PHOTO FRANCISCO JAVIER CORNEJOS C. |
En juin, le groupe Suez a menacé de porter plainte contre le Chili s’il remunicipalise la gestion de l’eau dans la ville d’Osorno. Un mois plus tard, quatre ONG lui ont demandé de modifier son plan de vigilance, sur la base de la loi adoptée en France en 2017. Celle-ci oblige les multinationales françaises à respecter les droits humains et l’environnement partout dans le monde.
LA LUTTE CONTRE LA PRIVATISATION DE L’EAU |
Après un an de contestation sociale parfois violente, arrêtée temporairement par la crise du coronavirus, le Chili devrait voter le 25 octobre sur le lancement d’un processus en vue de rédiger une nouvelle constitution. C’est dans le cadre de ces consultations citoyennes que les habitants de Osorno, une ville de 150’000 habitants dans le sud du pays, se sont exprimés à 90% en faveur de la remunicipalisation de l’eau, dont la gestion est actuellement confiée à ESSAL, une filiale de la multinationale française Suez – qui détient plus de 43% du marché de la distribution de l’eau dans le pays.
En cause : une coupure d’eau de plus de dix jours advenue en juillet de l’année passée, après que 2’000 litres de pétrole avaient été déversés dans l’usine d’eau potable gérée par ESSAL, suite à une série de négligences dans l’entretien et le contrôle. Le manque d’eau a affecté les ménages, les hôpitaux et les maisons de retraite, menaçant le droit à l’eau et à la santé des habitants, selon la FIDH, la Red Ambiental Ciudadana de Osorno, l’Observatorio ciudadano et la Ligue française des droits de l’homme. Le 9 juillet 2020, ces quatre ONG ont écrit à Bertrand Camuz, directeur général de Suez, pour lui demander de détailler son plan de vigilance pour ses activités au Chili.
Cinq mises en demeure et deux assignations devant les tribunaux français
Sans réponse satisfaisante dans les trois mois, elles vont assigner la multinationale en justice devant les tribunaux français, demandant qu’il lui soit enjoint, le cas échéant sous astreinte, de mettre en place des mesures pour éviter que de tels incidents se reproduisent. Elles peuvent faire cela en vertu de la loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017, qui oblige les entreprises françaises d’une certaine taille, leurs filiales et sous-traitants, à prévenir les risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement par la mise en œuvre effective du devoir de vigilance. Concrètement, elles doivent montrer qu’elles ont pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement le long de leur chaîne de production, partout dans le monde.
Sur la base de cette loi, on dénombre actuellement en France cinq mises en demeure et deux assignations devant les tribunaux.
Menace de plainte devant les tribunaux arbitraux
Cette action intervient alors qu’un mois plus tôt, le 16 juin, Suez a menacé de porter plainte contre le Chili en raison de la volonté de la ville de Osorno de mettre fin à son contrat avec ESSAL, sur la base du traité de protection des investissements entre le Chili et l’Espagne.
Suez est largement familière de ces procédures devant les tribunaux privés, ayant porté plusieurs plaintes contre l’Argentine suite à la vague de remunicipalisation de l’eau du début des années 2000. Un tribunal arbitral avait condamné l’Argentine à verser 400 millions d’euros de compensation à Suez pour la renationalisation de la fourniture de l’eau à Buenos Aires en 2006. Suez avait aussi menacé de porter plainte contre l’Indonésie pour la même raison.
Test majeur de la primauté des droits humains sur le profit – ou l’inverse
La remunicipalisation de l’eau à Osorno ouvrirait une brèche dans la renationalisation des services publics au Chili, largement privatisés pendant la dictature d’Augusto Pinochet et, sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, depuis le début des années 1990. Les quatre ONG détaillent que pour les clients d’Osorno, les tarifs de l’eau ont augmenté de 343% en 20 ans, alors que Suez a tiré largement profit des 159 millions d’euros du résultat opérationnel de sa filiale Aguas Andinas, par laquelle elle contrôle ESSAL et d’autres filiales dans le pays.
La privatisation des services publics est remise en question par les manifestants chilien qui réclament davantage de justice sociale, non seulement à cause de la hausse des prix, mais aussi de la fréquence des incidents et des graves coupures d’eau. Le Chili est particulièrement à risque de manquer d’eau en raison du changement climatique, de la fonte des glaciers et de la baisse des précipitations.
Les batailles judiciaires qui s’annoncent, devant les tribunaux français et/ou devant un tribunal arbitral, vont être un test majeur de la primauté des droits humains sur le profit – ou l’inverse – dans le respect de la volonté populaire et de la souveraineté des Etats.