samedi, février 16, 2008

UNE VACHE AU BOUT DU MONDE

FRIBOURG. L'authentique race tachetée noire du canton, disparue dans les années 70, a été retrouvée au Chili.

Le canton de Fribourg a beau accueillir les visiteurs par des panneaux touristiques mettant en vedette une fière vache noir et blanc, la race fribourgeoise n'existe pas. Ou plutôt n'existe plus. Contrairement à ce que croient les profanes, les animaux du genre que l'on peut admirer dans nos prairies n'ont pas un passeport génétique helvétique, mais canadien. La race Holstein, aux qualités laitières époustouflantes, a quasiment supplanté toutes les autres tachetées noires de par le monde, pour devenir la vache la plus répandue de la planète.

Mais vache fribourgeoise, il y a eu. Fruit des sélections d'espèces pratiquées dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle a subsisté jusque dans la décennie 1970, date à laquelle les derniers spécimens ont été menés à l'abattoir. Or voilà que, 30 ans plus tard, un habitant de Bulle découvre au Chili des vaches qui ressemblent à s'y méprendre à l'ancestrale Fribourgeoise. Mieux, après enquête, il s'avère qu'elles descendent de bêtes importées du canton de Fribourg dans les années 30!

Une étrange ressemblance

Roger Pasquier, 72 ans, est un ancien cadre de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Pendant une dizaine d'années, il s'est occupé des projets en Amérique latine. Après la retraite, ce Bullois se lance sur les traces de ses arrière-grands-oncles, qui, avec d'autres Fribourgeois, ont émigré vers 1880 à Punta Arenas, en Patagonie chilienne. Au cours de ses voyages, il remarque dans les pâturages des vaches qui ressemblent étrangement à celles qu'il a connues enfant, à la ferme familiale. Après renseignements, plus de doute: ces animaux ont des ancêtres fribourgeois. Selon trois témoignages concordants, un certain José Davet - un grand éleveur qui deviendra vice-consul de Suisse à Punta Arenas - les a fait venir de la région de Blessens (Glâne), dans les années 30. Une douzaine de têtes auraient effectué le périple.

«J'ai aperçu des vaches tachetées noires dans quatre exploitations. Vu la taille de la province de Magellan, on peut supposer qu'il en existe d'autres», affirme Roger Pasquier.

Nostalgie d'Etat

A Fribourg, cette découverte a créé de l'émoi. Ainsi, le conseiller d'Etat Pascal Corminboeuf, ancien agriculteur, parle d'une «bien belle histoire, au goût nostalgique, qui fait rêver». Plus prosaïque, Jean-Charles Philipona, collaborateur scientifique à l'Institut agricole de Grangeneuve, évoque une information présentant «un intérêt certain du point de vue historique et patrimonial». Et d'imaginer, pourquoi pas, un voyage sur place, pour des analyses approfondies. «Mais il faudrait bien le préparer.» Pour lever tout doute.

Les paysans fribourgeois ne l'avouent pas, mais la disparition de «leur» race a laissé un arrière-goût d'amertume. Dans un mémoire de licence éclairant, l'historienne Martine Meyer a relaté la naissance, l'essor, puis la rapide déchéance de la tachetée noire. Une épopée digne d'une tragédie grecque.

Tout commence vers le milieu du XIXe siècle. La Suisse pastorale connaît alors deux sortes de bétail bovin: les brunes et les tachetées. Pour améliorer la qualité des bêtes, les éleveurs entament une sélection. Les animaux sont dissociés par couleur, puis les différents troupeaux sont progressivement standardisés selon des critères propres à chaque espèce. On crée des syndicats d'élevage, rattachés à une race, dont les individus sont répertoriés dans un registre. Ce document deviendra le herd-book, qui permet de remonter les lignées.

La bête à trois fins

La vache pie noire, aux couleurs cantonales, devient vite un emblème de Fribourg. Alors même que, contrairement à une idée reçue, elle est minoritaire au sein du cheptel fribourgeois. Robuste, de grande taille, c'est un animal «à trois fins», qui produit du lait et de la viande, et qu'on attelle pour les travaux des champs.

Les débuts de la «Fribourgeoise» sont prometteurs. Brillant dans les expositions, en Suisse comme à l'étranger, elle prospère et s'exporte même au-delà des frontières. Las, les paysans du cru s'endorment sur leurs lauriers. Alors que leurs homologues européens affinent la sélection, augmentent la productivité et s'essaient à l'insémination artificielle, en Suisse, l'élevage évolue peu. De 40000 têtes en 1920, le cheptel baisse à 25000 en 1946.

Interférences canadiennes

Les agriculteurs fribourgeois réagiront avec vigueur, mais sans mesurer les conséquences de leurs actes. Pour sauver leur race, dès les années 60, ils procèdent à des croisements de substitution avec la Holstein canadienne, excellente laitière, au cuir blanc et noir elle aussi. Avec succès: la production de lait est décuplée, et les nouvelles «blanches et noires» deviendront des actrices majeures de la scène agricole helvétique. Corollaire: la présence de la vraie Fribourgeoise se réduit comme peau de chagrin, victime du nombre massif d'inséminations artificielles. Dès la fin de la décennie, il en reste au plus quelques dizaines.

«Les paysans ont considéré le problème sur le plan économique. La Holstein était meilleure laitière que leur vache, qui souffrait en plus de tares génétiques. Leur choix se comprend. Ils ne sont pas à la tête de zoos, mais d'exploitations qui doivent leur assurer un revenu. Pour eux, l'essentiel, c'était de préserver la couleur noir et blanc de l'animal», relève Martine Meyer.

En 1975, Héron, dernier taureau authentiquement fribourgeois, part à la boucherie. Malgré des voix qui s'élèvent pour dénoncer cette atteinte au patrimoine, le sentiment dominant, dans le monde rural, n'est pas celui d'une disparition, mais d'une formidable renaissance.

L'ADN de Punta Arenas
Une seconde renaissance viendra-t-elle du Chili? La découverte de Roger Pasquier suscite en tout cas des fantasmes. C'est qu'en trente ans, les mentalités ont évolué. Au plan suisse, des associations comme Pro Specie Rara (lire ci-dessous) sont nées pour tenter de sauver les espèces en voie de disparition. Car la vache fribourgeoise n'est pas la seule à avoir été rayée du paysage animalier helvétique. «Chaque région du plateau avait la sienne. Elles ont toutes disparu. Seules quelques races alpines ont pu être sauvegardées. Parce qu'en raison des problèmes de transport, elles ont moins été l'objet de brassages génétiques», souligne Philippe Ammann, directeur adjoint de Pro Specie Rara.

Ce dernier caresse un rêve: trouver un étudiant qui, dans le cadre d'un travail de diplôme, puisse se rendre à Punta Arenas pour en avoir le cœur net. «Sur les photos, on retrouve les caractéristiques de la tachetée noire fribourgeoise. L'idéal serait de procéder à des tests ADN que l'on comparerait avec des échantillons suisses», poursuit-il. L'homme ne se fait pas trop d'illusions. Pour survivre, le bétail chilien a certainement été croisé avec d'autres races. Du reste, Roger Pasquier en a eu la confirmation sur place. Ses informateurs lui ont expliqué que des embryons de croisements ont eu lieu, pour améliorer la production laitière. Mais les bêtes n'ont pas résisté au climat de la Patagonie. Les éleveurs ont alors recentré leur sélection sur le type fribourgeois, plus rustique. Quel pourcentage de sang authentique reste-t-il dans les spécimens d'aujourd'hui? De la réponse à cette question dépend une éventuelle résurrection de l'icône de l'agriculture fribourgeoise.


François Mauron