jeudi, mai 18, 2023

AU CHILI, COMMENT L’ÉDITEUR AMANUTA A BOULEVERSÉ LA LITTÉRATURE JEUNESSE

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DES LIVRES ÉDITÉS PAR AMANUTA.
A SANTIAGO, LE 8 MAI 2023.
PHOTO FLORA GENOUX / LE MONDE
INTERNATIONAL / LETTRES DE / Au Chili, comment l’éditeur Amanuta a bouleversé la littérature jeunesse / Depuis plus de vingt ans, cette maison d’édition veille à publier des ouvrages intelligents, novateurs et propres à la culture régionale, entraînant dans son sillage de nombreux acteurs du secteur.

Par Flora Genoux (Santiago, Chili, envoyée spéciale)

Temps de Lecture 4 min.

LETTRE DE SANTIAGO

SET GABRIELA MISTRAL

À la fin, le loup « et a moulu les chairs, et a moulu les os/et a pressé le cœur comme une cerise ». Cinglante, poétique, la conclusion de cette version en vers du Petit Chaperon rouge par Gabriela Mistral, Prix Nobel de littérature, a été exhumée par l’auteur et chercheur en littérature jeunesse Manuel Peña. « Ce texte était perdu, il s’agit d’un conte ramené à un contexte latino-américain et qui se termine de façon dramatique, car Gabriela Mistral ne cherchait pas à édulcorer pour les enfants », décrit-il. Une vision iconoclaste de la fable, portée par la maison d’édition Amanuta qui a publié en 2012 une série de contes revisités par la poétesse chilienne – Blanche Neige, La Belle au bois dormant, Cendrillon –, dans la lignée de son singulier et profond travail de sélection mené depuis 2002.

CAPTURE D'ÉCRAN

Plus de 200 livres et vingt et un ans plus tard, elle a reçu au mois de mars le prestigieux Prix de la meilleure maison d’édition pour enfants d’Amérique latine, à la Foire du livre de jeunesse de Bologne, en Italie. Dans la maison basse de Santiago où est installée Amanuta – qui fait aussi office de librairie pour le grand public désirant passer la porte –, des étagères remplies de tranches colorées, et des cartons de livres en partance pour l’étranger. « Au départ, on a décidé de se lancer dans l’édition parce qu’on ne trouvait pas les histoires que l’on souhaitait lire à nos enfants », raconte Ana Maria Pavez, économiste et archéologue de formation, cofondatrice avec la pédopsychiatre Constanza Recart d’Amanuta, qui signifie « avec intention » en langue aymara, l’une des populations autochtones du Chili.

La première publication de la maison d’édition, Kiwala découvre la mer, raconte l’histoire d’un lama curieux et intrépide souhaitant s’échapper de son village afin de goûter aux joies de l’océan. Sur sa route, l’animal croise d’autres espèces locales : un puma, un serpent, un condor et une baleine. « Il faut que nos enfants sachent d’où ils viennent. L’histoire et la culture sont des éléments essentiels de la formation d’une société. Et encore plus aujourd’hui, où tout est si mondialisé », explique Ana Maria Pavez.

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La part belle aux populations autochtones

« Pendant la dictature [1973-1990], il y a eu une censure de la littérature pour enfants », retrace Manuel Peña, le chercheur en littérature jeunesse. Des histoires en général stéréotypées ont émergé : des princes, des princesses, des animaux des bois… Des narrations plutôt sans relief et surtout très peu chiliennes et « latinas ». « Amanuta a ouvert le chemin et, dans son sillon, de nombreuses maisons indépendantes sont nées et font un travail de qualité, avec des livres esthétiques et en rapport avec l’histoire du pays, sur le devoir de mémoire lié à la dictature par exemple, observe Manuel Peña. Aujourd’hui, la littérature jeunesse vit au Chili sa meilleure période. » Le nombre de livres pour enfants publiés annuellement a ainsi doublé entre 2015 et 2020, selon les données de la chambre du livre chilienne.

COUVERTURE DU 
« ATLAS AMÉRICAIN »

À l’image des aventures du lama andin Kiwala, Amanuta fait la part belle aux histoires mettant en scène les populations autochtones – 13 % des Chiliens, longtemps invisibilisés. D’autres ouvrages s’inscrivent dans la culture régionale en général. Avocat, chocolat, papaye, chirimoya, pomme de terre… en 2009, fut ainsi publié un livre déclinant les aliments seulement présents en Amérique latine avant la colonisation du XVème siècle. Des recettes simples accompagnent les illustrations. A notamment suivi un ouvrage autour de la malnutrition, qui demeure l’un des grands fardeaux sanitaires du continent. Puis Atlas Americano (« Atlas américain »), en 2017, qui, sur de grandes pages, associent les silhouettes des pays à des éléments ayant forgé leur identité. La terre si longiligne du Chili est ainsi parsemée de nombreuses illustrations, parmi lesquelles le poète Pablo Neruda, des manchots royaux ou encore l’araucaria, l’arbre national.

Des petites filles pirates

COUVERTURE DU
« LE CHEMIN DE MARWAN »

Au fil des années, Amanuta s’est adaptée à l’époque, se faisant l’écho des grands enjeux nationaux et même internationaux. Ainsi de ce livre sur un enfant migrant, El camino de Marwan (« Le chemin de Marwan », 2016, non traduit au français), au moment où l’immigration devient une réalité chilienne, avec une population étrangère multipliée par deux entre 2018 et 2021.

COUVERTURE DU
« DIX PETITES FILLES PIRATES »
Parmi les étagères fournies des éditrices se trouvent par ailleurs des histoires sur l’écologie, sur les émotions, mais aussi une racontant les aventures des Dix petites filles pirates (2019) d’Esteban Cabezas. « Quand j’allais faire des interventions dans les écoles, les filles se plaignaient de ne pas avoir de personnages d’action qui leur ressemblaient », rapporte l’auteur, qui souhaite « ne pas sous-estimer les enfants, ne pas être mièvre mais leur poser un défi ». Courageuses, ces pirates partent à l’assaut un sabre sous le bras, et se délectent de sushis à base de viande de requin. « Ce que je cherche avec mes livres, c’est à faire rire. Si les enfants réclament qu’on leur lise plusieurs fois l’histoire, alors j’ai réussi. Je ne cherche pas à être moraliste ni à faire de littérature d’apprentissage », devise Esteban Cabezas.

Si ses petites pirates portent des prénoms espagnols et si le regard d’Amanuta est avant tout régional, de nombreuses histoires à la portée universelles voyagent à travers le monde. Dans toute l’Amérique latine, d’abord, mais aussi au-delà, avec des traductions en chinois, coréen, russe ou français. « Notre défi, c’est que les enfants lisent et surtout continuent à lire, avec la tentation des écrans qui devient encore plus forte après l’âge de 5 ans », remarque Ana Maria Pavez. Une concurrence d’autant plus dangereuse qu’au Chili, l’inflation – près de 10 % sur un an – a détourné les parents des librairies. « Cette année, nos ventes ont baissé d’environ 20 %, rapporte Ana Maria Pavez. On réduit un peu la voilure au niveau des publications et on en profite pour chercher encore plus de nouveautés à publier l’année prochaine. »

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Flora Genoux (Santiago, Chili, envoyée spéciale)

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