jeudi, juillet 19, 2007

La Gringa de Montréal

À cheval entre trois cultures, l'humoriste québécoise Eileen Shea déride les Chiliens

Morceau de vie: à 55 ans, Eileen Shea a eu sa première relation intime avec un inconnu dans un autobus, il y a quelques mois à peine. C'était à Santiago, au Chili, où cette Montréalaise vit depuis près de 20 ans. «À cause d'une réforme improvisée, les transports en commun ont été saturés du jour au lendemain, raconte-t-elle. Un matin, il y avait plus de 1000 personnes dans l'autobus. Pendant le trajet, j'ai été tellement proche d'un homme que, lorsqu'il est descendu, j'ai failli lui donner mon numéro de téléphone pour qu'il me rappelle.»
L'anecdote fait sourire. Elle risque aussi, dans les prochains mois, de faire crouler de rire les Chiliens condamnés aux transports en commun lorsque Eileen Shea va la leur servir, sur scène ou à la télévision, où «la Gringa» -- c'est son surnom là-bas -- sévit de temps à autre.

Humoriste accomplie dans son pays d'adoption, la quinquagénaire, au sourire éclatant et au regard étrangement diffus -- elle vit avec une rétinite pigmentaire, maladie héréditaire qui ne lui permet pas de percevoir le détail des choses qui l'entourent --, peut en effet se vanter d'avoir un parcours hors du commun.

Militante engagée dans plusieurs groupes communautaires montréalais, comme Au bas de l'échelle et Développement et Paix, dans les années 70 et 80, la Québécoise, une anglophone originaire de Cap-de-la-Madeleine, près de Trois-Rivières, a pris un autre pays en 1988 en prenant mari, un exilé chilien rencontré à Montréal lors de ses nombreuses années d'engagement. «J'ai toujours aimé écrire des monologues», raconte-t-elle, installée dans le salon de l'appartement d'un de ses amis dans le quartier Saint-Henri, où Le Devoir l'a rencontrée la semaine dernière. L'artiste est en vacances ici, en famille, pour quelques semaines. «J'en avais d'ailleurs présenté quelques-uns dans des soirées communautaires ici. Comme ça, pour rire. Mais au Chili, cette passion est devenue franchement plus sérieuse.»

Bien se chicaner

Et comment! Avec en poche plusieurs numéros sur les relations hommes-femmes -- un thème universel dans le monde de l'humour --, Eileen Shea décide un soir d'inviter tous ses amis chiliens -- «mais aussi les gens que je rencontrais dans la rue par hasard», ajoute-t-elle -- au bar La Tecla (la touche de piano) de Santiago. Le propriétaire des lieux, un ami de son mari, avait accepté qu'elle s'y produise. «Je donnais sur scène un cours aux femmes pour leur apprendre à bien se chicaner avec leur mari, dit-elle avec un accent métissé par ses pérégrinations en différentes zones culturelles. Ç'a tellement bien fonctionné que j'ai finalement présenté ce même numéro tous les jeudis soir pendant deux mois.» Pour commencer...

Repérée par un producteur de télévision dans ce bar où trônait un immense piano, l'artiste se fait alors inviter à l'émission de télévision Martes 13 (Mardi 13 en français, qui correspond dans la culture hispanique à notre vendredi 13), présentée à la chaîne portant le même numéro. Dans cette sorte de talk-show à la Bons baisers de France, avec quelques millions d'auditeurs de plus, celle qui allait devenir «la Gringa» (traduction libre: la touriste) fait sa marque.

«Le lendemain, les gens venaient me saluer dans la rue, se souvient-elle. Quand je suis arrivée au marché, que je fréquentais tous les jours, un attroupement s'est formé autour de moi et tout le monde s'est mis à rigoler et à répéter les blagues que j'avais présentée la veille au petit écran. C'était très amusant.»

Seule femme humoriste du Chili, une société plutôt patriarcale où la gent féminine est surtout cantonnée dans les cuisines, Eileen Shea s'impose alors très vite dans l'univers médiatique de son pays d'adoption. Grâce à ses mimiques venant d'un autre coin du globe, mais surtout grâce à son regard drôle d'étrangère posé avec délicatesse sur le quotidien de ses hôtes.

«Ce n'est pas compliqué pour moi, car tout ce qui m'entoure est bizarre, dit-elle. En même temps, avec mon statut d'étrangère, je peux plus facilement mettre en relief les paradoxes, les contradictions et finalement dire des choses que les femmes chiliennes ne pourraient pas se permettre de dire.»

Hermétisme des classes sociales, machisme et paresse des hommes à la maison, atonie des adolescents, désorganisation généralisée des services publics -- «Le Chili, c'est parfois le chaos», dit-elle --, tout y passe. Ou presque. «La politique [toujours marquée par les années Pinochet] et la religion sont des thèmes que je n'ose pas encore aborder. Car ils divisent trop.»

Un Yvon Deschamps chilien

N'empêche, la formule séduit l'homme -- comme la femme -- de la rue. Elle plaît aussi au vieux routier de l'humour du Chili, Alejandro Javier Gonzalès Legrand, connu là-bas sous le nom amusant de Coco Legrand. Après une rencontre improvisée dans son théâtre avec Eileen, il décide de prendre «la Gringa» sous son aile, histoire de l'aider à bien décoller.

«C'était au début des années 90. Ç'a été un point tournant dans ma carrière, dit-elle. Coco Legrand, c'est le Yvon Deschamps du Chili. Ce n'est pas rien! Nous avons travaillé ensemble pendant deux ans. En fait, j'ai partagé la scène avec lui lors de la tournée de son spectacle ¿Que se teje? (Qu'est-ce qui se trame?).»

Ce mariage, artistique s'entend, est payant. Il amène aussi la néo-Chilienne à renouer avec la ville de sa jeunesse, Montréal, où le spectacle est présenté, en toute confidentialité, à la communauté chilienne de la métropole. C'était au milieu des années 90, dans la salle Claude-Champagne de l'école de musique Vincent d'Indy, de l'Université de Montréal. «J'ai beaucoup aimé cette expérience, raconte-t-elle. Je crois même que ça m'a donné l'envie de présenter mes monologues ici. Et pas seulement en espagnol.»

Ouvert sur le monde

La chose est peut-être sur le point de se concrétiser d'ailleurs. Avec en main plusieurs nouveaux numéros, «la Gringa» se prépare en effet à remonter sur la scène au Chili, dans les prochaines semaines, après quelques années d'absence. Les représentations vont avoir lieu au bar Akarana de Santiago, dans la langue de Cervantès et dans celle de Shakespeare, un samedi sur deux, précise l'artiste.

En marge de ce spectacle solo, Eileen Shea participe également à la création d'un volet en espagnol du célèbre festival Juste pour rire de Montréal. Le projet, actuellement sur les planches à dessin, devrait voir le jour l'an prochain pour la 26e édition de ce grand rassemblent de clowns. «La Gringa» envisage y monter sur scène avec Coco Legrand. «Mais j'espère aussi participer au volet anglophone ou, pourquoi pas, francophone»... où elle pourrait effectivement se montrer très mordante.

Et pour cause. À cheval entre trois cultures, l'humoriste, qui «n'arrête pas d'avoir des idées pour des nouveaux monologues depuis [qu'elle est] arrivée à Montréal», dit-elle, ne cesse depuis quelques jours de s'étonner du Québec d'aujourd'hui. «Le Chili évolue plus doucement que le Québec, résume-t-elle. Quand j'arrive ici, je le constate. Je dois réapprendre à utiliser une machine à café, un téléphone, un ordinateur. Même l'ouverture des portes et des fenêtres me place dans des situations très gênantes et donc amusantes.»

Confrontée à la surconsommation -- chose méconnue pour elle au Chili -- et à «l'abondance de machines bizarres dans les maisons», Eileen Shea souhaite aussi un peu rire, sans méchanceté, de ses amis de jeunesse, «de jeunes militants revendicateurs qui sont devenus bourgeois, dit l'humoriste. Quand je les ai connus, ils se disaient socialistes. Maintenant, ils se présentent plutôt comme des sagittaires ascendant végétariens.»

Sur le modèle des Lettres persanes, ce regard extérieur posé sur notre époque a effectivement tout pour alimenter la comique, qui évolue dans le champ très peu habité de l'humour dit social. Un univers à la popularité naissante toutefois, et dans lequel l'artiste pourrait opérer dans les prochaines années une transformation, en quittant ses habits de «la Gringa» pour revêtir ceux de «la Gringa internacional», se met-elle parfois à rêver.