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LE MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 , DANS LES RUES DE SANTIAGO, AU PREMIER JOUR DE LA GRÈVE GÉNÉRALE LANCÉE PAR PLUSIEURS SYNDICATS CONTRE LE PRÉSIDENT SEBASTIÁN PIÑERA. PHOTO PABLO ERNESTO PIOVANO |
Un mois après le début de la contestation déclenchée par la hausse du prix du ticket de métro au Chili, Amnesty International publie un rapport ce jeudi 21 novembre sur la répression de la protestation. L’ONG pointe du doigt un usage de la force « excessif » avec «l’intention de blesser et punir la population qui manifeste ». La question de la responsabilité des hautes autorités du pays est posée. Le gouvernement rejette ces accusations.
VISANT À NUIRE AUX MANIFESTANTS »
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Ses conclusions préliminaires pointent du doigt la responsabilité du haut commandement (police, armée) et des autorités dans « la répression extrêmement violente » des manifestations, selon Geneviève Garrigos, la directrice Amériques d’Amnesty International. Une répression "inédite" depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1989.
« Les soldats n'ont pas commis seuls des violations des droits humains », poursuit Geneviève Garrigos. «Soit des consignes leur ont été données, soit ces violations des droits humains ont été tolérées [par leur hiérarchie] ».
La sous-secrétaire chilienne aux Droits de l'Homme, Lorena Recabarren, a réagi, dès la publication du rapport : "Le gouvernement rejette catégoriquement le dernier rapport d'Amnesty International qui prétend avoir identifié une politique délibérée visant à blesser les manifestants".
Le pays latino-américain connaît sa plus grande mobilisation sociale depuis la fin de la dictature du général Pinochet en 1989. La hausse du ticket de métro en octobre 2019 entraîne des protestations. La nuit du 17 au 18 octobre, Santiago s’embrase. Des stations de métro sont incendiées, des supermarchés aussi. Le lendemain, le président de droite Sebastián Piñera décrète l’État d’urgence et un couvre-feu dans plusieurs villes.
« Les violations des droits de l’homme et les crimes de droit international ne sont des faits ni isolés, ni sporadiques. » Extrait du rapport d'Amnesty International
À Santiago, la capitale de huit millions d’habitants, les militaires sont déployés dans les rues pour le maintien de l’ordre public. Escalade de violence. Le 25 octobre, plus d’un million de personnes manifestent dans tout le pays contre la vie chère. La semaine suivante, le président annule l’organisation de la COP 25 et du sommet Asie – Pacifique de l’APEC.
Le Chili, l’un des pays les plus inégalitaires au monde
Le Chili est l’un des vingt pays les plus inégalitaires du monde, d’après le coefficient de Gini (indice qui mesure l'inégalité des revenus). Le néolibéralisme régit l’économie du pays, depuis les années 1980. Santé, retraites, éducation sont en grande partie aux mains du secteur privé.
Un Chilien sur deux gagne moins de 450 euros par mois, d’après la fondation Sol. 1% des Chiliens les plus riches concentrent 26,5% du PIB du pays d’après la Cepal (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes).
Au moins 26 morts
Selon le parquet chilien, cinq personnes ont été tuées par les forces de sécurité (quatre par l’armée, une par la police), sur un total de 26 morts durant le mois de contestation. Le ministère public a d'ailleurs publié les noms de ces personnes sur son compte Twitter.
Au total, Amnesty International a analysé 130 documents audiovisuels (en majorité des vidéos). «Les violations des droits de l’homme et les crimes de droit international ne sont des faits ni isolés, ni sporadiques », conclut l'ONG.
« La violence de la police est généralisée », estime pour sa part Manuel Antonio Garretón, sociologue et Prix national des Sciences humaines et sociales en 2007. Il évoque la « brutalité » de la police qui a suivi « de manière systématique, des modes opératoires qui ont fait une quantité énorme de blessés ». Parmi ces méthodes, l’utilisation de balles réelles.
Des balles réelles pour « dissuader la mobilisation » ?
L’ONG pointe du doigt l’usage d’armes à « balles réelles ». Un type d’armes pourtant « interdit pour disperser des manifestations selon les règles internationales ».
Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques de l’ONG, indique dans le rapport que « l’intention des forces de l'ordre chiliennes est claire » ; il s’agit de « blesser les manifestants pour dissuader la mobilisation ». Comment ? "En arrivant à des extrêmes, comme la torture et la violence sexuelle contre les manifestants". Via aussi « l’usage constant et inadéquat de fusils » avec des munitions de chevrotines de caoutchouc dans les manifestations, dénonce l’ONG.
Amnesty International dénombre 2 300 blessés, dont 1 400 par arme à feu. Parmi les blessés, des membres d’organisation de défense des droits de l’homme, comme Jorge Ortiz.
« On a de très nombreux cas de torture. » Geneviève Garrigos, directrice Amériques de Amnesty International France
Ce fonctionnaire de l’INDH, l’Institut Chilien des Droits de l’Homme, a reçu six chevrotines de plomb lors d’une manifestation. "Un policier" a tiré sur lui "sans aucune raison", peut-on lire dans le document. Jorge était pourtant clairement identifié comme membre de l'INDH.
La police recense 1 600 blessés dans ses rangs, dont 105 blessés graves.
Le « record mondial » de blessures oculaires
Ces chevrotines de plomb ont aussi causé de « graves lésions oculaires » chez 220 personnes. Le Chili détient « le record mondial » de personnes gravement blessées aux yeux pendant les manifestations, indiquait le Collège chilien des médecins le 9 novembre.
Ce même jour, la police disperse des manifestants devant une clinique du centre de Santiago. Ils protestaient contre les violences policières, alors que Gustavo Gatica, âgé de 21 ans, venait d’être blessé aux yeux. Pour Amnesty International, le gaz lacrymogène est utilisé « de manière inadéquate et en quantités alarmantes », notamment dans des collèges et des hôpitaux.
Le 17 novembre, le président Sebastián Piñera reconnaît que « dans certains cas, il y a eu un usage excessif de la force » : "Des abus et des délits ont été commis, et les droits de tous n'ont pas été respectés". Deux jours plus tard, la police suspend l’utilisation de ces munitions.
Torture et violences sexuelles
Les violences policières ont également lieu dans les commissariats. En un mois, plus de 6 300 personnes ont été arrêtées, selon l’INDH. « On a de très nombreux cas de torture », souligne Geneviève Garrigos. Le rapport évoque 1 100 plaintes pour « torture et traitements cruels » - selon le parquet chilien, et « seize plaintes pour viols ou abus sexuels présumés commis par les forces de sécurité ».
Le rapport évoque par exemple le cas de Josué Maureira, « violé » par des agents à l’aide d’« un bâton » dans un commissariat.
Justice et impunité
Pour Manuel Garretón, seule « la justice » pourra apaiser les tensions entre les manifestants et les autorités, exacerbées par les violences policières. Le sociologue évoque aussi la création d’une « Commission Vérité et Justice » (à l’instar de la Commission Vérité et Réconciliation créée après la fin de la dictature, ndlr).
Amnesty International préconise des jugements « par un tribunal indépendant et impartial » ainsi que « la sanction des supérieurs qui ont ordonné ou toléré de tels actes ». Pour l’ONG, la hiérarchie, notamment dans la police, avait « pleinement connaissance de ces délits commis par des fonctionnaires sous leur autorité ».
La Constitution de Pinochet bientôt enterrée ?
La Constitution de Pinochet bientôt enterrée ?
Le président Sebastián Piñera a annoncé plusieurs mesures, comme l’augmentation des retraites et du salaire minimum. Mais les manifestants revendiquent avant tout une nouvelle Constitution.
Le vendredi 15 novembre, députés et sénateurs signent un « accord pour la paix et une nouvelle Constitution ». « Une énorme avancée », pour le sociologue Manuel Garretón : « Le Chili est le seul pays au monde dont la Constitution est héritée de la dictature ».
L’accord de deux pages prévoit un référendum en avril 2020 avec ces deux questions : « Souhaitez-vous une nouvelle Constitution ? » et « Quel organe devrait la rédiger ? ». Les électeurs pourront choisir entre une convention mixte constitutionnelle, composée à égalité par des citoyens et des parlementaires, et une convention constitutionnelle formée exclusivement par des citoyens. Dans les deux cas, ces représentants seront élus en octobre 2020.
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