mercredi, novembre 13, 2019

CHILI : « ON NE VA PAS S'ARRÊTER, ON VEUT UNE ASSEMBLÉE CONSTITUANTE »


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MANIFESTATION CONTRE LE GOUVERNEMENT, 
LE 11 NOVEMBRE 2019 À SANTIAGO DU CHILI  
PHOTO JAVIER VERGARA
REPORTAGE. C'est devenu la principale demande des manifestants chiliens : l'établissement d'une nouvelle Constitution. L'actuelle date des années Pinochet. 
 DES FEMMES HABILLÉES EN NOIR
 AVEC UN ŒIL BANDÉ POUR RENDRE 
HOMMAGE AUX BLESSÉS LORS DES 
MANIFESTATIONS AU CHILI.
PHOTO MARTIN BERNETTI 
Les trois questions ont été écrites sur un grand tableau blanc pour que tout le monde puisse y réfléchir avant de donner son avis : « 1. Quelle est l'origine du conflit actuel ? 2. Une Assemblée constituante est-elle nécessaire pour transformer le Chili ? 3. Quel type d'actions les citoyens et la société civile peuvent-ils mener pour atteindre ces objectifs?» C'est Eileen, brune aux pointes des cheveux roses, ordinateur portable calé sur sa jambe repliée, qui mène les débats dans ce local en bordure du parc Bustamante, à deux pas de la plaza Italia où se concentrent les manifestations quotidiennes.

« Ça a été un choc de sortir du mode pilote automatique, avance Andres, un jeune barbu. Pour être honnête, je viens d'une famille relativement aisée et c'est difficile d'être en empathie avec ce qu'on ne vit pas. Je ne suis pas pour que l'État soit la solution à tout, mais au moins que ce soit un outil d'aide qui fonctionne. » Open House Santiago, association de valorisation de la ville, a organisé ce «cabildo abierto », sorte de conseil citoyen présent dans la tradition politique latino-américaine. Mais ils fleurissent par milliers dans tout le pays depuis le 18 octobre, début des troubles au Chili. Et la grande question, aussi surprenant que cela puisse paraître alors que les revendications, dans les manifestations, vont du véganisme à l'avortement libre, en passant par de meilleures retraites, est la Constitution. La deuxième question inscrite sur le tableau, donc.

Une Constitution modifiée 200 fois depuis 1980


UNE MANIFESTATION CONTRE LE GOUVERNEMENT
DE SEBASTIAN PIÑERA, LE 12 NOVEMBRE,
 À SANTIAGO DU CHILI.
PHOTO CLAUDIO REYES/AFP  
Une brune à boucles d'oreilles bleues : « La
Constitution actuelle est pleine de pièges si on veut changer des choses, mais pour une Assemblée constituante, il faut une participation citoyenne et là, on a une population apathique, qui ne vote pas. » Un autre : « Toutes les Constitutions sont le reflet d'un régime, celle-ci a été élaborée sous une dictature, on pourrait enfin faire quelque chose de bien. » Andres désapprouve : « Je suis contre. Je pense que ça génère plus de peur que de solutions, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas changer les choses à partir des institutions existantes. »

La Constitution actuelle a été élaborée en 1980, pendant la dictature du général Augusto Pinochet. Mais la portée symbolique n'est pas, selon Claudia Heiss de l'Institut des affaires publiques de l'université du Chili, son seul problème. Car même si elle a subi plus de 200 modifications sur plus de 40 articles, comme l'a rappelé le président Sebastian Piñera au journal El Mercurio, elle est extrêmement rigide. « Elle envisage l'éducation et la santé sous l'angle de la liberté, et non du droit à en disposer, comme la Constitution française, par exemple. Cela ne signifie pas que la changer résoudrait tout, mais c'est nécessaire. Cette Constitution donne la primauté au privé, qui doit remplir les missions de service public dès qu'il le peut. L'État intervient sous la forme de subventions. Les prisons, par exemple, sont privées mais utilisent de l'argent public. » Certaines administrations ont mauvaise réputation. Ainsi des foyers de mineurs sous tutelle, le Service national de mineurs (Sename), où des abus extrêmement brutaux ont été mis au jour (2 071 cas de violence et maltraitance enregistrés en 2017, dont 310 à connotation sexuelle). La présidente socialiste Michelle Bachelet (2014-2018) introduisit des réformes comme la gratuité de l'université pour les 60 % d'étudiants les plus pauvres. Mais la santé, l'éducation sont ségréguées en fonction de la catégorie socio-économique.

Autre problème : la représentativité. « Jusqu'en 2015, nous avions un système binominal, unique au monde, développe Claudia Heiss. Dans chaque circonscription sénatoriale, on élisait deux sénateurs, donc un de chaque tendance, centre gauche et centre droit. Et même si les affinités politiques chiliennes sont historiquement de 60 % pour le centre gauche et 40 % pour le centre droit, ce qui correspond à peu près au plébiscite de 1988 qui posait la question de la prolongation au pouvoir de Pinochet (56 % votèrent pour le “non”), cela ne se traduisait pas au Congrès. On avait toujours 50 % de chaque tendance. » Résultat, les élections devinrent une formalité et le Chili connut la plus forte chute de l'intérêt électoral d'Amérique latine et la quatrième au monde. La dictature créa également 18 lois organiques constitutionnelles, pour lesquelles tout changement nécessite une majorité des 4/7ème. En 2011, les manifestations des lycéens butèrent sur l'impossibilité de réformer le modèle. Enfin, certaines restrictions spécifiques existent, comme l'impossibilité pour un leader syndical d'être affilié à un parti (la coalition Unidad Popular, qui porta le président Salvador Allende au pouvoir en 1971, était très liée aux mouvements ouvriers).

Le désir de changer la Constitution n'est pas né avec ce mouvement social. Sebastian Piñera avait inclus, dans sa campagne, un projet de « modernisation », en 60 réformes, qui n'a jamais été appliqué. Les sondages, à l'époque, montraient que 70 % des Chiliens y étaient favorables. Quelques jours après son investiture en mars 2018, son gouvernement avait annoncé qu'il ne permettrait pas l'examen d'un projet de loi que Michelle Bachelet, présidente précédente, avait soumis au Congrès. Il comprenait l'inviolabilité des droits de l'homme, le droit à la santé et à l'éducation, et l'égalité salariale entre hommes et femmes. Aujourd'hui, les sondés sont 87 % à désirer un changement de Constitution. Ce qui n'a pas laissé grand choix à Sebastian Piñera. « Nous nous sommes mis d'accord pour ouvrir la voie à une nouvelle Constitution. Nous estimons que c'est un travail que nous devons faire en pensant au pays », a déclaré le ministre de l'Intérieur Gonzalo Blumel, après une réunion avec le président Sebastian Piñera et des responsables de parti. Il a cependant évoqué un « Congrès constituant », certes, reposant sur «une large participation de la population, puis il y aurait, en second lieu, un référendum de ratification». Mais il serait constitué à partir des organes existants. Et à aucun moment, il n'a évoqué une « Assemblée constituante », citoyenne et participative, avec des quotas de femmes et d'indigènes, comme le demande le mouvement populaire actuel.

PLAZA ITALIA REBAPTISÉE PLAZA DE LA DIGNIDAD
 (PLACE DE LA DIGNITÉ, COMME CELA EST DÉSORMAIS
 INDIQUÉ SUR GOOGLE MAPS QUI A ÉTÉ HACKÉ)
CAPTURE D'ÉCRAN 
« Cette Constitution n'est pas légitime parce qu'elle n'a pas été élaborée en démocratie, nous voulons faire partie de la discussion sur notre pays », disait le participant d'un cabildo à La Bandera, banlieue populaire célèbre pour sa résistance à Pinochet. « Il nous a expliqué que ce gouvernement nous avait fait manger des citrons toute notre vie et que si on voulait manger des oranges, il fallait arracher le citronnier et planter des orangers, c'est-à-dire une nouvelle Constitution grâce à une Assemblée constituante », raconte une mère de famille, lors d'un cabildo de Bajos de Mena, autre banlieue-dortoir défavorisée, qu'un étudiant vient d'animer. Un autre cabildo, dans le parc Juan-Moya, s'intitule carrément : « Des cabildos à l'Assemblée constituante ». Sergio Grez, un historien, y explique que « la Constitution est un vêtement sur mesure pour le modèle ultralibéral, qui n'a pas changé malgré les réformes. Il faut une Assemblée constituante élue de façon libre et transparente, qui devienne souveraine et prime sur toutes les institutions, que l'on dissout. On opère des plébiscites aux deux tiers, à chaque fois qu'il y a un obstacle lors des délibérations. Et ensuite, on la dissout et on refond toutes les institutions, avec un système unicaméral. Et surtout, Piñera doit partir. » Il y a donc fort à parier que la proposition vague du gouvernement sera loin de calmer les esprits. Lundi soir, lors de la traditionnelle manifestation de 17 heures sur la plaza Italia rebaptisée plaza de la Dignidad (place de la Dignité, comme cela est désormais indiqué sur Google Maps qui a été hacké), entre deux courses pour échapper aux gaz lacrymogènes, les participants l'assurent : « On ne va pas s'arrêter. Il nous propose un panel d'experts pour réviser la Constitution, nous, on veut une Assemblée constituante. » Alvaro, 29 ans, psychologue, insiste : « Nous voulons que les citoyens eux-mêmes fassent les propositions. » Mardi était programmée une grève générale du pays, le Chili est loin d'être calmé.
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CESAR CALLOZO, MUSICIEN ET CONSTRUCTEUR,   BLESSÉ À SANTIAGO DU CHILI,   LE 11 NOVEMBRE 2019
PHOTO CLAUDIO REYES