samedi, avril 18, 2020

PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION DE «L’ÈRE DES EXTRÊMES » D’ERIC HOBSBAWM

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« JAUNE-ROUGE-BLEU » DE  VASSILY KANDINSKY
PHOTO CENTRE POMPIDOU
On peut supporter de vivre dans une caverne, en contempler les ombres, pourvu qu’une fois dans son existence on puisse briser ses chaînes, sentir ses ailes pousser, voir le soleil.                   Upton Sinclair, La Jungle (1906)
L’histoire du XXème siècle est depuis longtemps terminée, mais son interprétation ne fait que commencer. Sur ce point au moins, et seulement sur ce point, l’histoire rejoint la mémoire dont Hobsbawm estimait qu’elle « n’est pas tant un mécanisme d’enregistrement qu’un mécanisme de sélection » permettant de « lire les désirs du présent dans le passé ».
par Serge Halimi
6Temps de Lecture 44 Min 34 S
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Peut-on se défaire tout à fait d’un tel biais quand un passé très proche pèse sur presque chacun de nos combats contemporains ? L’interprétation du règne de Louis XI est nécessairement moins explosive pour le lecteur d’aujourd’hui, à plus forte raison s’il est politiquement actif, que l’analyse de l’histoire du communisme, le rappel de l’incinération de populations civiles par des armes nucléaires ou l’identification des forces sociales qui appuyèrent la montée du fascisme. C’est encore plus vrai quand l’ordre en place provoque un peu partout son lot de révoltes et ne peut pas encore reléguer au rang de contes poussiéreux les chapitres récents d’une histoire qui a vu des peuples renverser l’irréversible. Leurs espoirs furent parfois déçus, détruits, décapités (cette histoire-ci est connue), mais parfois aussi récompensés (et celle-là l’est de moins en moins). L’humanité ne fut pas toujours impuissante et désarmée quand elle ambitionna de changer de destin. Pour le dire autrement, nous ne sommes jamais « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons (1)».

COUVERTURE D’« AGE OF EXTREMES  »
1ère ÉDITION DU 11 NOVEMBRE  1994
La chose n’allait plus de soi en 1994 lorsque Hobsbawm publia The Age of Extremes. Et moins encore l’année suivante quand, sous les auspices de la fondation Saint-Simon qu’il avait fondée, François Furet fit paraître en France Le Passé d’une illusion. Dans l’esprit de cet ancien communiste qui, de son propre aveu, avait été un laudateur de Staline avant de finir libéral bon teint, il s’agissait bien évidemment d’exorciser l’« illusion » d’une société postcapitaliste. Furet entendait en purger le pays, un peu comme deux décennies plus tôt il avait entrepris de démystifier la Révolution française. Son succès d’alors fut d’autant plus remarqué que le bicentenaire de 1789 coïncida avec la chute du mur de Berlin. L’historien communiste Albert Mathiez ayant décrit en Lénine « un Robespierre qui a réussi », et nul n’ignorant que les bolcheviks s’étaient inspirés des Jacobins, la même pelletée de terre servirait à recouvrir les deux utopies. Oui, mais pour combien de temps ?

Les embarras de l’histoire ont repris


Vingt-cinq ans plus tard, les corps ont bougé. The Age of Extremes fut publié alors que le « nouvel ordre mondial », néolibéral et sous commandement américain, effaçait toutes les frontières. Terrestres : l’Otan intervint loin de sa zone d’intervention supposée, en Yougoslavie puis en Afghanistan. Politiques : la gauche de gouvernement ayant achevé sa conversion au capitalisme, elle devint le deuxième parti des milieux d’affaires, voire le premier, avec Mitterrand, Clinton, Blair, Schröder comme appariteurs des noces. La satisfaction présomptueuse résumait à cette époque le sentiment des gouvernants. Le ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine exposait en août 1997 aux ambassadeurs de France une analyse géopolitique très largement partagée : « Un des phénomènes les plus marquants depuis la fin du monde bipolaire est l’extension progressive à toute la planète de la conception occidentale de la démocratie, du marché et des médias. » La plupart des meilleurs commentateurs du moment le pensaient aussi. « Malgré les déchirures qu’elle provoque, la nouvelle révolution industrielle diffuse sur la planète, en cette fin de siècle, un sentiment général d’optimisme », écrivait par exemple le journaliste économique Erik Izraelewicz, futur directeur du Monde. Il ajoutait : « En alimentant la croissance mondiale, la montée en puissance de l’Asie est un stimulant pour les pays industriels. Plutôt que de s’inquiéter des emplois qui y partent, les pays riches devraient plutôt se réjouir de l’arrivée sur le marché mondial de ces nombreux prétendants et de la dynamique qu’elle donne à l’économie mondiale (2). »

Quelques mois après ces analyses qui mêlaient soulagement et sérénité devant l’impasse écologique qui déjà obérait l’horizon, une crise financière éclate. En Asie du Sud-Est, en Amérique latine, elle ébranle la « mondialisation heureuse ». Elle ravage aussi la Russie postsoviétique, qui découvre très vite que le capitalisme ne signifie pas seulement l’existence de magasins pleins mais aussi l’impossibilité d’y consommer sans moyens. Le choc économique et financier ne fait qu’annoncer celui, encore plus redoutable, qui interviendra dix ans plus tard, en 2007-2008. Cette fois, l’épicentre de la crise se situe aux États-Unis puis en Europe. Et ses répliques politiques défient le modèle social dont, selon Furet ou Fukuyama, la chute du Mur valait consécration définitive. Pour les libéraux, les lampions de la fin des utopies et de l’éternité de la démocratie libérale sont éteints. Les embarras de l’histoire reprennent.

COUVERTURE D’«FRANC-TIREUR. 
AUTOBIOGRAPHIE» 
ÉDITION DU RAMSAY, 2005
Tout cela, Hobsbawm l’entrevoit il y a un quart de siècle. Probablement saisi par l’éclatement sanglant de la Yougoslavie, souvent sur une base ethnique, il annonce dans ce livre : « La chute des régimes communistes, entre l’Istrie et Vladivostok, n’a pas seulement produit une immense zone d’incertitude politique, d’instabilité, de chaos et de guerre civile : elle a aussi détruit le système international qui stabilisait les relations internationales depuis une quarantaine d’années. » Il résumera plus tard le sens profond de ce nouvel ordre mondial en relevant que l’Otan ne cesse de s’élargir, d’intervenir au-delà de sa zone alors que le pacte de Varsovie, lui, a disparu. Et, peu avant l’invasion de l’Irak à laquelle vont participer la majorité des membres actuels de l’Union européenne, Hobsbawm écrit : « La mégalomanie est la maladie professionnelle des vainqueurs lorsque aucune peur ne les contrôle plus. Or plus personne ne contrôle les États-Unis aujourd’hui (3). »

Personne ne contrôle non plus la bourgeoisie, débarrassée d’un adversaire qui l’inquiétait malgré tout et l’invitait à une certaine retenue. Devenue maître du jeu, elle en abuse. L’instabilité qui caractérise les relations internationales se double alors de colères sociales localisées mais répétées. Et d’autant plus amères qu’elles semblent sans débouché politique dans des démocraties d’apparence où les choix de l’électorat sont fréquemment ignorés, et où ceux qui signent les chèques écrivent aussi les lois.

Pourtant, alors même que déjà une course de vitesse oppose, dans nombre d’États, un durcissement de l’autoritarisme libéral et un nationalisme d’extrême droite, l’option d’un rejet émancipateur du capitalisme paraît hors de portée. L’est-elle davantage qu’au moment où Hobsbawm achevait The Age of Extremes et s’interrogeait sur la persistance étonnante d’un système de domination qui avait plus d’une fois provoqué la dislocation de la société ? En d’autres temps, pas si lointains, quand les peuples ne croyaient plus à un jeu politique dont les dés étaient pipés, quand ils observaient que leurs gouvernements s’étaient dépouillés de leur souveraineté, quand ils réclamaient la mise au pas des banques, quand ils se mobilisaient sans savoir jusqu’où leur colère les porterait, cela suggérait que la gauche était non seulement vivante mais frémissante, à défaut d’être nécessairement victorieuse. Nous en sommes loin. Le socialisme, « le nom de notre désir » — ainsi que le qualifiait un intellectuel américain qui empruntait à Tolstoï une formule que l’écrivain russe avait réservée à Dieu —, semble avoir essuyé une disqualification définitive.

La chose se comprend d’autant mieux qu’elle est sans cesse réactivée. Plus encore peut-être qu’il y a vingt-cinq ans, parler de socialisme au pouvoir fait en effet surgir deux épouvantails opposés. Le premier a les traits des « régimes communistes » immanquablement résumés à la police politique et aux camps de travail soviétiques. Le second a le visage de la social-démocratie, libérale en même temps qu’impériale. « La crise du marxisme n’est pas uniquement celle de sa branche révolutionnaire, signalait déjà Hobsbawm un an avant sa mort, mais aussi celle de sa branche sociale-démocrate (4). »

Ni le spectre de Beria ni celui de Blair ne résument cependant les difficultés que le projet communiste et celui du socialisme démocratique affrontent aujourd’hui. « La mondialisation économique, relevait aussi Hobsbawm, a fini par tuer non seulement le marxisme-léninisme mais aussi le réformisme social-démocrate, c’est-à-dire la capacité de la classe ouvrière à faire pression sur les États-nations (5). » D’autant que désormais ces États-nations peuvent même exciper de leur impuissance. La gauche radicale grecque a pris le pouvoir en 2015, elle a dû rendre les armes quelques mois plus tard. Puis elle a perdu le pouvoir.

Ceux que la flamme révolutionnaire animait


Déjà, dans The Age of Extremes, la flamme révolutionnaire qui a éclairé (et parfois incendié) le XXème siècle semble avoir singulièrement pâli, rançon probable de l’année de publication de l’ouvrage et du désenchantement de celui qui tient la plume. Pourtant l’auteur, qu’on voit parfois apparaître dans son récit tel Hitchcock dans ses films, a compté au nombre de ceux qui ont voulu monter à l’assaut du ciel, qui ont espéré entendre tonner à nouveau le canon du croiseur Aurore, et qui ont parié qu’ils triompheraient contre l’avis de tous les pronostiqueurs et de tous les prudents. Il l’a d’ailleurs admis : « Je peux témoigner personnellement que la révolution semblait vraiment à portée de main des jeunes gens qui (comme l’auteur de ces lignes) chantaient La Carmagnole dans les manifestations du Front populaire (6) ! » Mais, dans ce livre, son élan d’antan est effacé par un excès d’ironie désabusée, peut-être par souci de se montrer aussi dépassionné que d’autres se mettent en colère. « La révolution cubaine, écrit-il, avait tout pour elle : le romantisme, l’héroïsme dans les montagnes, les anciens dirigeants étudiants et la générosité désintéressée de la jeunesse — les plus âgés avaient à peine passé le cap de la trentaine —, une population souriante et un paradis tropical pour touristes qui vivaient au rythme de la rumba. » La révolution cubaine avait aussi pour elle d’avoir vaincu l’impérialisme américain à quelques encablures de son quartier général. Comprendre les années 1960, dans ce cas d’espèce, réclame qu’on transmette mieux cet enthousiasme, ce romantisme, cette générosité, même si quelques décennies plus tard une sagesse, pour le coup anachronique, pourrait les juger naïfs et déplacés.

ERIC HOBSBAWM À L’OCCASION DE SON 94ème ANNIVERSAIRE,
AU « HAY FESTIVAL OF LITERATURE & ARTS » EN 2011.
PHOTO GABY WOOD
D’autres générations que celle de Hobsbawm, postérieures à la sienne, ne peuvent pas, elles non plus, accepter le portrait repoussant que l’anticommunisme aimerait imposer des révolutionnaires qu’ils ont connus, qu’ils ont été eux-mêmes — et qui parfois le sont restés. Une bonne analyse du siècle écoulé gagnerait à ce qu’on les écoute davantage. Mais le temps joue contre eux. Bientôt on risque d’associer plus volontiers le communisme à l’archipel du goulag et au Pacte germano-soviétique (dont les émissions historiques et les commentateurs qui ont pignon sur rue sont si friands) qu’aux « humbles militants pénétrés d’idéal qui toute leur vie durant ont attendu ce moment où leur pays viendrait enfin à leur rencontre ». Ceux dont François Mitterrand parlait en ces termes le soir de son élection le 10 mai 1981. Ceux qui vendaient L’Humanité dimanche et le muguet du Premier Mai. Dans cinquante ans, que restera-t-il d’eux dans la mémoire collective si nul ne se risque plus à rappeler ce qu’ils ont accompli et tout ce que nous leur devons ? Qui aura vu Le Cuirassé Potemkine, La vie est à nous, La terre tremble ? entendu Jean Ferrat célébrer sa France « de 36 à 68 chandelles » ou Georges Moustaki redonner du courage à des militants antifranquistes réunis à la Mutualité : « À ceux qui ne croient plus / Voir s’accomplir leur idéal / Dis-leur qu’un œillet rouge / A fleuri au Portugal » ?

COUVERTURE D’«INTERESTING TIMES  »
 1ère ÉDITION, 26 SEPTEMBRE 2002
Dans sa nouvelle Le Soldat Tchapaïev à Santiago du Chili, Luis Sepúlveda raconte une de ses actions de solidarité avec les Vietnamiens pendant la guerre américaine. Chemin faisant, le lecteur découvre qu’en décembre 1965 l’écrivain était secrétaire politique de la cellule Maurice Thorez du Parti communiste chilien, que son camarade pilotait la cellule Nguyên Van Trôi, qu’ils débattaient entre eux de La Révolution permanente (de Léon Trotski) et de L’État et la Révolution (de Lénine), qu’ils se souvenaient que, « à la douma de Saint-Pétersbourg, bolcheviks et mencheviks avaient discuté soixante-douze heures avant d’appeler les masses russes à l’insurrection », qu’ils courtisaient les filles en les invitant à lire Et l’acier fut trempé, de Nikolaï Ostrovski, et à aller voir des films soviétiques... Des histoires internationalistes de ce genre, il y en eut des millions en vérité. Quels anciens fascistes pourraient raconter les mêmes ? Et se prévaloir eux aussi d’avoir compté dans leurs rangs à la fois Angela Davis et Pablo Neruda, Ambroise Croizat et Pablo Picasso. Dans les États du Sud, « partout, des élites appartenant en général à la classe moyenne, souvent formées en Occident, parfois influencées par le communisme soviétique, aspirent à libérer leur pays, à le moderniser ; elles s’acharnent à mobiliser des populations majoritairement rurales, souvent analphabètes, profondément attachées aux formes sociales les plus traditionalistes (7) ». Qui prétendrait que leur bilan fut toujours négatif ?

Le rapport très personnel et passionnel de Hobsbawm au siècle qu’il analyse et au communisme qui en constitua une dimension essentielle transparaît cependant parfois, mais par effraction, au moment où l’historien évoque un autre de ses attachements : « Quand on n’a pas été contemporain des Rolling Stones, peut-on participer à l’ardente ferveur que ce groupe a suscitée au milieu des années 1960 ? Cela demeure obscur tant qu’on n’a pas répondu à cette autre question : jusqu’où la passion actuelle du son ou de l’image ne repose-t-elle pas sur l’identification: ce n’est pas que cette chanson soit admirable, mais “c’est la nôtre” ? »

Eh bien, l’histoire révolutionnaire du XXème siècle fut la sienne. Ses espérances autant que ses connaissances inspirent les jugements qu’il forme. Grand bouquet hétéroclite, son tableau d’honneur réunit Boukharine, Gorbatchev, Roosevelt, « le noble Hô Chi Minh », « le grand général de Gaulle », le Front populaire. Sans oublier l’essentiel, l’Espagne républicaine : « Pour nombre d’entre nous, les survivants, qui avons tous dépassé l’espérance de vie biblique, elle demeure la seule cause politique qui, même avec le recul, paraisse aussi pure et irrésistible qu’en 1936. » Inversement, ni Staline, on s’en doute, ni Mao, ni Castro (qu’il a rencontré), ni Che Guevara « le beau révolutionnaire itinérant », ni les « puristes de l’extrême gauche » n’encombrent son panthéon. Pas davantage, on en est moins surpris, Kennedy, «le président américain le plus surestimé de ce siècle», et Nixon, « la personnalité la plus déplaisante ».

Le Front populaire et les Lumières


Tout en haut de son tableau, par conséquent, le Front populaire et la guerre d’Espagne. Lorsqu’il évoque la seconde, Hobsbawm souligne qu’« on a peine à se souvenir de ce qu’elle a représenté pour les libéraux et les hommes de gauche ». D’autant que l’attachement de l’auteur à une alliance entre progressistes et marxistes imprègne son analyse du XXème siècle. On sent que le jeune homme qui a vécu l’un de ses moments les plus heureux — militant et amoureux — le 14 juillet 1936 à Paris sur un camion de la SFIO aurait aimé que la période du Front populaire puis celle de la grande alliance contre les puissances de l’Axe se perpétuent. Non pas seulement comme une tactique défensive et provisoire contre le fascisme, mais comme une stratégie ouvrant la voie à une société égalitaire. L’affrontement entre communisme et capitalisme, travailleurs et bourgeoisie aurait alors été progressivement dilué dans une synthèse sociale-démocrate, c’est-à-dire un capitalisme tempéré — ou transformé — par le New Deal, la planification, l’existence de syndicats puissants et, pour les plus riches, des taux d’imposition proches de la confiscation. À l’issue d’une telle recomposition, le débat politique aurait opposé nationalisme et universalisme, obscurantisme et Lumières.

Dans une critique à la fois généreuse et rigoureuse de ce livre, l’historien britannique Perry Anderson souligne le caractère illusoire de l’espérance d’un rassemblement progressiste susceptible de résorber (ou de tempérer) les oppositions fondamentales entre classes sociales et systèmes politiques rivaux. L’observation vaut aussi pour la décennie et demie de « coexistence pacifique » entre l’URSS et les États-Unis (1962-1979) au cours de laquelle les peuples du monde, pas seulement américain et soviétique, cessèrent enfin de redouter une guerre thermonucléaire. Car même cette paix relative n’empêcha ni les guerres ni les coups d’État, dont les protagonistes, souvent soutenus par l’un des deux camps, affrontèrent presque toujours des clients, réels ou supposés, de l’autre superpuissance — en Asie du Sud-Est, en Amérique latine, en Afrique australe. En tout cas, y compris au lendemain de la chute du Mur et après que la grille de lecture bipolaire des relations internationales se fut brouillée, les convictions anti-impérialistes de Hobsbawm n’ont jamais vacillé. Il s’opposa à la guerre du Golfe, puis à celle d’Afghanistan, puis à l’invasion occidentale de l’Irak. Dans ce domaine au moins, relève Perry Anderson, « il est difficile de trouver un intellectuel britannique de sa stature avec un tableau de bord aussi irrécusable (8)».

En matière de politique intérieure, ses choix ont été plus discutables. La préférence de Hobsbawm pour les coalitions les plus larges, son refus du sectarisme et des discours de guerre froide l’ont conduit trop souvent à se montrer indulgent envers des orientations qui ne le justifiaient pas. Clinton, Mitterrand, González : au nom de « l’union nécessaire de toutes les forces progressistes et démocratiques » et parce qu’il fallait selon lui réclamer, « non pas ce que nous voulons, mais ce que nous pouvons obtenir » (9), il se berça d’illusions envers des personnages ambitieux ou retors qui, sous couvert de la moderniser, laissèrent la gauche dans un état plus dévasté qu’au moment où ils s’en étaient emparés. Une fois que Hobsbawm en vint à concéder la supériorité de la libre entreprise et des marchés privés sur l’économie administrée, même Tony Blair lui inspira des espérances. Il s’en mordit les doigts en découvrant assez vite qu’il s’était entiché d’un « Thatcher en pantalon (10) ».

La fin de l’URSS modifie les plans


Au départ, The Age of Extremes devait comporter deux grandes parties : l’Ère des catastrophes (de 1914 à la mort de Staline) et celle des réformes. La seconde se fût alors apparentée à un « âge d’or » mêlant le « capitalisme à visage humain » d’un camp et le communisme civilisé par la perestroïka de l’autre. Ce pari sur le rapprochement de systèmes opposés fait un peu penser à l’annonce de la « fin des idéologies » par Daniel Bell en 1960, laquelle fut démentie par les révoltes sociales, écologiques et sociétales des quinze années qui ont suivi. Au moment où Hobsbawm laisse un instant de côté les XVIIIe et XIXe siècles qui ont occupé toute sa vie d’historien pour analyser l’histoire de son siècle, il n’ignore bien entendu rien de tout cela. Ni l’assassinat des frères Kennedy, de Martin Luther King, de Malcolm X, ni la guerre d’Indochine, la famine au Biafra, le coup d’État de Pinochet, ni les Brigades rouges. C’est cependant la décomposition de l’URSS et, dans une moindre mesure, les crises économiques successives en Occident qui le conduisent à réorganiser son exposé. La réconciliation des deux systèmes qu’il avait imaginée (ou espérée) se retrouve par terre. Au lieu de cela, il observe l’anéantissement de l’un, le triomphe de l’autre.

Ce « glissement de terrain » lui impose un nouvel agencement, une troisième partie. The Age of Extremes, résume Perry Anderson, « est comme un palais en construction dont l’architecte aurait dû revoir les plans (11) ». Car, à mesure que le XXème siècle expire, il ne reste plus grand-chose de l’économie mixte, de la planification, d’une politique de la demande susceptible de prévenir les crises, d’un capitalisme domestiqué, d’une prospérité (relativement) partagée. Et il ne reste plus rien de l’URSS. Sur leurs décombres respectifs, le creusement des inégalités, la perte de puissance des États, l’omnipotence des médias, la « guerre des civilisations », l’héroïsation de l’individualisme, l’essor du nationalisme ethnique et xénophobe, les politiques de l’identité. En somme, tout ce que Hobsbawm abhorre.

Soit, mais cette période fut aussi celle de l’émancipation des femmes, de leur droit de choisir leurs maternités, de la marche à l’égalité pour les minorités sexuelles, de l’essor d’une conscience écologique. S’il avait écrit son livre vingt-cinq ans plus tard, Hobsbawm aurait certainement attribué à ces avancées davantage de portée, et peut-être les eût-il évoquées avec plus de chaleur. L’Ère des extrêmes démontre en effet que son auteur est exceptionnellement attentif aux transformations « sismiques » de la société (démographie, urbanisation, sciences, mais aussi musique) et à leurs conséquences sur la vie quotidienne. Précis au point de citer le nombre d’usines automobiles que Volkswagen a localisées en Argentine et au Brésil, il peut analyser avec autant de sérieux la religion et les soucoupes volantes. Ou remarquer que l’Ère des catastrophes fut aussi celle du grand écran.

Révolutions dans les révolutions 


Soucieux de rappeler au lecteur que, « pour 80 % de l’humanité, le Moyen Âge s’est arrêté subitement dans les années 1950 », Hobsbawm en donne, à Valence, à Palerme et au Pérou, des exemples tirés de ses observations personnelles sur le développement du tourisme, l’essor de l’immobilier urbain ou les changements du costume traditionnel. En passant, il relève un privilège qui s’est éteint avec lui : « Les lecteurs ni assez âgés ni assez mobiles pour avoir vu l’histoire bouger de cette manière depuis 1950 ne peuvent espérer reproduire ces expériences. » La période qu’il analyse a certes domestiqué l’atome, facilité les transports, étalé les villes, généralisé les écrans ; pourtant, pour Hobsbawm, l’essentiel réside ailleurs : « Le changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié du XXème siècle, celui qui nous a coupés à jamais du monde passé, c’est la mort de la paysannerie. Depuis le néolithique, la plupart des êtres humains ont en effet vécu de la terre et du bétail ou de la pêche. » La transition climatique va-t-elle, à notre tour, nous couper à jamais du monde passé ?

Dans son autobiographie, publiée en 2002, Hobsbawm l’admet : « Je continue à traiter la mémoire et la tradition de l’URSS avec une indulgence et une tendresse que je n’éprouve pas pour la Chine communiste, parce que j’appartiens à une génération pour qui la révolution d’Octobre représentait l’espoir du monde, ce qui ne fut jamais le cas pour la Chine (12). » Un tel biais explique à la fois l’absence relative de chaleur de l’auteur envers les révolutions du tiers-monde qui s’affranchirent des consignes prudentes de Moscou, et le dédain appuyé qu’il réserve aux « gauchistes » européens. Son jugement sur la Révolution culturelle se cantonne ainsi au rappel effaré du nombre de morts qu’elle a provoqués, sans qu’il examine un instant une question de fond qui justifia son déclenchement, ou qui lui servit de prétexte : la crainte d’une dégénérescence bureaucratique. Il rappelle pourtant la disposition des Chinois à l’obéissance, confortée selon lui par une idéologie confucéenne de l’harmonie. Doit-il s’étonner alors que les appels de Mao à faire « feu sur le quartier général », à se dresser contre le mandarinat ou le « révisionnisme » aient trouvé autant d’échos, non seulement auprès des gardes rouges, mais aussi dans la fraction la plus radicalisée de la jeunesse occidentale ? Celle qui, contrairement à Hobsbawm, jugeait le régime soviétique irrécupérable. Et qui souhaitait également flanquer en l’air l’ordre bourgeois, sans passer par des urnes qui lui étaient presque toujours contraires.

C’est pour la même raison sans doute que « l’image du guérillero à la peau tannée posant au milieu de la végétation tropicale a été un élément essentiel de la radicalisation du premier monde dans les années 1960 ». Après 1960, ce n’est plus l’URSS qui inspire la jeunesse révolutionnaire, ce sont les combats du tiers-monde. Pourtant, Hobsbawm évoque à peine les débats idéologiques qui traversent le mouvement communiste international autour de questions aussi essentielles que la bureaucratisation, la réforme ou la révolution, la coexistence pacifique ou la guerre révolutionnaire. Il mesure donc assez mal ce qui se joue dans le siècle une fois que Moscou, sa nomenklatura médaillée et les partis communistes qui lui obéissent n’inspirent plus les contestataires du système capitaliste. Et que s’imposent au premier plan les questions de l’embourgeoisement d’une aristocratie ouvrière, du conservatisme d’une bureaucratie syndicale, et de l’urgence d’une révolution dans la révolution.

Lorsqu’il analyse Mai 68 en France, Hobsbawm relève les motivations diverses des étudiants et des ouvriers. Mais c’est pour conclure qu’« après vingt années d’amélioration sans pareille pour les salariés des économies en situation de plein emploi, la révolution était sans doute la dernière chose qui habitait l’esprit des masses prolétariennes ». Qu’en sait-il ? Qui le lui a dit ? Il estime, avec une pointe de suffisance, qu’« aucun individu ayant un minimum d’expérience des limites des réalités de la vie, aucun adulte véritable n’aurait pu inventer les slogans péremptoires de Mai 68 ou de l’“automne chaud” italien de 1969 tels que “Tutto e subito [Tout et tout de suite]” ». Pourtant, qui aurait dû comprendre mieux que lui que les artisans de l’histoire ne sont pas toujours ceux qui s’en tiennent aux « limites des réalités de la vie » ? Le « Tout et tout de suite » qu’il rappelle ne fut d’ailleurs pas l’invention d’un adolescent petit-bourgeois programmé pour devenir un jour cadre supérieur, ingénieur ou patron, mais un des graffitis qu’on pouvait lire sur les murs de l’usine Fiat de Turin au moment de grèves insurrectionnelles. Hobsbawm concédera plus tard son incapacité à percevoir l’épuisement historique des formes de luttes habituelles que les directions politiques et syndicales jugeaient légitimes. Et lui aussi : «N’avons-nous pas eu tort en voyant dans les rebelles des années 1960 une autre phase ou variante de la gauche ? Alors que, dans leur cas, il ne s’agissait pas d’une tentative ratée de réaliser un type de révolution donné, mais du choix d’un autre type qui abolissait la politique traditionnelle et celle de la gauche traditionnelle en particulier. Avec plus de trente ans de recul, il est facile de voir que je n’ai pas pris la mesure de la signification historique des années 1960 (13). »

Le communisme au-delà des « Livres noirs »


Mais pour tout le reste... Pour tout le reste, grâce à cet ouvrage le lecteur prend la mesure des manipulations de l’histoire du XXème siècle qu’on lui a enfoncées dans le crâne et qui, loin d’éclairer ses connaissances, les ont dynamitées. « Rien n’aiguise l’esprit de l’historien comme la défaite, releva un jour Hobsbawm, car les vaincus ont besoin d’expliquer pourquoi ce qui s’est produit n’est pas ce qu’ils attendaient (14). » Il serait pourtant bien trop généreux d’expliquer ainsi la masse de falsifications historiques obstinément construites par les vainqueurs depuis plus de trente ans. Tenter aujourd’hui d’en dresser l’inventaire, c’est ne pas savoir par où commencer. Ou plutôt si, tant l’histoire d’un pays particulier domine à la fois le XXème siècle et les campagnes de stigmatisation que L’Ère des extrêmes valut à Hobsbawm. Cap donc sur l’Union soviétique.

Les débats la concernant ont été dominés par la propagande, en particulier en France depuis la publication en 1997 du Livre noir du communisme. L’objectif avoué de l’ouvrage dirigé par Stéphane Courtois — aussi médiatisé que celui de Hobsbawm serait étouffé — était de prétendre sur la base de chiffres fantaisistes que le communisme avait été plus meurtrier encore que son cousin totalitaire (supposé), le nazisme. « Les régimes communistes, écrivait Courtois, ont commis des crimes concernant environ cent millions de personnes (15), contre environ vingt-cinq millions de personnes au nazisme (16). » D’où, selon lui, l’exigence d’un nouveau procès de Nuremberg. Une telle analogie entre les deux régimes n’a cessé d’être martelée depuis. Au point d’avoir déjà fait l’objet de plusieurs résolutions du Parlement européen, entrelardées d’assertions historiques farfelues qu’entérinèrent des majorités écrasantes de députés.

L’idée de parler en bloc du « communisme » est d’emblée problématique tant celui-ci a connu de transformations fondamentales depuis la création de la IIIème Internationale. Si on s’en tient à la seule Union soviétique, le parti bolchevique de Lénine est largement liquidé par Staline en même temps que la plupart de ses dirigeants. Ensuite, non seulement les purges délirantes de 1937-1938 (680 000 fusillés !) ne se reproduiront jamais à une telle échelle, mais elles seront dénoncées en 1956 par le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique qui expulsera cinq ans plus tard de son mausolée de la place Rouge le corps embaumé de Staline. Au moment où Soljenitsyne publie L’Archipel du goulag, les camps qu’il a connus comme détenu n’existent plus. Hobsbawm relève même que la population carcérale de l’URSS était dans les années 1980 très inférieure à celle des États-Unis, et que le citoyen soviétique ordinaire « courait moins de risques d’être tué — victime d’un crime, d’une guerre civile ou de l’État — que dans bon nombre de pays d’Asie, d’Afrique et des Amériques ».

Il rappelle aussi le sentiment de confiance de la population soviétique entre la fin de l’ère stalinienne et la période de stagnation qui, un quart de siècle plus tard, engourdira le système au point de le paralyser. « Dans la première moitié des années 1970, écrit-il, la plupart des habitants de l’URSS vivaient et se sentaient mieux qu’à aucune autre période dont ils pouvaient se souvenir. » De quoi frapper de stupeur ceux qui ont été nourris de récits uniformément glaçants de l’histoire de cet État et de ce régime politique, résumés systématiquement à leur appareil de répression. Une étude universitaire américaine confirme cependant que le « nouvel homme soviétique » des années 1960-1970 se montrait « fier des réalisations de son pays, confiant que l’Union soviétique était une puissance mondiale ascendante, convaincu que ses progrès économiques se traduisaient par un niveau croissant de bien-être personnel, et certain que le système soviétique offrait des opportunités illimitées, en particulier aux jeunes (17) ». L’impulsion en faveur du changement qui se manifestera une ou deux décennies plus tard ne proviendra pas de la base, mais du sommet. Le renversement du régime interviendra pacifiquement quand ses dirigeants perdront « foi en leur propre système ». A-t-on connu pareil dénouement dans l’Italie de Mussolini ou dans l’Allemagne nazie ?

En 1977, même Samuel Huntington, un des architectes intellectuels de la « pacification » du Viêt Nam, et par extension de la guerre froide, se demandait comment expliquer la stabilité de l’URSS. La chose l’agaçait d’autant plus que, deux ans plus tôt, dans un rapport fameux de la Commission trilatérale, il avait sonné le tocsin contre l’«ingouvernabilité » des sociétés capitalistes (18). À l’époque, les réponses apportées à une telle énigme mettent en avant une noria de facteurs : la préférence des dirigeants et de la population soviétiques pour l’ordre et la stabilité ; une socialisation collective confortant les valeurs du régime ; la nature non cumulative des problèmes à résoudre, qui permettait au parti unique de manœuvrer ; de bons résultats économiques qui contribuaient à la stabilité recherchée ; une progression du niveau de vie ; un statut de grande puissance ; etc. Engrangeant cette moisson d’indices concordants, Huntington n’a plus qu’à conclure tristement : « Aucun des défis prévus dans les prochaines années ne semble qualitativement différent de ceux auxquels le système soviétique a déjà réussi à répondre (19). » Chacun connaît la suite.

Après la dissolution de l’Union soviétique, Soljenitsyne retourne dans son pays. Il y découvre une Russie « en état d’effondrement » : les thérapies de choc des faiseurs de révolution libérale ont fait leur œuvre. On en a sans doute voulu à l’auteur de L’Ère des extrêmes de confier sa stupeur et son incrédulité de voir « l’orthodoxie du pur marché libre, si clairement discréditée dans les années 1930 », s’imposer à nouveau cinquante ou soixante ans plus tard. Il avait vécu les soupes populaires, les marches de la faim, les raisins de la colère ; il observa l’appauvrissement brutal de l’ex-Union soviétique par une expérience de vivisection économique que pilotait une marionnette de l’Occident, Boris Eltsine, ivrogne au demeurant. Elle provoqua un effondrement du produit intérieur brut de la Russie de près de 50 % entre 1992 et 1998, une baisse «plus importante que pendant la Seconde Guerre mondiale, quand une grande partie du pays était occupée par les troupes nazies (20) ». Ainsi qu’une chute de l’espérance de vie elle aussi comparable à ce qu’on observe en temps d’occupation militaire ou de famine. Mieux aurait valu que Hobsbawm évite des rappels aussi déplacés susceptibles d’ébrécher les jolies légendes de la démocratie libérale — un oxymore dans ce cas d’espèce.

Désormais bien connus de tous, et depuis très longtemps, les aberrations et les crimes du régime soviétique risquent de faire oublier que les premiers dirigeants bolcheviques avaient dû affronter une opposition au moins aussi impitoyable que la férocité qu’ils lui opposèrent : « Plus grande sera la terreur, plus grande seront nos victoires, proclamait en les combattant le général Kornilov. Nous devons sauver la Russie même s’il nous faut répandre le sang des trois quarts des Russes (21). » Plus significatif encore, avant de se dissoudre, l’URSS avait réalisé deux objectifs essentiels : le rattrapage du niveau industriel de l’Occident et la création d’un État puissant, reconnu comme tel dans le monde entier. Hobsbawm est fondé à juger ce résultat impressionnant, d’autant qu’il s’applique à l’origine à « un pays largement analphabète », « arriéré et primitif, coupé de toute aide étrangère ». Et à un État que l’attente — déçue — d’une contagion révolutionnaire contraindra à un saut vers l’inconnu dans les pires des circonstances. Il va devoir construire seul le socialisme sans qu’aucune des conditions prescrites pour sa réussite ne soit réunie, et s’engager dans ce chemin de croix au milieu d’une guerre civile et encerclé par un cordon sanitaire d’États ennemis (22). Concernant la Chine communiste, Hobsbawm n’éprouve aucune indulgence envers elle ; il se déclare même « choqué par le bilan de vingt ans de maoïsme, où l’inhumanité et l’obscurantisme font bon ménage avec les absurdités surréalistes des allégations proférées au nom de la pensée d’un chef déifié ». Toutefois, là encore il relève que « si le bilan de la période maoïste n’était sans doute pas fait pour épater les observateurs occidentaux, il ne pouvait manquer d’impressionner des Indiens et des Indonésiens ».

CHAMBERLAIN ARRIVE À MUNICH
 PHOTO HUGO JAEGER
Au moment de conquérir puis de défendre leur indépendance, les peuples du Sud ont eu d’autres motifs d’être favorablement impressionnés par l’action des États communistes. Ceux-ci avaient édifié des économies affranchies des rapports de propriété capitalistes, une expérience forcément utile ainsi qu’un encouragement quand on voulait échapper à l’emprise néocoloniale et aux potions amères du FMI. L’existence des États du « bloc communiste » avait également permis qu’une aide — pratique, matérielle, armée le cas échéant — soit apportée aux mouvements de libération nationale que presque toujours l’Occident combattait. Il est assurément indispensable de commémorer chaque année le Pacte germano-soviétique, érigé en symbole idéal de la complicité de deux régimes meurtriers — l’anniversaire des accords de Munich ne saurait avoir la même valeur pédagogique puisque Chamberlain et Daladier, pas Staline, pactisèrent alors avec Hitler —, mais ne pourrait-on pas, au moins de temps en temps, disons une fois tous les cinquante ans, évoquer également d’autres pactes, formels ou non, comme ceux qui associèrent les gouvernements occidentaux aux généraux Franco, Suharto et Pinochet, au maréchal Mobutu, au chah d’Iran, à l’empereur Bokassa, aux assassins de Thomas Sankara ?

Et n’oublions pas non plus — là aussi juste une fois tous les cinquante ans — la longue indulgence du «monde libre » pour le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Celui-ci tomba quelques mois après le mur de Berlin. La France, les États-Unis, la RFA, Israël et le Royaume-Uni n’y étaient pour rien ; l’Union soviétique, le Viêt Nam, la RDA et Cuba, pour beaucoup. Nombre des cadres du Congrès national africain, allié au Parti communiste sud-africain, avaient été en effet formés et entraînés à Moscou, à Hanoï, en Allemagne de l’Est. Et l’intervention de troupes cubaines scella la débandade du régime d’apartheid, qui avait pourchassé l’ANC jusqu’en Namibie et en Angola. Washington et Londres poursuivaient alors une politique d’« engagement constructif » avec le gouvernement de Pretoria. Raciste assurément, mais excusé d’avance en raison de son anticommunisme irréprochable. À une époque où le terme « colonial » envahit le vocabulaire de la gauche en même temps que les programmes scolaires, où le soupçon de racisme vaut disqualification immédiate, la chose mériterait d’être parfois signalée. Hobsbawm s’y emploie.

Quand l’URSS sauva la mise de la démocratie libérale
Plus généralement, l’auteur nous rappelle que ni l’apartheid, ni le fascisme, ni les régimes autoritaires n’ont incommodé les démocraties. Y compris au pire des moments pour l’humanité : « Sans Pearl Harbor, et la déclaration de guerre de Hitler, les États-Unis seraient très certainement restés à l’écart de la Seconde Guerre mondiale. [...] S’il avait fallu choisir entre le fascisme et le bolchevisme, et que la forme italienne avait été la seule espèce de fascisme existant, peu de conservateurs ou de modérés auraient hésité. Même Winston Churchill était pro-italien. » Jusqu’au bout, les démocraties libérales ont espéré que rouges et bruns s’affronteraient sans qu’elles aient besoin de s’en mêler. Hitler ne leur laissa pas ce choix.

Le « monde libre » aurait tort de trop célébrer la fin de l’« Empire du Mal », selon Hobsbawm, car l’Union soviétique lui a sauvé la mise à deux reprises. Une première fois en écrasant la majorité des troupes nazies sur le front de l’Est ; une seconde en le contraignant à réfréner sa propre voracité. Le rappel militaire ne devrait susciter aucune controverse. Néanmoins, décennie après décennie, trompée par un révisionnisme historique qui gagne du terrain et illusionnée par Hollywood (combien de films américains sur la bataille de Koursk ? combien sur le débarquement en Normandie ?), l’opinion occidentale en est venue à se convaincre que les États-Unis, pas l’URSS, avaient joué un rôle déterminant dans l’issue du conflit. Et la proportion de dupes ne cesse d’enfler à mesure que s’éclaircissent les rangs des rescapés (23). Au point que, vingt-cinq ans après The Age of Extremes, l’économiste américain James Galbraith a dû provoquer quelque stupeur quand il a signalé que « la puissance militaire et industrielle soviétique, construite presque à partir de rien en deux décennies, avait fourni près des neuf dixièmes de l’acier et du sang qui ont permis de vaincre l’Allemagne nazie (24) ».

Hobsbawm ne se contente pas de relever, comme beaucoup d’autres, le paradoxe de l’« alliance temporaire et insolite du capitalisme libéral et du communisme dans une réaction d’autodéfense » qui a sauvé l’humanité. Il précise : « La victoire sur l’Allemagne hitlérienne fut essentiellement remportée par l’Armée rouge et ne pouvait l’être que par [...] le régime instauré par la révolution d’Octobre : une comparaison entre les performances de l’économie tsariste russe dans la Première Guerre mondiale et celles de l’économie soviétique dans la Seconde suffit à le démontrer. » Et il ajoute aussi ceci qui, lorsqu’on le relit en 2020, plus de vingt-cinq ans après la publication de The Age of Extremes, ressemble à une prophétie : « Sans l’URSS, le monde occidental consisterait probablement [...] en une série de variations sur des thèmes autoritaires et fascistes plutôt que sur des thèmes libéraux et parlementaires. C’est l’un des paradoxes de cet étrange siècle : le résultat le plus durable de la révolution d’Octobre, dont l’objet était le renversement mondial du capitalisme, a été de sauver son adversaire, dans la guerre comme dans la paix, en l’incitant, par peur, après la Seconde Guerre mondiale, à se réformer. »

Planification économique, politiques de plein emploi, contrôle des capitaux, gratuité des soins et des études, réduction des inégalités de revenus grâce à une fiscalité plus progressive : ce que les luttes sociales ont conquis — ajouté au souci d’adosser l’effort de guerre à une forte cohésion nationale puis à la volonté des dirigeants anticommunistes d’« asseoir la légitimité démocratique du combat du capitalisme occidental contre l’Union soviétique (25) » — est en cours de démantèlement depuis un quart de siècle. Comment s’étonner dans ces conditions que la crise financière de 2007-2008, dont le prix fut entièrement payé par les classes populaires, et qui a coïncidé avec une ère de fragmentation de la gauche, favorise les « thèmes autoritaires » et xénophobes de l’extrême droite ?

La crise des années 1930 et l’apparente immunité de l’Union soviétique à celle-ci — Hobsbawm relève que la production industrielle de l’URSS tripla entre 1929 et 1940 — avaient encouragé « le capitalisme à se réformer et à renoncer à l’orthodoxie du marché ». La chute du Mur est intervenue avec Reagan et Thatcher au pouvoir, et une social-démocratie hébétée qui suivait leurs pas. Dans le premier cas, les « touristes socio-économiques » des années 1930 se rendaient en URSS afin d’y percer les raisons de l’effondrement du mode de production capitaliste, et ils en revenaient avec la planification comme talisman. Dans le second, les faiseurs de révolution libérale des années 1990, « jeunes prodiges de la science économique occidentale », imposèrent à la Russie et aux anciens États socialistes d’Europe de l’Est les thérapies de choc que leurs pays eux-mêmes avaient refusé de suivre. Trente ans plus tard, certains des animaux du laboratoire postsoviétique ne se sont toujours pas remis des décharges qu’ils ont subies. Et de cet échec du radicalisme de marché, ce n’est assurément pas la gauche qui a profité.

Et demain, la fin du capitalisme ?


Le communisme fut le seul mouvement politique qui, dans l’histoire, à l’échelle mondiale, a défié le capitalisme en s’employant à construire un modèle économique et social opposé au sien. L’effondrement des États associés à ce projet, ou qui s’en réclamaient, a semblé disqualifier des idées comme la planification, la propriété collective des moyens de production, le refus que l’entreprise privée, le marché et le profit soient les acteurs déterminants de l’économie. Résultat, les pulsions les plus féroces du capitalisme ont été libérées de leur cage. Les plus suicidaires aussi. « Le capitalisme est-il fini ? », titrait même en octobre 2019, en lettres géantes, Le Monde, qui pourtant, vingt ans plus tôt, au moment où des dizaines de millions de Russes, de Brésiliens, de Thaïlandais plongeaient dans la misère, se faisait l’avocat de « la dure et juste loi des marchés financiers (26) ». Idéologiquement au moins, la roue a tourné depuis ; Hobsbawm le constatait dès 2009, assez joyeusement on imagine : « La vulgate occidentale a produit moins de lait que prévu (27). »

Mais, fini le capitalisme ? S’il s’agit de l’adhésion confiante des populations du globe à une société de marché dont toutes les activités ont vocation à être régies par la concurrence et le profit, sans doute Hobsbawm a-t-il raison de conclure que « la contre-utopie opposée à l’utopie soviétique a connu un échec tout aussi flagrant ». Pourtant, comme il y a loin de la coupe aux lèvres, le capitalisme n’a plus besoin de susciter la ferveur pour tenir. Et de Berlin à Pékin il tient.

Nombre de raisons expliquent ce rétrécissement de l’horizon des ambitions collectives, dont celle qui nous occupe ici. Les manœuvres de diversion, d’enfumage, les oppositions binaires entre démocratie et totalitarisme et, ce qui souvent revient au même, entre libéralisme et populisme, ont fleuri (28). Ou plus précisément se sont épanouies avec pour carburant l’histoire déformée du siècle passé. En 1997, au moment où paraissait l’ouvrage de guerre idéologique dirigé par Stéphane Courtois, dont François Furet, décédé quelques mois plus tôt, avait promis d’être le préfacier, le directeur du Point levait un coin du voile, assez léger à vrai dire, qui recouvrait l’opération en cours : « Le Livre noir du communisme tombe chez nous à point. À tous ceux qui ne voient à nouveau que défauts à notre démocratie libérale, les deux calamités du siècle — la fasciste comme la communiste — montrent que les sorties hors système débouchent volontiers sur des marécages funèbres (29). » « Tombe à point... » Hobsbawm n’eut donc pas tort de relever, avec un flegme savoureux : « On ne se mettrait pas en colère pour des problèmes qui ne sont plus d’actualité (30). »

Une « fatwa » française contre Hobsbawm

J’entends encore François Furet me répéter, goguenard devant mes hésitations [à éditer The Age of Extremes] : « Mais traduis-le, bon sang ! Ce n’est pas le premier mauvais livre que tu publieras. »Pierre Nora, L’« affaire Hobsbawm » (2011)
Quand François Furet, Stéphane Courtois et bien d’autres lancent leur campagne contre le communisme, ils entendent conjurer le réveil d’une gauche anticapitaliste, pas la très improbable résurrection du mur de Berlin au cœur de l’Europe. Forcément, Hobsbawm les gêne. Il contredit leur analyse, il freine leur offensive. Il s’en fallut donc de peu que son histoire du XXème siècle ne fût jamais publiée en français, alors qu’elle le serait en hébreu et en arabe, en serbe et en croate, en albanais et en macédonien (31). On expliqua à l’époque à Paris que la traduction en français de l’ouvrage coûtait trop cher pour un marché aussi petit...

Une véritable « exception française » pour le coup, puisque selon l’auteur lui-même The Age of Extremes serait son ouvrage le mieux reçu, à la fois par le public et par les critiques. Un tel accueil dut réconforter celui qui avait été marginalisé dans son pays au temps du maccarthysme et de la guerre froide, et dont malgré cela les ouvrages ne furent jamais traduits en Union soviétique. Mais Hobsbawm, reconnu comme l’un des historiens les plus importants de sa génération, y compris par ses ennemis politiques les plus acharnés, devint à nouveau la cible d’un ostracisme du même acabit. Ailleurs que chez lui, dans un pays où il se rendait presque chaque année depuis 1933, un de ceux qu’il connaissait le mieux et qui lui étaient le plus chers. En somme, la France. Quelques-uns des principaux responsables ou complices de sa mise à l’écart, qui comptaient dans l’historiographie française de l’époque, ne pouvaient supporter son marxisme, voire sa longue adhésion au Parti communiste britannique, alors qu’eux-mêmes — François Furet, Annie Kriegel, Emmanuel Le Roy Ladurie, Alain Besançon — avaient été staliniens ou, comme Stéphane Courtois, maoïste. Hobsbawm proclamait en effet son refus d’abjurer un type d’histoire, «commun au marxisme et à l’école des Annales jusqu’aux années 1970, qui privilégie les tendances à long terme et la dynamique des systèmes économiques et sociaux (32) », quand bien même cette fidélité intellectuelle entraînait dorénavant isolement politique et marginalisation éditoriale à Paris : « Il est d’autant plus nécessaire d’attirer l’attention des jeunes historiens sur les interprétations matérialistes de l’histoire, estimait-il, qu’aujourd’hui même la gauche universitaire à la mode les disqualifie, comme au temps où on les qualifiait de propagande totalitaire pour mieux les vouer aux gémonies (33). » Vu la popularité croissante de la mise en avant des sentiments, de l’idéologie postmoderne et des politiques de l’identité dans l’étude des sciences sociales, le combat ne fait que commencer...

Pierre Nora, directeur de la collection « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard, a détaillé les raisons qui avaient justifié son refus de traduire et de publier The Age of Extremes. Paru dans un numéro de sa revue Le Débat largement consacré au livre de Hobsbawm, son plaidoyer pro domo constitue un des textes les plus éclairants — et les plus embarrassants — de l’histoire contemporaine de la vie intellectuelle française. Lancer un débat de 84 pages dans une publication qu’on dirige à propos d’un ouvrage qu’on a préalablement refusé d’éditer, et donc de faire connaître, constitue en soi une forme d’exploit. Comme le releva Hobsbawm au moment où la revue de Pierre Nora l’invita à commenter les objections de ses contradicteurs, les lecteurs du Débat étaient contraints « de suivre la présente discussion à travers les réponses de l’auteur aux réactions de critiques sur un texte qu’ils n’ont pas à leur disposition. [...] À moins de lire The Age of Extremes dans une des langues dans lesquelles il a été publié, comment se faire ne serait-ce qu’une idée de la forme et de la nature du travail dont discutent les critiques ? » On ne saurait mieux dire.

Mais la principale bizarrerie intellectuelle de cette affaire résidait ailleurs : dans les propos même de Nora. Sobrement titré « Traduire : nécessité et difficultés », son plaidoyer invoquait d’abord les « raisons commerciales » qui auraient interdit en France la traduction du livre. Nora en venait ensuite à l’essentiel en admettant que les « raisons commerciales » de l’éditeur découlaient de son jugement politique. Si selon lui The Age of Extremes ne trouverait en France ni clients ni marché, c’est que Hobsbawm jurait trop dorénavant avec un « air du temps » dont Nora pensait être le meilleur des juges. Mieux vaut le citer ici tant son propos résume avec une pureté de diamant l’enfermement intellectuel auquel peut conduire un libéralisme de guerre froide dont nous ne sommes pas encore sortis : « À ces obstacles matériels s’ajoutent les effets d’une situation bien particulière à la France des années 1990. Sans doute, aucun éditeur d’intérêt général ne se détermine en fonction d’orientations politiques ou idéologiques : la plupart, au contraire, s’honorent de pratiquer le pluralisme et de ne considérer que la qualité d’un ouvrage. Mais tous, bon gré mal gré, sont bien obligés de tenir compte de la conjoncture intellectuelle et idéologique dans laquelle s’inscrit leur production. » Sitôt conclue cette lumineuse apologie du courage éditorial, le directeur de collection de Gallimard prononçait son verdict : « Il y a de sérieuses raisons de penser que ce livre apparaîtrait dans un environnement intellectuel et historique peu favorable. D’où le manque d’enthousiasme à parier sur ses chances. [...] L’attachement, même distancé, à la cause révolutionnaire, Eric Hobsbawm le cultive certainement comme un point d’orgueil, une fidélité de fierté, une réaction à l’air du temps ; mais en France, et en ce moment, il passe mal. C’est ainsi, on n’y peut rien (34). »

Pierre Nora, huissier fataliste de l’air du temps ? Allons donc. Certes pas encore membre de l’Académie française (cela ne tarderait plus trop), l’historien était déjà à la fois éditeur, directeur de revue et cheville ouvrière de la fondation Saint-Simon, qui rassemblait alors le gratin de la pensée dominante de l’époque (Alain Minc, Pierre Rosanvallon, Luc Ferry, Daniel Cohen, Jean-Marie Colombani, Anne Sinclair, Jean Daniel, Laurent Joffrin, Denis Olivennes, etc.). Il avait par ailleurs pour compagnon de route un autre historien, un certain François Furet, son beau-frère, pilier lui aussi de la fondation Saint-Simon. En somme, dans la fatwa éditoriale que Hobsbawm essuya et où il crut détecter le « curieux retour posthume à un anticommunisme de guerre froide chez les intellectuels français (35) » se dévoilait tout autant la morgue d’un petit groupe influent qui, convaincu d’avoir terrassé l’ennemi révolutionnaire, entendait se pavaner devant son trophée. Et raconter seul désormais l’histoire du siècle et de sa victoire. Aux yeux de ces libéraux, pas toujours follement épris de concurrence, les analyses de Furet sur « l’idée communiste au XXème siècle », dont le retentissement médiatique fut colossal en France, suffisaient pour conclure l’instruction, prononcer le verdict et sceller le cercueil.

Hélas pas tout à fait, puisque, quand l’ouvrage de Hobsbawm fut publié en français, à l’initiative du Monde diplomatique, les craintes invoquées par Nora se trouvèrent aussitôt démenties. Le livre se vendit en effet très bien. Nora avait imaginé qu’il s’en écoulerait environ 800 exemplaires, la moyenne pour « ce type très précis de travaux » ; ce fut plus de 50 000. « L’air du temps » n’était donc pas — ou plus —aussi conservateur qu’on l’avait espéré chez Gallimard et à la fondation Saint-Simon. « J’aime penser, raconterait plus tard l’auteur de ce livre dans ses Mémoires, que j’ai assisté à la réapparition, si brève fût-elle, d’une gauche intellectuelle parisienne jusqu’alors assiégée (36). » Le temps de sa conférence à guichet fermé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Paris cessa d’être « la capitale de la réaction intellectuelle en Europe (37) ».

Quelle leçon en tirèrent les historiens libéraux ou conservateurs ? Nora, déconfit, prétendit que le succès du livre qu’il avait refusé d’éditer s’expliquait par le « scandale », injustifié selon lui, que sa non-publication avait déclenché. Il prétendit également que Hobsbawm lui « avait donné le sentiment d’être gêné par cette forme de lancement presque humiliante (38) » ; celui-ci, on l’a vu, relaterait au contraire avec émotion sa présence à Paris à cette occasion. Nora prétendit enfin que, s’il n’avait pas fait connaître le livre de Hobsbawm dans Le Débat, en janvier 1997, Le Monde diplomatique ne l’eût jamais remarqué ; le mensuel y avait pourtant consacré deux pages entières en mars 1995 (39)... Mais quand ces objections, vérifiables sans effort, surtout par un historien de renom, furent portées à l’attention du directeur de collection de Gallimard, maître d’œuvre des Lieux de mémoire, il choisit de les ignorer. Et il répéta sans ciller des assertions qui avaient été invalidées (40). Un autre que lui, moins puissant dans les réseaux éditoriaux, n’aurait pas pu commettre une faute professionnelle aussi considérable avec autant de légèreté.

Et ce n’était pas tout. La campagne contre Hobsbawm ne recula pas devant l’emploi de ce qui s’apparente à une arme nucléaire dans les débats intellectuels : l’imputation de minorer l’importance du génocide antisémite commis par le IIIème Reich. Pour Hobsbawm, juif hostile au nationalisme sioniste, né à Alexandrie et qui adhéra très jeune au parti communiste dans un Berlin que patrouillaient des groupes paramilitaires nazis, le soupçon est inqualifiable. Dans les années 1930, « nous n’avions qu’un groupe d’ennemis, rappelle-t-il, le fascisme et ceux qui, comme le gouvernement britannique, ne voulaient pas lui résister ». Cela n’a pas empêché ses adversaires les plus acharnés de chercher à détruire sa réputation d’historien — et d’homme — en suggérant qu’il était indifférent aux camps d’extermination. Dans une simple note de bas de page, sans en rajouter, sans s’y attarder, Pierre Nora reproche ainsi à « Eric », son « ami », de ne pas parler d’Auschwitz dans The Age of Extremes, preuve selon lui de l’« ambiguïté du genre » (41). Une observation de cette espèce n’est pas du tout ambiguë pour le coup. Elle entraîne un effet de disqualification tel qu’il n’exige pas qu’on insiste : qui vole un œuf vole un bœuf ; qui ne renie pas l’idéal communiste se moque aussi d’Auschwitz... Bien entendu, Hobsbawm évoque « l’extermination systématique des juifs » dès le premier chapitre de son ouvrage (« L’ère de la guerre totale ») et il renvoie au livre de Raul Hilberg pour le nombre des victimes (environ cinq millions). Au demeurant, si le siècle qu’il analyse est celui « des extrêmes », c’est en particulier parce qu’il fut le plus meurtrier de l’histoire, que l’inhumanité, l’horreur et le crime ont soudain changé d’échelle, que les normes jusqu’alors acceptées ont brutalement régressé. Mais, et surtout, Hobsbawm annonce dès la page trois de la première édition de son livre qu’il s’assigne comme objectif «de comprendre et d’expliquer pourquoi les choses ont suivi ce cours et comment elles s’agencent », pas de « raconter l’histoire de la période qui est son sujet» (la bibliographie en langue anglaise des ouvrages cités comporte vingt-trois pages). Au petit jeu, inepte et malhonnête, qui consiste à chercher les absents dans l’index de l’ouvrage, ou les sujets peu développés dans le corps du livre, un communiste indonésien pourrait donc s’étonner de n’y trouver qu’une phrase sur le massacre de plus de 500 000 des siens par l’armée ; un spécialiste de la Chine, remarquer que le conflit sino-soviétique y est expédié en six lignes ; un passionné du Proche-Orient, juger qu’une phrase unique ne rend pas justice à la fois à la guerre opposant l’Iran à l’Irak et à celle du Golfe qui dressa ce dernier pays contre les États-Unis ; un spécialiste des grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale, s’indigner que le nom de Koursk ne soit pas cité une seule fois ; etc., etc.

Nora s’en était tenu au registre de la perfidie. Le principal quotidien américain choisit de franchir le pas. Dans un article d’octobre 2012 saluant la mort de Hobsbawm, le Wall Street Journal releva d’abord que, même si les références aux purges staliniennes étaient fréquentes dans The Age of Extremes, on n’y trouvait que « deux paragraphes sur le goulag soviétique ». Mais l’auteur de l’article, Bret Stephens, ne s’en tint pas là. Et comme lui aussi s’était précipité sur l’index du livre, il avait à son tour relevé que le nom d’Auschwitz n’y figurait pas. Or en 1987 Jean-Marie Le Pen, cité dès la première ligne de l’article du Wall Street Journal, avait assimilé le génocide des juifs à « un point de détail dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». Hobsbawm, concluait donc triomphalement l’éditorialiste du Wall Street Journal, avait, « en traitant le goulag comme un détail de son histoire, démontré qu’il était l’équivalent moral de Le Pen (42)»... Aucune bassesse ne demeurant jamais impunie dans l’univers du journalisme, Stephens quitta le Wall Street Journal cinq ans après avoir commis cette admirable nécrologie, pour devenir une des plumes les plus célébrées du New York Times.

L’histoire du XXème siècle n’a pas fini d’être réécrite. En 2018, la crème de la crème de l’éditocratie française a attribué le prix Aujourd’hui, destiné à récompenser un ouvrage éclairant la période contemporaine, à la trilogie de Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme, et en particulier à son troisième volume Les Complices. Les deux premiers volumes avaient pour titres respectifs Les Coupables et Les Victimes. La remise d’un des prix littéraires les mieux dotés du pays ayant eu lieu en présence de son mécène François Pinault, sixième fortune de France avec 30,5 milliards d’euros, on frémit d’imaginer ce qui se fût produit si le jury avait eu la fantaisie de choisir pour lauréat l’auteur d’une «Histoire mondiale du capitalisme » comportant les trois mêmes intitulés. Il ne courait assurément aucun risque de ce genre avec Wolton, un militant de droite extrême qu’on aurait pu espérer totalement disqualifié depuis qu’il avait traité d’agent soviétique Jean Moulin, le héros de la Résistance qui repose au Panthéon à l’issue d’une cérémonie marquée par un des discours les plus vibrants d’André Malraux, en présence du général de Gaulle. Wolton se dévoile à nouveau dans son livre primé par le jury (43). Il y prétend que Hobsbawm était un « négationniste ». Et il regrette qu’une « amnésie du communisme » contraste avec l’« hypermnésie du nazisme ».

Concluant en 1995 son analyse de The Age of Extremes, l’intellectuel palestinien Edward Saïd relève en s’en désolant un peu la prudence et le ton mélancolique de l’auteur. Et il demande « s’il n’y a pas de plus grandes réserves d’espoir dans l’histoire que l’affreux résumé de notre siècle ne semble permettre, et si le nombre important des causes perdues éparpillées çà et là ne nous fournit pas en fait l’occasion de durcir notre volonté et d’aiguiser l’acier froid d’un vigoureux plaidoyer. Le XXème siècle est après tout un grand âge de résistance, et cela n’a pas été complètement réduit au silence (44) ».

C’est ce que déjà nous suggèrent les deux premières décennies du siècle qui suit.
Serge Halimi
Notes :
(1) François Furet, Le Passé d’une illusion, Robert Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 575.
(2) Erik Izraelewicz, Le Monde qui nous attend, Grasset, 1997, p. 12, 128-129.
(3) Eric J. Hobsbawm, Interesting Times. A Twentieth-Century Life, Abacus, 2002, p. 409 [trad. fr., Franc-tireur, Ramsey, 2005].
(4) Eric J. Hobsbawm, The Observer, 16 janvier 2011.
(5) Eric J. Hobsbawm, « A conversation about Marx, student riots, the New Left, and the Milibands », entretien avec Tristram Hunt, The Observer, 16 janvier 2011.
(6) Ibid., p. 114.
(7) Claude Julien, « Le siècle des extrêmes », Le Monde diplomatique, mars 1995.
(8) Perry Anderson, « Confronting defeat », London Review of Books, 17 octobre 2002.
(9) Ibid.
(10) Eric J. Hobsbawm, Interesting Times...,op. cit., p. 276.
(11) Perry Anderson, « Confronting defeat », art. cité.
(12) Eric J. Hobsbawm, Interesting Times...,op. cit.
(13) Ibid., p. 251.
(14) Eric J. Hobsbawm, « Rien n’aiguise l’esprit comme la défaite », Marx et l’Histoire, Demopolis, 2008, p. 196.
(15) Le bandeau du Livre noir du communisme indique « 85 millions de victimes ».
(16) Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p. 24-25.
(17) John Bushnell, « The “New Soviet Man” turns pessimist », in Stephen F. Cohen, Alexander Rabonowitch et Robert Sharlet (dir.), The Soviet Union Since Stalin, Indiana University Press, 1980.
(18) Samuel Huntington, Michel Crozier et Joji Watanuki, Crisis of Democracy, Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York University Press, 1975.
(19) Samuel Huntington, « Remarks on the meaning of stability in the modern era », in Seweryn Bialer et Sophia Sluzar (dir.), Radicalism in the Contemporary Age, vol. III, Strategies and Impact of Contemporary Radicalism, Westview Press, Boulder (Colorado), 1977, p. 277.
(20) Maxime Petrovski et Renaud Fabre, « La “thérapie” et les chocs : dix ans de transformation économique en Russie », Hérodote, 2002/1, no 104.
(21) Cité par Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, Les Éditions sociales, 2017, p. 68.
(22) Lire à ce propos Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2003.
(23) En août-septembre 1944, un institut de sondage demandait à des Parisiens dont la ville venait d’être libérée quel pays avait le plus contribué à la victoire. Verdict : l’Union soviétique, 61 % ; les États-Unis, 29 %. Soixante ans plus tard, le même institut posa la même question à l’ensemble des Français. Réponse : les États-Unis, 58 % ; l’Union soviétique, 20 %.
(24) James K. Galbraith, « Une vision du monde franco et anglo-centrée », Le Monde, 6 septembre 2019.
(25) Alexander Zevin, Liberalism at Large, Verso, 2019, p. 299.
(26) Le Monde, 17 septembre 1998.
(27) Eric J. Hobsbawm, « La démocratie ne s’exporte pas comme la bicyclette », entretien avec Charles Silvestre, L’Humanité, 20 mai 2009.
(28) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Libéraux contre populistes, un clivage trompeur », Le Monde diplomatique, septembre 2018.
(29) Claude Imbert, Le Point, 15 novembre 1997.
(30) Eric J. Hobsbawm, Aux armes, historiens..., op. cit., p. 121.
(31) Sur le contexte de réception de son livre, lire l’avant-propos qu’Hobsbawm a donné à l’édition française de L’Ère des extrêmes, Agone, 2020, p. 875 et suiv.
(32) Stanley Hoffman, dans son compte rendu de The Age of Extremes, paru dans le New York Times — cité in Eric J. Hobsbawm, « Commentaires », Le Débat, 1997, no 93.
(33) Eric J. Hobsbawm, Interesting Times,op. cit., p. 302.
(34) Pierre Nora, « Traduire : nécessité et difficultés », Le Débat, 1997, n° 93, p. 93-95.
(35) Eric J. Hobsbawm, Interesting Times,op. cit., p. 327.
(36) Ibid., p. 336 — citation complète infra, p. postscriptum2002:page.
(37) Selon les termes de Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, 1983.
(38) Pierre Nora, Historien public,op. cit., p. 217.
(39) Claude Julien, « Le siècle des extrêmes », Le Monde diplomatique, 1995, p. 16-17.
(40) Pierre Nora, Historien public,op. cit., 2011.
(41) Nora précisait cependant : « Hobsbawm s’est expliqué sur sa discrétion à propos du génocide de manière parfaitement admissible » ; mais sans livrer à ses lecteurs un mot de l’explication « parfaitement admissible » (Ibid.).
(42) Bret Stephens, « Eric Hobsbawm et les détails de l’histoire », The Wall Street Journal, 5 octobre 2012.
(43) Le jury 2018 du prix Aujourd’hui, présidé par Christine Clerc, et dont le président d’honneur était Jacques Julliard, comprenait Raphaëlle Bacqué, Albert Du Roy, Christophe Barbier, Alain Duhamel, Bruno Frappat, Franz-Olivier Giesbert, Laurent Joffrin, Hélène Jouan, Catherine Nay, Élisabeth Quin, Alain-Gérard Slama et Philippe Tesson.
(44) Edward Saïd, « Contra Mundum », London Review of Books, 9 mars 1995, vol. 17, n° 5.