Au matin du 8 octobre 1967, Ernesto Che Guevara et une dizaine de guérilleros sont encerclés par l’armée bolivienne à quelques kilomètres de La Higuera, petit village de Bolivie situé dans la précordillère andine. Capturé, le Che est exécuté le lendemain à La Higuera. Pour la première fois, trente-huit ans après l’événement, l’un des rares journalistes témoins de sa mort raconte en détail le moment où l’armée bolivienne, avec l’aide d’officiers américains et d’agents de la CIA, a transporté le corps du révolutionnaire d’origine argentine dans le village de Vallegrande, où des médecins ont « préparé » la dépouille mortelle du Che avant de la présenter aux médias du monde.
Par Richard Gott
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En 1967, il y a de cela pratiquement quarante ans, je résidais à Santiago du Chili, où je travaillais à l’université tout en écrivant pour le journal londonien The Guardian. En janvier de cette année-là, j’appris par des amis de la gauche chilienne que Che Guevara était en Bolivie ; en mars, la première manifestation de la guérilla se produisit. Dès le mois d’avril, une escouade de journalistes débarqua au campement de Ñancahuazú, proche de la ville pétrolière de Camiri. Peu de temps après, un petit groupe – dont faisait partie Régis Debray –, sorti du campement, fut capturé et ramené à Camiri. A la même période, à La Havane, étaient publiés les derniers écrits du Che, sous la forme d’un recueil intitulé Créer un, deux, trois... de nombreux Vietnam, un appel à la lutte adressé à la gauche internationale.
Je décidai de partir pour la Bolivie vérifier par moi-même si ce pays était réellement propice à une nouvelle guerre du Vietnam. Rares étaient les nouvelles au plan international sur la guérilla en Bolivie. Je pris donc, en août, le train transandin, qui partait du port chilien d’Antofagasta pour La Paz, siège du gouvernement bolivien (1).
Le pays se trouvait alors sous la dictature militaire du général René Barrientos, officier de l’armée de l’air, qui avait accédé au pouvoir deux années plus tôt. Avec l’apparition des guérillas, la Bolivie était soumise à la loi martiale. La sortie des villes était contrôlée par des barrages militaires.
Je pris toutes les précautions nécessaires : j’arrivai en train pour éviter les aéroports, qui étaient sous haute surveillance, et je me rasai la barbe car tout barbu était d’emblée suspect. Mon idée était de voyager à travers le pays en me faisant passer pour un touriste ordinaire, sans me faire enregistrer comme correspondant étranger. C’était compter sans d’innombrables difficultés ; il était impossible de voyager hors des villes sans l’autorisation écrite du commandant en chef, le général Alfredo Ovando – qui devait devenir président par la suite.
Je me résignai donc à me faire enregistrer à La Paz, en compagnie d’autres journalistes étrangers, parmi lesquels un ami du Times de Londres. Un jour, celui-ci me fit part de la curieuse attitude d’un journaliste danois. Ce Danois passait quotidiennement deux heures à envoyer dans son pays des télex contenant toutes les informations qu’il avait récoltées dans la presse bolivienne. « L’intérêt danois pour les affaires boliviennes est-il si grand ? », se demandait mon ami, intrigué à juste titre. J’étais également surpris, jusqu’au moment où je découvris fortuitement que le Danois était un correspondant de gauche qui envoyait des nouvelles à l’agence Prensa Latina de La Havane, via le Danemark !
Je voyageai donc durant plusieurs semaines à travers le pays, pour palper l’atmosphère qui y régnait, et observer si la Bolivie était vraiment en pleine phase prérévolutionnaire. Je visitai les mines d’Oruro, de Siglo Veinte et de Potosí – toutes sous contrôle militaire –, dont les accès étaient gardés par des soldats armés. Les dirigeants syndicaux se trouvaient, bien entendu, tous en prison, et les mineurs avaient une peur bleue de s’exprimer.
Je tâchai également de me rendre compte de la situation de l’agriculture. La Bolivie avait expérimenté une révolution quinze ans auparavant, en 1952 ; une réforme agraire s’était étendue à tout le pays, mais les paysans n’étaient pas contents. Je voyageai avec une équipe d’experts en agriculture des Nations unies, parcourant l’Altiplano, descendant jusqu’à Tarija, où nous découvrîmes qu’une multitude de paysans se plaignaient, arguant qu’un certain nombre de propriétaires terriens étaient venus reprendre possession des terres.
Je retournai à La Paz pour m’entretenir avec l’ambassadeur des Etats-Unis, un certain Douglas Henderson. Il avait lu dans la revue Tricontinental la fameuse lettre du Che appelant à créer d’autres Vietnam, et il me confia que les Etats-Unis aidaient l’armée bolivienne en lui envoyant des instructeurs, mais que, en réalité, et contrairement au Vietnam, il n’y avait pas la moindre possibilité de faire venir des troupes américaines en Bolivie.
Fin août, j’arrivai à Camiri et rencontrai Régis Debray, emprisonné dans une pièce du cercle militaire. Je discutai également avec les officiers de la 4e division de l’armée ; ils m’apprirent que la guérilla du Che s’était déplacée vers le nord, à l’ouest de la route qui mène à Santa Cruz – capitale de l’est de la Bolivie. Afin de me rendre compte de ce qui se passait réellement, je devais aller à Vallegrande, base principale des forces antiguérilla de la 8e division.
En septembre, je partis donc pour Vallegrande et demandai à parler au responsable du camp, le colonel Joaquín Zenteno Anaya – qui fut assassiné quelques années plus tard, en Europe. Il m’annonça que le groupe du Che se trouvait dans une zone bien délimitée et qu’il serait très difficile pour le commandant guérillero, comme pour ses hommes, de s’échapper. Il me raconta comment les militaires avaient encerclé les forces du Che, ne leur laissant qu’une seule issue pour fuir. L’armée avait dépêché sur place des soldats déguisés en paysans qui donneraient l’alarme sitôt que les fugitifs passeraient par cet endroit. Les déclarations des habitants d’un hameau visité par les guérilleros quelques jours plus tôt, ainsi que celles de deux guérilleros capturés qu’on me permit d’interroger, ne laissaient aucun doute sur l’identité du chef de ce groupe encerclé ; il s’agissait bien de Che Guevara. « D’ici à quelques semaines, il y aura du nouveau », m’assura le colonel Zenteno.
Je pris la route de Santa Cruz et me rendis au camp militaire de l’Espérance, où se trouvaient les Forces spéciales des Etats-Unis. Près d’une vingtaine de spécialistes nord-américains se dissimulaient dans une fabrique de sucre abandonnée, munis de tous les moyens radio existants pour communiquer avec Vallegrande et la zone de la guérilla, et également avec le Southern Command (2) des Américains, basé à Panamá – dans la zone du canal, alors propriété du Pentagone. Je fus reçu par le major Roberto « Pappy » Shelton, qui m’apprit que 600 rangers – troupes spéciales de l’armée bolivienne entraînées par des instructeurs américains – venaient d’achever leur formation et partaient pour la région de Vallegrande.
Le soir du dimanche 8 octobre 1967, je me promenais avec un ami sur la place principale de Santa Cruz lorsqu’un homme nous fit signe de le rejoindre à sa table, à la terrasse d’un café. C’était l’un des militaires américains que nous avions rencontrés au camp de l’Espérance. « J’ai des nouvelles pour vous », nous dit-il. « Du Che ? », demandâmes-nous, préoccupés depuis plusieurs semaines par sa capture éventuelle. « Le Che a été pris, nous répondit notre informateur. Il a été gravement blessé. Il est possible qu’il ne passe pas la nuit. Le reste des guérilleros luttent avec acharnement pour le récupérer ; et le commandant de la compagnie a demandé par radio un hélicoptère pour lui faire quitter les lieux. Le commandant était tellement agité qu’on le comprenait à peine. On réussissait seulement à entendre : “Nous le tenons, nous le tenons !” »
Notre informateur nous suggéra de louer un hélicoptère pour nous rendre immédiatement dans la zone de la guérilla. Il ne savait pas si le Che était encore en vie, mais il pensait qu’il y avait très peu de chances qu’il en ait encore pour longtemps. Nous n’avions pas les moyens de louer un hélicoptère, à supposer qu’il y en ait eu un de disponible. Il était 20 h 30, il faisait nuit noire, et voler à cette heure tardive était de toute façon impossible. Nous louâmes donc une Jeep et partîmes à 4 heures du matin, le lundi 9 octobre, pour Vallegrande.
Au terme d’un voyage de cinq heures et demie, nous étions sur place. Les militaires ne nous laissèrent pas aller plus loin, jusqu’à La Higuera. Nous nous rendîmes directement au terrain d’aviation, une piste relativement rudimentaire. On aurait dit que la moitié du village s’était rassemblée à cet endroit pour attendre, sans oublier les écoliers en uniformes blancs et les photographes amateurs. Les habitants de Vallegrande étaient habitués aux allées et venues des militaires.
Dans cette foule, les plus excités étaient les enfants. Ils pointaient l’horizon du doigt en bondissant et en sautant. Quelques minutes plus tard, un petit point apparut dans le ciel et prit rapidement la forme d’un hélicoptère qui portait, sur les rampes d’atterrissage, les corps de deux soldats morts. Ils furent détachés et chargés sans grands égards dans un camion pour être transportés au village.
Tandis que la foule se dispersait, nous restâmes à photographier les caisses de napalm fournies par l’armée brésilienne, disséminées autour de la piste d’atterrissage. A l’aide d’un téléobjectif, nous photographiâmes un homme portant un uniforme vert olive, sans insignes militaires, identifié comme un agent de la CIA. Cette audace, de la part d’étrangers – nous étions les premiers à être arrivés à Vallegrande, devançant tous les autres de vingt-quatre heures –, fut mal reçue, et l’agent de la CIA, appuyé par quelques officiers boliviens, tenta de nous faire expulser du village. Mais nous avions suffisamment de laissez-passer pour prouver que nous étions de véritables journalistes. De sorte que, après de violentes discussions, ils nous permirent de rester.
Le seul et unique hélicoptère s’envola ensuite vers la zone de combat, à une trentaine de kilomètres au sud-est, emportant à son bord le colonel Zenteno. Peu après 1 heure de l’après-midi, celui-ci revint triomphant, parvenant à peine à dissimuler un large sourire de satisfaction. Il annonça que le Che était mort. Il avait vu son cadavre, et cela ne faisait aucun doute. Nous n’avions aucune raison de ne pas le croire, et nous nous précipitâmes vers le petit bureau du télégraphe pour remettre, entre les mains d’un employé inquiet et incrédule, nos dépêches destinées au monde entier. Aucun de nous n’était vraiment sûr qu’elles atteindraient leur destination, mais nous n’avions pas le choix. Elles ne sont jamais arrivées.
Quatre heures plus tard, à 17 heures exactement, l’hélicoptère revint en n’apportant cette fois-ci qu’un seul corps, amarré à la rampe d’atterrissage extérieure. Au lieu de se poser là où nous nous trouvions, comme il l’avait fait précédemment, l’hélicoptère atterrit au milieu de la piste, loin du regard curieux des journalistes. On nous interdit de franchir le cordon de soldats. Mais, très vite, là-bas au loin, le cadavre fut chargé dans un fourgon Chevrolet qui se lança dans une course folle à travers la piste, pour ensuite s’éloigner.
Nous bondîmes dans notre Jeep, qui n’était pas loin ; et notre chauffeur se mit à suivre le fourgon comme un forcené. Environ un kilomètre plus loin, dans le village, le Chevrolet vira subitement, et nous le vîmes pénétrer dans l’enceinte de l’hôpital. Des soldats tentèrent de fermer les grilles pour nous empêcher de passer, mais nous roulions si près du fourgon que nous réussîmes à y pénétrer.
Le Chevrolet monta une côte abrupte et se dirigea ensuite, en marche arrière, vers un petit abri au toit de bambou, dont un côté était entièrement ouvert aux intempéries. Nous sautâmes de la Jeep pour atteindre la porte latérale du fourgon avant qu’elle ne s’ouvre. Quand elle le fit enfin avec violence, l’agent de la CIA en surgit en vociférant de façon insolite : « All right, let’s get the hell out of here ! » (« C’est bon, foutons le camp d’ici ! »). Pauvre homme, il ne savait pas qu’un journaliste britannique se tenait derrière la porte.
A l’intérieur du fourgon, sur une civière, reposait le corps du Che. Dès le premier instant, je sus que c’était lui. J’avais eu l’occasion de le rencontrer quatre ans plus tôt, à La Havane ; et ce n’était pas quelqu’un qu’on oublie facilement. Nul doute, c’était bien Ernesto Che Guevara. Lorsqu’ils sortirent le corps pour l’installer sur une table improvisée à l’intérieur de l’abri, qui devait autrefois servir à battre le linge, j’eus la certitude que Guevara le révolutionnaire était bien mort.
La forme de la barbe, les traits du visage, sa chevelure longue et abondante étaient reconnaissables parmi mille autres. Il portait un uniforme militaire vert olive et une veste à fermeture à glissière, des chaussettes d’un vert délavé et des chaussures qui semblaient de fabrication artisanale. Comme il était entièrement habillé, il était difficile de déterminer où il avait été atteint. Deux orifices étaient visibles à la base du cou ; plus tard, lorsqu’on nettoya son corps, j’aperçus une autre blessure, au ventre. Il avait très certainement des plaies aux jambes et près du cœur, mais je n’ai pas pu les voir.
Les deux médecins de l’hôpital fouillaient dans les blessures du cou ; j’eus tout d’abord l’impression qu’ils cherchaient un projectile, mais ils ne faisaient que préparer le corps à recevoir le tube par lequel ils allaient injecter du formol afin de conserver la dépouille. L’un des médecins commença à laver les mains ensanglantées du guérillero défunt. Hormis ces détails, rien sur le corps ne suscitait la moindre répugnance. On l’aurait cru vivant. Et lorsqu’ils sortirent son bras de sa veste, ils le firent sans difficulté. Je pense qu’il était mort à peine quelques heures plus tôt. A ce moment-là, je n’imaginais pas qu’on puisse l’avoir tué après sa capture. Nous pensions tous qu’il était décédé à la suite de ses blessures et faute d’attention médicale durant les premières heures de ce lundi matin.
Les personnes qui entouraient le corps se révélaient bien plus répugnantes que le cadavre : une religieuse ne pouvait cacher son sourire et se laissait aller jusqu’à rire ostensiblement ; les officiers arrivaient, munis de coûteux appareils photographiques pour immortaliser la scène ; et, naturellement, l’agent de la CIA occupait les lieux, s’accaparant d’office la responsabilité de toute l’opération et entrant dans une rage folle chaque fois qu’on osait pointer un appareil photo sur lui. « D’où venez-vous ? », lui demandions-nous en anglais, ajoutant pour rire : « De Cuba ? », « De Porto Rico ? » Mais notre humour n’était visiblement pas à son goût, et il répondait sèchement : « From nowhere » (« De nulle part »).
Nous le lui demandâmes à nouveau plus tard, mais cette fois-ci il nous répondit en espagnol : « ¿Que dice ? » (« Que dites-vous ? »), faisant mine de ne pas comprendre. C’était un homme trapu et robuste, d’environ trente-cinq ans, avec de petits yeux enfoncés dans leurs orbites. Difficile de dire s’il était nord-américain ou exilé cubain, car il parlait aussi bien anglais qu’espagnol, sans aucun accent. Il s’appelait Gustavo Villoldo (connu sous le nom d’emprunt d’Eduardo González) et vit toujours à Miami. Je l’ai mentionné dans mon article pour The Guardian de Londres, un an avant qu’on en parle dans la presse nord-américaine.
Une demi-heure plus tard, nous nous sommes retirés pour retourner à Santa Cruz, écrire et envoyer les nouvelles. Quand nous sommes arrivés, le mardi 10 octobre, l’aube pointait déjà. Aucun bureau n’était suffisamment équipé. Je pris alors l’avion pour La Paz, d’où j’envoyai ma version sur la mort du Che. Elle fut publiée en première page du Guardian, le 11 octobre. Dans l’avion, je tombai sur le major « Pappy » Shelton, qui me lança, satisfait : « Mission accomplie !»
Je décidai de partir pour la Bolivie vérifier par moi-même si ce pays était réellement propice à une nouvelle guerre du Vietnam. Rares étaient les nouvelles au plan international sur la guérilla en Bolivie. Je pris donc, en août, le train transandin, qui partait du port chilien d’Antofagasta pour La Paz, siège du gouvernement bolivien (1).
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Le pays se trouvait alors sous la dictature militaire du général René Barrientos, officier de l’armée de l’air, qui avait accédé au pouvoir deux années plus tôt. Avec l’apparition des guérillas, la Bolivie était soumise à la loi martiale. La sortie des villes était contrôlée par des barrages militaires.
Je pris toutes les précautions nécessaires : j’arrivai en train pour éviter les aéroports, qui étaient sous haute surveillance, et je me rasai la barbe car tout barbu était d’emblée suspect. Mon idée était de voyager à travers le pays en me faisant passer pour un touriste ordinaire, sans me faire enregistrer comme correspondant étranger. C’était compter sans d’innombrables difficultés ; il était impossible de voyager hors des villes sans l’autorisation écrite du commandant en chef, le général Alfredo Ovando – qui devait devenir président par la suite.
Je me résignai donc à me faire enregistrer à La Paz, en compagnie d’autres journalistes étrangers, parmi lesquels un ami du Times de Londres. Un jour, celui-ci me fit part de la curieuse attitude d’un journaliste danois. Ce Danois passait quotidiennement deux heures à envoyer dans son pays des télex contenant toutes les informations qu’il avait récoltées dans la presse bolivienne. « L’intérêt danois pour les affaires boliviennes est-il si grand ? », se demandait mon ami, intrigué à juste titre. J’étais également surpris, jusqu’au moment où je découvris fortuitement que le Danois était un correspondant de gauche qui envoyait des nouvelles à l’agence Prensa Latina de La Havane, via le Danemark !
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Je tâchai également de me rendre compte de la situation de l’agriculture. La Bolivie avait expérimenté une révolution quinze ans auparavant, en 1952 ; une réforme agraire s’était étendue à tout le pays, mais les paysans n’étaient pas contents. Je voyageai avec une équipe d’experts en agriculture des Nations unies, parcourant l’Altiplano, descendant jusqu’à Tarija, où nous découvrîmes qu’une multitude de paysans se plaignaient, arguant qu’un certain nombre de propriétaires terriens étaient venus reprendre possession des terres.
Je retournai à La Paz pour m’entretenir avec l’ambassadeur des Etats-Unis, un certain Douglas Henderson. Il avait lu dans la revue Tricontinental la fameuse lettre du Che appelant à créer d’autres Vietnam, et il me confia que les Etats-Unis aidaient l’armée bolivienne en lui envoyant des instructeurs, mais que, en réalité, et contrairement au Vietnam, il n’y avait pas la moindre possibilité de faire venir des troupes américaines en Bolivie.
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Fin août, j’arrivai à Camiri et rencontrai Régis Debray, emprisonné dans une pièce du cercle militaire. Je discutai également avec les officiers de la 4e division de l’armée ; ils m’apprirent que la guérilla du Che s’était déplacée vers le nord, à l’ouest de la route qui mène à Santa Cruz – capitale de l’est de la Bolivie. Afin de me rendre compte de ce qui se passait réellement, je devais aller à Vallegrande, base principale des forces antiguérilla de la 8e division.
En septembre, je partis donc pour Vallegrande et demandai à parler au responsable du camp, le colonel Joaquín Zenteno Anaya – qui fut assassiné quelques années plus tard, en Europe. Il m’annonça que le groupe du Che se trouvait dans une zone bien délimitée et qu’il serait très difficile pour le commandant guérillero, comme pour ses hommes, de s’échapper. Il me raconta comment les militaires avaient encerclé les forces du Che, ne leur laissant qu’une seule issue pour fuir. L’armée avait dépêché sur place des soldats déguisés en paysans qui donneraient l’alarme sitôt que les fugitifs passeraient par cet endroit. Les déclarations des habitants d’un hameau visité par les guérilleros quelques jours plus tôt, ainsi que celles de deux guérilleros capturés qu’on me permit d’interroger, ne laissaient aucun doute sur l’identité du chef de ce groupe encerclé ; il s’agissait bien de Che Guevara. « D’ici à quelques semaines, il y aura du nouveau », m’assura le colonel Zenteno.
Je pris la route de Santa Cruz et me rendis au camp militaire de l’Espérance, où se trouvaient les Forces spéciales des Etats-Unis. Près d’une vingtaine de spécialistes nord-américains se dissimulaient dans une fabrique de sucre abandonnée, munis de tous les moyens radio existants pour communiquer avec Vallegrande et la zone de la guérilla, et également avec le Southern Command (2) des Américains, basé à Panamá – dans la zone du canal, alors propriété du Pentagone. Je fus reçu par le major Roberto « Pappy » Shelton, qui m’apprit que 600 rangers – troupes spéciales de l’armée bolivienne entraînées par des instructeurs américains – venaient d’achever leur formation et partaient pour la région de Vallegrande.
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Le soir du dimanche 8 octobre 1967, je me promenais avec un ami sur la place principale de Santa Cruz lorsqu’un homme nous fit signe de le rejoindre à sa table, à la terrasse d’un café. C’était l’un des militaires américains que nous avions rencontrés au camp de l’Espérance. « J’ai des nouvelles pour vous », nous dit-il. « Du Che ? », demandâmes-nous, préoccupés depuis plusieurs semaines par sa capture éventuelle. « Le Che a été pris, nous répondit notre informateur. Il a été gravement blessé. Il est possible qu’il ne passe pas la nuit. Le reste des guérilleros luttent avec acharnement pour le récupérer ; et le commandant de la compagnie a demandé par radio un hélicoptère pour lui faire quitter les lieux. Le commandant était tellement agité qu’on le comprenait à peine. On réussissait seulement à entendre : “Nous le tenons, nous le tenons !” »
Notre informateur nous suggéra de louer un hélicoptère pour nous rendre immédiatement dans la zone de la guérilla. Il ne savait pas si le Che était encore en vie, mais il pensait qu’il y avait très peu de chances qu’il en ait encore pour longtemps. Nous n’avions pas les moyens de louer un hélicoptère, à supposer qu’il y en ait eu un de disponible. Il était 20 h 30, il faisait nuit noire, et voler à cette heure tardive était de toute façon impossible. Nous louâmes donc une Jeep et partîmes à 4 heures du matin, le lundi 9 octobre, pour Vallegrande.
Au terme d’un voyage de cinq heures et demie, nous étions sur place. Les militaires ne nous laissèrent pas aller plus loin, jusqu’à La Higuera. Nous nous rendîmes directement au terrain d’aviation, une piste relativement rudimentaire. On aurait dit que la moitié du village s’était rassemblée à cet endroit pour attendre, sans oublier les écoliers en uniformes blancs et les photographes amateurs. Les habitants de Vallegrande étaient habitués aux allées et venues des militaires.
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Dans cette foule, les plus excités étaient les enfants. Ils pointaient l’horizon du doigt en bondissant et en sautant. Quelques minutes plus tard, un petit point apparut dans le ciel et prit rapidement la forme d’un hélicoptère qui portait, sur les rampes d’atterrissage, les corps de deux soldats morts. Ils furent détachés et chargés sans grands égards dans un camion pour être transportés au village.
Tandis que la foule se dispersait, nous restâmes à photographier les caisses de napalm fournies par l’armée brésilienne, disséminées autour de la piste d’atterrissage. A l’aide d’un téléobjectif, nous photographiâmes un homme portant un uniforme vert olive, sans insignes militaires, identifié comme un agent de la CIA. Cette audace, de la part d’étrangers – nous étions les premiers à être arrivés à Vallegrande, devançant tous les autres de vingt-quatre heures –, fut mal reçue, et l’agent de la CIA, appuyé par quelques officiers boliviens, tenta de nous faire expulser du village. Mais nous avions suffisamment de laissez-passer pour prouver que nous étions de véritables journalistes. De sorte que, après de violentes discussions, ils nous permirent de rester.
Le seul et unique hélicoptère s’envola ensuite vers la zone de combat, à une trentaine de kilomètres au sud-est, emportant à son bord le colonel Zenteno. Peu après 1 heure de l’après-midi, celui-ci revint triomphant, parvenant à peine à dissimuler un large sourire de satisfaction. Il annonça que le Che était mort. Il avait vu son cadavre, et cela ne faisait aucun doute. Nous n’avions aucune raison de ne pas le croire, et nous nous précipitâmes vers le petit bureau du télégraphe pour remettre, entre les mains d’un employé inquiet et incrédule, nos dépêches destinées au monde entier. Aucun de nous n’était vraiment sûr qu’elles atteindraient leur destination, mais nous n’avions pas le choix. Elles ne sont jamais arrivées.
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Quatre heures plus tard, à 17 heures exactement, l’hélicoptère revint en n’apportant cette fois-ci qu’un seul corps, amarré à la rampe d’atterrissage extérieure. Au lieu de se poser là où nous nous trouvions, comme il l’avait fait précédemment, l’hélicoptère atterrit au milieu de la piste, loin du regard curieux des journalistes. On nous interdit de franchir le cordon de soldats. Mais, très vite, là-bas au loin, le cadavre fut chargé dans un fourgon Chevrolet qui se lança dans une course folle à travers la piste, pour ensuite s’éloigner.
Nous bondîmes dans notre Jeep, qui n’était pas loin ; et notre chauffeur se mit à suivre le fourgon comme un forcené. Environ un kilomètre plus loin, dans le village, le Chevrolet vira subitement, et nous le vîmes pénétrer dans l’enceinte de l’hôpital. Des soldats tentèrent de fermer les grilles pour nous empêcher de passer, mais nous roulions si près du fourgon que nous réussîmes à y pénétrer.
Le Chevrolet monta une côte abrupte et se dirigea ensuite, en marche arrière, vers un petit abri au toit de bambou, dont un côté était entièrement ouvert aux intempéries. Nous sautâmes de la Jeep pour atteindre la porte latérale du fourgon avant qu’elle ne s’ouvre. Quand elle le fit enfin avec violence, l’agent de la CIA en surgit en vociférant de façon insolite : « All right, let’s get the hell out of here ! » (« C’est bon, foutons le camp d’ici ! »). Pauvre homme, il ne savait pas qu’un journaliste britannique se tenait derrière la porte.
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A l’intérieur du fourgon, sur une civière, reposait le corps du Che. Dès le premier instant, je sus que c’était lui. J’avais eu l’occasion de le rencontrer quatre ans plus tôt, à La Havane ; et ce n’était pas quelqu’un qu’on oublie facilement. Nul doute, c’était bien Ernesto Che Guevara. Lorsqu’ils sortirent le corps pour l’installer sur une table improvisée à l’intérieur de l’abri, qui devait autrefois servir à battre le linge, j’eus la certitude que Guevara le révolutionnaire était bien mort.
La forme de la barbe, les traits du visage, sa chevelure longue et abondante étaient reconnaissables parmi mille autres. Il portait un uniforme militaire vert olive et une veste à fermeture à glissière, des chaussettes d’un vert délavé et des chaussures qui semblaient de fabrication artisanale. Comme il était entièrement habillé, il était difficile de déterminer où il avait été atteint. Deux orifices étaient visibles à la base du cou ; plus tard, lorsqu’on nettoya son corps, j’aperçus une autre blessure, au ventre. Il avait très certainement des plaies aux jambes et près du cœur, mais je n’ai pas pu les voir.
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Les deux médecins de l’hôpital fouillaient dans les blessures du cou ; j’eus tout d’abord l’impression qu’ils cherchaient un projectile, mais ils ne faisaient que préparer le corps à recevoir le tube par lequel ils allaient injecter du formol afin de conserver la dépouille. L’un des médecins commença à laver les mains ensanglantées du guérillero défunt. Hormis ces détails, rien sur le corps ne suscitait la moindre répugnance. On l’aurait cru vivant. Et lorsqu’ils sortirent son bras de sa veste, ils le firent sans difficulté. Je pense qu’il était mort à peine quelques heures plus tôt. A ce moment-là, je n’imaginais pas qu’on puisse l’avoir tué après sa capture. Nous pensions tous qu’il était décédé à la suite de ses blessures et faute d’attention médicale durant les premières heures de ce lundi matin.
Les personnes qui entouraient le corps se révélaient bien plus répugnantes que le cadavre : une religieuse ne pouvait cacher son sourire et se laissait aller jusqu’à rire ostensiblement ; les officiers arrivaient, munis de coûteux appareils photographiques pour immortaliser la scène ; et, naturellement, l’agent de la CIA occupait les lieux, s’accaparant d’office la responsabilité de toute l’opération et entrant dans une rage folle chaque fois qu’on osait pointer un appareil photo sur lui. « D’où venez-vous ? », lui demandions-nous en anglais, ajoutant pour rire : « De Cuba ? », « De Porto Rico ? » Mais notre humour n’était visiblement pas à son goût, et il répondait sèchement : « From nowhere » (« De nulle part »).
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Nous le lui demandâmes à nouveau plus tard, mais cette fois-ci il nous répondit en espagnol : « ¿Que dice ? » (« Que dites-vous ? »), faisant mine de ne pas comprendre. C’était un homme trapu et robuste, d’environ trente-cinq ans, avec de petits yeux enfoncés dans leurs orbites. Difficile de dire s’il était nord-américain ou exilé cubain, car il parlait aussi bien anglais qu’espagnol, sans aucun accent. Il s’appelait Gustavo Villoldo (connu sous le nom d’emprunt d’Eduardo González) et vit toujours à Miami. Je l’ai mentionné dans mon article pour The Guardian de Londres, un an avant qu’on en parle dans la presse nord-américaine.
Une demi-heure plus tard, nous nous sommes retirés pour retourner à Santa Cruz, écrire et envoyer les nouvelles. Quand nous sommes arrivés, le mardi 10 octobre, l’aube pointait déjà. Aucun bureau n’était suffisamment équipé. Je pris alors l’avion pour La Paz, d’où j’envoyai ma version sur la mort du Che. Elle fut publiée en première page du Guardian, le 11 octobre. Dans l’avion, je tombai sur le major « Pappy » Shelton, qui me lança, satisfait : « Mission accomplie !»
Richard Gott
Journaliste britannique, The Guardian, Londres. Auteur, entre autres, de Cuba : a New History, Yale University Press, New Haven, 2004 et de Hugo Chávez and the Bolivarian Revolution, Verso, Londres, 2005.
(1) La capitale constitutionnelle de la Bolivie est la ville de Sucre, fondée en 1538 par Pedro Anzúrez de Campo Redondo.
(2) Commandement sud de l’armée des Etats-Unis