mardi, novembre 05, 2019

« AU CHILI, DEUX PAYS COEXISTENT AU SEIN D’UN MÊME »



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GRAFFITI « FRAUDER, NE PAS PAYER, 
UNE AUTRE MANIÈRE DE LUTTER » 

L’économiste Ignacio Flores Beale observe, dans une tribune au « Monde », que pendant trois décennies, croissance et inégalités ont crû au même rythme au Chili. Un phénomène à l’origine du puissant mouvement de protestation sociale.
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IGNACIO FLORES BEALE  
Tribune. « Ce n’est pas 30 pesos, c’est trente ans! » La phrase fait référence à l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago du Chili, qui a déclenché la plus grande manifestation qu’a connue le pays depuis le référendum contre Pinochet, en 1989 [« On ne se bat pas pour 30 pesos, mais contre trente ans de politique libérale »]. La foule est dans la rue, le couvre-feu a été imposé pendant une semaine, le gouvernement Chilien a annoncé 15 morts, tandis que l’Institut national des droits humains du Chili a dénombré plus de 130 plaintes pour tortures et 1 500 blessés.

La situation a des airs de déjà-vu, mais il peut paraître difficile de comprendre comment le Chili, souvent jugé exemplaire, en est arrivé là. L’économie chilienne semble bien se porter, les salaires réels – qui prennent en compte l’évolution des prix – augmentent. Même le salaire minimal a plus que doublé en trente ans. Que s’est-il donc passé ? Pourquoi le gouvernement ne réussit-il pas à calmer les esprits ? Que faire pour résoudre la situation ?


Une élite intouchable


Sur les trois dernières décennies, les inégalités économiques sont relativement stables au Chili, ce qui veut dire que l’ensemble des revenus a progressé à la même vitesse, mais que les inégalités se sont maintenues à des niveaux extrêmes. D’un côté, les 1 % les plus riches de la population ont amassé entre un quart et un tiers des revenus, et les 10 % les plus riches en ont récupéré plus de la moitié. Ainsi, pour 1 euro de croissance, le décile supérieur en récupère environ 55 centimes, et 90 % de la population se partage le reste. Ces écarts signifient que deux pays coexistent au sein d’un même, l’un avec les revenus des riches en Allemagne, l’autre avec celui des pauvres en Moldavie.

Ces inégalités sont loin de n’être qu’économiques. Le ressenti de la population est qu’il existe au Chili une élite intouchable occupant une place non méritée. Par exemple, Quiñeco, la plus grande société d’investissements du pays, est contrôlée par Iris Fontbona, qui en a hérité ; la deuxième fortune du pays est le cadeau d’une entreprise – auparavant publique – de Pinochet à son beau-fils. La réalité chilienne est loin de l’idéal méritocratique régnant, car en pratique les places décisives sont réservées d’avance à quelques hommes issus de cercles sociaux hermétiques.

Le sentiment d’injustice est en outre nourri par des scandales politiques, militaires et économiques. Ceux-là se multiplient, mais leurs auteurs échappent à la justice. Un exemple emblématique est celui de la holding Penta, accusée d’évasion fiscale à grande échelle. Lors du procès, un schéma de financement illégal de la politique a été découvert. Résultat : seuls les comptables ont été emprisonnés. Après une courte détention provisoire et une amende, les propriétaires de la holding ont dû suivre des cours d’éthique. Dans le même temps, les manifestants qui fraudent moins d’un 1 euro dans le métro se font matraquer par la police.

À la suite du soulèvement, le président, Sebastian Piñera a présenté ses excuses le 22 octobre, pour mettre fin à la crise. L’annonce fut suivie de plusieurs propositions pour aider les plus démunis. Par exemple, la mise en place d’un revenu minimal mensuel garanti de près de 430 euros (350 000 pesos chiliens) : cette mesure constituerait une subvention complétant le revenu des salariés qui se situent au-dessous du seuil. Le salaire minimal s’élevant actuellement à environ 360 euros (300 000 pesos), pourquoi alors ne pas crier victoire ?


Faible imposition


Il existe plusieurs raisons économiques pour estimer que ces propositions sont insuffisantes, étant donné leur caractère redistributif limité. Au Chili, la base fiscale actuelle repose majoritairement sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Dans ces conditions les mesures prises par le gouvernement seraient essentiellement financées par la classe moyenne et moyenne supérieure, mais pas par les grosses fortunes. La proposition faite par le président de créer une tranche supérieure marginale de taxation sur le revenu à 40 % apparaît comme une mesure largement insuffisante pour financer les nouvelles dépenses.

Depuis 1984, la fiscalité du Chili est intégrée, cela signifie que l’impôt sur le profit des entreprises n’est pas un véritable impôt sur les sociétés ; il s’agit plus d’un crédit d’impôt sur le revenu de leurs propriétaires. Quelques régimes exceptionnels permettent aussi aux grosses entreprises de se déguiser en petites pour moins payer. De plus, les profits non distribués et les gains de capital ne sont pas taxés.

En 2014, une réforme a annulé partiellement ce crédit d’impôt et certains régimes exceptionnels dans le but d’augmenter la contribution fiscale des plus riches. Pour prendre les demandes populaires au sérieux, le président Piñera doit donc commencer par abandonner son projet de loi visant à démanteler la réforme de 2014.

Le Chili est un pays où l’imposition est faible – 20 % du produit intérieur brut (PIB), contre 35 % en moyenne à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – ce qui permettrait de financer les nouvelles réformes en introduisant des impôts progressifs. Il existe plusieurs options non exclusives : premièrement, revenir sur l’imposition des gains de capital financier, détaxés depuis 2001 ; deuxièmement, créer un véritable impôt progressif sur le patrimoine, et pas qu’immobilier mais aussi sur les actifs financiers ; troisièmement, éliminer une variété de déductions fiscales, notamment celles qui défiscalisent les dons aux partis politiques et ce faisant subventionnent les partis défendant les classes aisées.

D’autres réformes sont symboliquement plus importantes, comme passer d’une semaine de 45 heures à 40 heures de travail, pénaliser efficacement la corruption politique, les cartels et autres fraudes liées à la concentration des marchés. Il est aussi temps de remettre en question l’idéologie selon laquelle les acteurs privés sans contrôle sont plus efficaces pour fournir l’éducation, la santé ou les retraites. Le Chili a longtemps été considéré comme un exemple pour l’idéologie néolibérale, mais il démontre la violence d’un système qui fait perdurer une fracture sociale de longue date.

Ignacio Flores Beale est coordinateur Amérique latine au World Inequality Lab de l’Ecole d’économie de Paris et chercheur postdoctoral à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead).

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