jeudi, mai 25, 2023

CHILI : « LE CONSTAT QUE LE “GRAND SOIR” CONSTITUTIONNEL N’AURA PAS LIEU EST UNE DOUCHE FROIDE »

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ILLUSTRATION RAMIRO ALONSO

Dans une tribune au « Monde », le géographe Sébastien Velut constate que les élections au Conseil constitutionnel, remportées par l’extrême droite, montrent l’impasse que représentent les réformes de la Loi fondamentale quand elles sont mises sur les rails sans accord politique préalable.

Sébastien Velut Géographe

Depuis quelques années, les gauches sont de nouveau au pouvoir en Amérique latine : c’est le cas au Mexique, en Argentine, en Colombie, au Chili et, ce qui n’a pas été une petite victoire, au Brésil. Faisant face aux effets conjugués de la crise mondiale et de la pandémie, ces gouvernements affrontent également une nouvelle droite sans complexe, en rupture affichée avec les garde-fous de la démocratie, alors même qu’une partie des sociétés latino-américaines exprime de nouvelles aspirations.

Dimanche 7 mai, les électeurs et électrices du Chili ont voté pour désigner les membres du Conseil constitutionnel, chargé de rédiger une nouvelle Constitution qui sera soumise à référendum le 17 décembre, dans un calendrier très serré. Après le rejet à une large majorité de la proposition de texte préparée par la convention constituante réunie entre 2021 et 2022, le président Gabriel Boric et les partis représentés au Parlement s’étaient accordés pour relancer un processus constitutionnel plus encadré que celui de la convention, et donner une nouvelle chance à la réforme.

Une commission d’experts désignés par les partis représentés au Sénat et à la Chambre des députés prépare depuis le mois de mars un texte, qui sera discuté dans le Conseil constitutionnel nouvellement élu. Douze grands principes encadrent la rédaction. Ils définissent les caractéristiques du régime politique et énoncent des principes de respect des droits humains, des identités des peuples indigènes et de la nature.

Clivages trop forts

Un seul parti n’a pas signé cet accord : le Parti républicain (PR, extrême droite), issu en 2019 d’une scission de la droite conservatrice. Sous la conduite de José Antonio Kast, candidat battu au second tour de la présidentielle de 2021, le PR considère qu’il est inutile de renouveler la Constitution. Il a présenté le vote du 7 mai comme l’occasion de sanctionner le gouvernement de Gabriel Boric, alors que la droite classique a fait essentiellement campagne sur la montée supposée de l’insécurité.

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Or, ce dimanche 7 mai, le PR vient de remporter largement l’élection. Il arrive en tête au niveau national avec plus de 35 % des voix et, grâce au système de scrutin par circonscription, il occupera 23 des 51 sièges du Conseil constitutionnel. Un chiffre insuffisant pour pouvoir être seul à décider, puisqu’il faudra la majorité des trois cinquièmes – soit 31 voix – pour approuver ou rejeter les articles proposés par la commission d’experts, mais assez pour pouvoir bloquer toute réforme, puisque les forces proches du gouvernement actuel totalisent 16 élus et la droite traditionnelle 11 – un seul siège est attribué aux peuples indigènes, qui disposaient dans la convention précédente de 17 conseillers sur 155.

Une alliance entre le PR et une partie de la droite pourrait également permettre de préparer un nouveau texte, marqué du sceau du conservatisme, qui amènerait la gauche à jouer à front renversé, en misant sur son rejet par le référendum de décembre.

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La réforme constitutionnelle chilienne est de nouveau dans l’impasse. Les clivages au sein de l’Assemblée semblent trop forts pour qu’on puisse raisonnablement espérer trouver d’ici à la fin de l’année des accords partiels pour voter un nouveau texte. Le maintien de la Constitution de 1980, rédigée certes sous la dictature, mais amendée à de nombreuses reprises par les gouvernements démocratiques, semblerait tout compte fait la moins mauvaise des options. Ce texte est jugé infamant par une partie de la gauche et insuffisant par les mouvements sociaux, qui voudraient y voir inscrire de nouveaux droits. Par rapport à l’euphorie communicative des manifestations de 2019, le constat que le « grand soir » constitutionnel n’aura pas lieu est une douche froide en ce début d’automne austral.

Geste politique

Au Chili, le président Boric et ses alliés ont subi un revers, mais ils conservent au Parlement une majorité relative. Ils peuvent même espérer que la menace que fait peser l’ascension du PR amène une partie de la droite modérée à s’ouvrir davantage au dialogue. Il lui faudra pour cela une grande habileté et espérer qu’une partie des élus acceptent de le suivre, sans quoi les prochaines années de son mandat risquent d’être un long chemin de croix, alors que les Chiliens et les Chiliennes attendent un certain nombre de réformes tenant compte des évolutions de la société.

Le vote du 7 mai a montré toute la difficulté de réformer les textes constitutionnels. Il avait fallu des circonstances exceptionnelles telles que la sortie des dictatures pour pouvoir réformer les Constitutions comme celles du Brésil (1988) ou de l’Argentine (1994). Ou encore des gouvernements disposant de fortes majorités et menés par des leaders radicaux comme Hugo Chavez (Constitution du Venezuela en 1999) ou Evo Morales (Constitution de la Bolivie en 2009). Au Mexique, Lopez Obrador s’est engagé dans la bataille pour réformer certains articles de la Constitution mexicaine, sans prétendre faire un nouveau texte : celui hérité de la révolution de 1917 est un monument national.

Par rapport au grand geste politique d’une réforme constitutionnelle, censée résoudre les problèmes fondamentaux d’une société, l’impasse chilienne montre que, au fond, les révisions de la Loi fondamentale n’aboutissent que lorsque des accords préalables existent, et que les changements constitutionnels sont autant un aboutissement qu’un commencement.

Dans des sociétés fortement clivées, où les factions sont arc-boutées sur leurs positions, construire ces convergences demande de la patience, mais la démocratie est à ce prix. C’est peut-être ce qui devrait inspirer les gauches latino-américaines si elles aspirent à des réformes, et non pas à des gesticulations.

Sébastien Velut est professeur de géographie à la Sorbonne-Nouvelle, Institut des hautes études de l’Amérique latine.

Sébastien Velut (Géographe)