre contre les intellectuels que celle d’une chasse aux militants propalestiniens au nom de la lutte contre l’antisémitisme (lire « M. Trump en guerre contre la libre expression »), un thème que le présentateur de France Culture connaît bien. Au demeurant, les mobilisations d’intellectuels pour sauver « notre monde à nous, nous qui plaçons les livres au sommet de l’histoire humaine », comme le dit Erner, ne suscitent qu’un enthousiasme relatif auprès des populations dépossédées, voire des ricanements, comme quand le magazine Les Inrockuptibles avait lancé en février 2004 une pétition « contre la guerre à l’intelligence » pour s’opposer à un gouvernement de droite. La perception d’un lien entre élites cultivées et privilèges de classe, mépris du peuple et progressisme culturel, pèse en effet comme un boulet pour la gauche. En insistant sur la formation incessante des travailleurs manuels qu’elle sacrifiait aux délocalisations (« ce que vous gagnez dépend de ce que vous apprenez », répétait le président William Clinton), elle a dénié le droit à une vie décente aux non-diplômés du supérieur et favorisé les attaques réactionnaires contre des universités de plus en plus perçues comme les pépinières d’une surclasse arrogante et nomade.
Rassemblement des marxistes et des tocquevilliens contre la barbarie ou union des terriens contre les monstres, les avocats du moindre mal appellent désormais l’ensemble des composantes de la gauche à se ranger derrière leur étendard pour contrer M. Trump et ses séides. Mais sur quel programme ? S’il n’est pas toujours recommandé de se placer sur le terrain choisi par son adversaire, il est plus périlleux encore de se laisser définir par lui en succombant à une forme de campisme qui conduit à s’opposer à tout ce qu’il soutient, à appuyer tout ce qu’il combat : la mondialisation heureuse contre le protectionnisme mafieux de M. Trump, l’économie de guerre pour l’Ukraine contre le désengagement américain d’Europe, la censure préalable des plates-formes numériques contre la libre expression et ses débordements.
Ainsi l’alliance de circonstance des « pis-allants » prépare-t-elle un nouveau grand bond en arrière. Ses partisans repeignent déjà le passé libre-échangiste aux couleurs du paradis perdu (lire « Un autre protectionnisme est toujours possible »). Ils regrettent le temps où la Silicon Valley, les démocrates et le Pentagone installaient une société de surveillance et numérisaient à marche forcée les relations sociales. Ils pleurent les décennies où l’Amérique humiliait l’Europe, mais sans l’injurier : sanctions extraterritoriales, prédation de données personnelles, vol de fleurons industriels. La nostalgie a changé de camp. Ayant abandonné l’avenir à ses adversaires, une partie de la gauche se persuade que même si c’était mal, c’était mieux avant.
Serge Halimi & Pierre Rimbert
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