vendredi, juillet 27, 2007

LE MEILLEUR RÉCIT AIR FRANCE / KLM


Joaquin Vidal est le gagnant de notre concours « Racontez nous un souvenir de voyage depuis Santiago avec Air France ». Son récit, inattendu et authentique nous a ému. Ce Chilien qui vit en France depuis 25 ans et ce fameux voyage avec Air France, retourne régulièrement dans son pays: « là bas je ne fais que critiquer durement le Chili, que je défends bec et ongles en France. Ici c'est pareil, je râle, en bon français, contre tout et tous, et à l'étranger je suis tellement fier de la France », nous écrit -il de Paris. Sans doute beaucoup se reconnaîtront dans son récit.

«C'était aux alentours de 14 h le lundi 16 août 1982. On roulait à toute allure en direction de l'aéroport. Le soleil brillait dans le ciel, exceptionnellement, bleu foncé de Santiago, la cordillère était entièrement enneigée et elle me sembla d'autant plus belle que je ne l'avais pas vu depuis le 16 décembre 1981, exactement huit mois auparavant.

La voiture pénétra directement sur les pistes et j'ai vu au loin le majestueux 747 d'Air France au milieu du tarmac. C'était le vol AF 62 à destination de Paris. À l'époque à Pudahuel il n'y avait pas de passerelle au contact des appareils. On m'a fait monter les escaliers jusqu'à l'une des portes de l'avion et là, on m'a enlevé les menottes, on m'a enfoncé un passeport chilien dans une poche et on m'a poussé à l'intérieur de l'avion.

Après huit mois de prison dans la "Cárcel Publica", la Cour d'appel de Santiago m'avait condamné à une peine de 541 jours de bannissement, apparemment pour la dictature de Pinochet je devenais moins encombrant en exil plutôt qu'en prison.

En franchissant le seuil de la cabine j'ai senti que j'entrais symboliquement dans la France et une vague sensation de sécurité m'envahit. Pourtant, quelques instants avant lorsque j'ai demandé à l'agent de la CNI (police politique de Pinochet) de me remettre ma carte d'identité chilienne, que j'avais aperçue entre ses mains dans la voiture, et que je n'avais pas non plus vue depuis mon arrestation, il m'a répondu d'un ton intimidateur qu'un de ses collègues voyagerait avec moi, et qu'il me la remettrait en arrivant à Paris, donc je n'étais qu'à moitie rassuré...


J'ai gagné ma place et à travers le hublot je croyais deviner sur la terrasse de l'aérogare parmi la foule des mains qui s'agitaient, celles de ma famille et de mes amis, tristes de me voir partir en exil et heureux de me savoir en liberté enfin. Je ne pouvais pas m'en réjouir songeant à tous mes camarades restés en prison. Je me suis écroulé sur mon siège et tout d'un coup je me suis permis, ce que je ne m'étais pas autorisé depuis mon arrestation, je me suis mis à pleurer comme jamais de ma vie ou presque...

Oui j'avais eu mal, oui j'avais eu peur, oui j'avais parfois souffert en prison. J'étais un étudiant de 22 ans qui avait manifesté dans la rue pour dénoncer la violence à l'intérieur de la fac, et pour cela on m'avait tiré une balle à bout portant. Violemment interrogé malgré ma blessure, et comme je n'ai rien dit on m'a emprisonné pendant huit mois avec des délinquants de droit commun, j'avais survécu à 15 jours de cachot en cellule d'isolement et participé à des grèves de la faim. Nous n'étions qu'une trentaine de prisonniers politiques ("délinquants subversifs" pour la dictature), noyés au milieu de plus de 4500 délinquants de droit commun. Et mon histoire était pourtant d'une terrible banalité pendant la dictature. ( )

Les policiers sont restés à coté de l'avion jusqu'à la fermeture des portes. J'avais le cœur bien serré au moment du décollage, jamais je n'avais trouvé le Chili aussi beau qu'au moment de le quitter. Une heure après une belle hôtesse m'a amené mon premier repas digne de ce nom depuis 8 mois, 100% garanti sans cafards ni rats, et elle m'a proposé du vin!!, une denrée très rare en prison, et du bon vin français en plus, et bien qu'à l'époque je ne buvais pas d'alcool, (je me suis rattrapé depuis), j'ai accepté, je croyais avoir des raisons, peut-être à tort, de fêter ce qui venait de m'arriver. Toute souriante elle m'a amené une petite bouteille de vin et elle m'a demandé très poliment de la lui payer 5 dollars...., eh oui, c'était Air France en 1982 en classe économique. Ils se sont bien améliores depuis.

A l'époque l'itinéraire normal des vols d'Air France était : Santiago-Buenos Aires-Montevideo-Sao Paulo-Rio de Janeiro-Paris, parfois il y avait aussi des escales à Monrovia ou Dakar. Mais à cause de la guerre des Malouines, qui avait débuté le 2 avril 1982 ( ), Air France avait tout juste le droit de survoler l'Argentine. Donc nous avons fait le vol direct Santiago-Rio de Janeiro.

Peut-être à cause de cette même guerre en atterrissant nous avons été escortés par des voitures de police et des camions des pompiers. En 1982 le Brésil n'était pas beaucoup plus démocratique que le Chili, et parano comme j'étais je me voyais déjà disparaître entre les mains d'un escadron de la mort quelconque, je ne voulais même pas quitter l'appareil, de peur. Mais finalement tout s'est bien passé, et j'y ai survécu.
On a fait le plein de Français à Rio, l'avion était rempli. Les quelques chiliens en costard-cravate (eh oui à l'époque les chiliens prenaient l'avion en costume, sauf moi évidement, le tailleur de la prison était trop débordé..., mais non c'est une blague!) semblaient ridicules face aux Français en bermudas et tongues avec 35°C et 90% d'humidité.


Le lendemain nous avons atterri à Paris à 11h du matin sous une pluie battante, je ne parlais pas un traître mot de français, je n'avais pas d'argent, ni d'amis ni de famille, mais cela est une autre histoire...

J'ai conservé soigneusement l'étiquette de ma valise, le menu et les couverts de mon plateau repas en souvenir de ce voyage.


Finalement je suis resté interdit de séjour au Chili pendant plus de 5 ans. J'ai été l'un des derniers chiliens en France à être autorisé à rentrer. En décembre 2003 j'ai à nouveau pris un vol Air France pour le Chili, cette fois j'étais en classe affaires, (on avait été surclassés à cause du surbook et pour une fois, je n'ai pas payé le vin) en compagnie de mon dernier grand-amour-de-ma-vie et de mes 2 enfants, j'allais là bas, entre autres choses, pour témoigner devant la commission Valech, dite de "Prison et Torture", j'ai du déballer toute mon histoire, j'ai, évidemment, rechialé un max, (eh oui, vous avez compris que je suis un sentimental) et ils m'ont demandé pardon..... Un an après, sous le N° 26262, j'ai été reconnu officiellement victime de prison et torture par le gouvernement chilien, je pouvais commencer, à mon tour, aussi à pardonner.... La boucle était bouclée, et Air France était aux deux bouts de ce périple qui n'est pas encore terminé.


Pendant ces 25 ans de séjour en France j'ai pris moult fois Air France, loisirs ou travail, et je vous promets que chaque fois que je rentre dans la cabine je ressens la même chose que j'ai ressenti ce froid lundi 16 août 1982, je me sens submergé par l'émotion, et envahi par une vague saveur de
liberté... »

Joaquin Vidal