PHOTO RONALDO SCHEMIDT / AFP [MAJ 30 décembre. 8h47] Le Congrès argentin a adopté le 30 décembre la loi légalisant l'avortement, après un vote des sénateurs en faveur du texte, après plus de douze heures de débat, a annoncé la présidente du Sénat Cristina Kirchner.
PHOTO AGUSTIN MARCARIAN |
Déjà approuvé par les députés le 11 décembre, le texte, a été adopté avec 38 voix pour, 29 contre et une abstention, tandis que des milliers de partisans du "oui" ont manifesté leur joie devant le Sénat à l'issue du vote.
Les mêmes protagonistes semblent rejouer, à deux ans d’intervalle, la même scène. Le souverain pontife lui-même répète, à l’intention de sa terre natale, ses violents propos de 2018 : avorter, ce serait comme « engager un tueur à gages pour résoudre un problème ». En Argentine, après trois mois de houleux débats, un projet de loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse avait déjà été approuvé, le 13 juin 2018, par la Chambre des députés. Mais le Sénat l’avait finalement rejeté deux mois plus tard, par quelques voix seulement.
Remis sur le métier dès son élection par le président Alberto Fernandez, le projet de loi, modifié à la marge, a été adopté par les députés, le 11 décembre. Les sénateurs en entament l’examen en séance plénière ce mardi. Mais l’épilogue, cette fois, pourrait être tout autre : le contexte politique a radicalement changé, avec le soutien clair de l’exécutif et le poids d’un mouvement féministe qui s’est élargi, ancré, jusqu’à faire voler en éclats les tabous et bousculer les conservatismes d’une société toujours sous influence de l’Église catholique. Après les immenses « marées vertes » de l’an dernier et du début de l’année, la mobilisation ne s’est jamais relâchée, même en temps de pandémie. Créatives, joyeuses et plus déterminées que jamais, les féministes ont multiplié, ces derniers jours, les rassemblements locaux, les conférences à distance, les fresques murales. Elles font circuler des chansons, des mots d’ordre et des argumentaires, mettent en scène les messages de solidarité venus de toute l’Amérique latine et du monde entier, font entendre partout la parole de plusieurs générations de femmes décidées à conquérir le droit pour toutes à disposer de leur corps.
« Le 29, nous devons être dans la rue, nous devons continuer à lutter, lançait la semaine dernière Nora Cortiñas, une figure des Mères de la place de Mai. Avec cette loi, nous allons sauver les vies de femmes pauvres qui n’ont pas la possibilité d’être assistées comme il faut, et qui mettent leur vie en danger. » Une façon de retourner contre les opposants à la loi leur argument du « droit à la vie » : plus de 400 000 avortements clandestins sont pratiqués chaque année en Argentine et leurs complications entraînent une cinquantaine de décès chaque année, sans parler des séquelles qui mutilent les corps, parfois jusqu’au handicap. Depuis la chute de la dictature, en 1983, au moins 3 200 femmes sont ainsi mortes des conséquences d’un avortement clandestin, une lourde « dette de la démocratie » envers les femmes, estiment les féministes. « C’est un projet de loi pour la vie des femmes, plaide le ministre de la Santé, Gines Gonzalez García. Les femmes qui n’ont pas accès à l’IVG recourent à des moyens extrêmes, cela cause la mort. La sanction ne sert qu’à stigmatiser les femmes. »
Des statistiques terrifiantes de vies brisées
UNE DE «PÁGINA 12» DU 30 DÉCEMBRE 2020 |
Tourmentés par le grave problème de santé publique créé par une législation rétrograde, vieille d’un siècle, qui fait peser sur eux un lourd climat de suspicion, de nombreux médecins se sont joints à la mobilisation en cours. « Nous devons respecter les décisions des femmes car elles sont fondées sur des raisons fortes. L’avortement ne se fait pas à la légère, insiste Daniel Teppaz, gynécologue et coordinateur du Réseau pour la santé sexuelle et reproductive. Des milliers de professionnels de santé exigent une loi qui accompagne les femmes enceintes et qui nous protège. » Gynécologue et obstétricienne, Yolanda Bertazzo assume elle aussi publiquement son « engagement à défendre les droits en pariant sur le bien-être des personnes » : « L’interruption de grossesse est une pratique ancestrale. Cela s’est produit, cela arrive et cela arrivera. Nous demandons le droit de décider dans le cadre de la loi. »
De la rue aux bancs du Sénat, le débat est vif, dense, souvent tendu. Le contraste est saisissant entre les arguments affûtés des féministes, leur stratégie d’éducation populaire et les sermons, les anathèmes et les mensonges des détracteurs de la loi, qui comparent l’avortement au génocide perpétré par les nazis ou prétendent que l’IVG sera autorisée jusqu’à huit mois de grossesse – 14 semaines, en réalité. À la fin du mois de novembre, la conférence épiscopale argentine, toujours prompte à s’immiscer dans les affaires politiques, appelait encore à des manifestations « pour demander la protection de la vie humaine ». Les évêques argentins s’étaient férocement opposés, en 1987, à la loi légalisant le divorce ; ils avaient déclaré la guerre, en 2010, à celle qui reconnaissait le mariage homosexuel. Ils sonnent aujourd’hui le tocsin contre la légalisation de l’IVG. Le 8 mars dernier, dans une lettre ouverte, l’ex-archevêque de La Plata Hector Aguer, l’une des figures les plus réactionnaires et les plus vindicatives de l’Église argentine, appelait ainsi à « résister à cette nouvelle tentative avortiste (sic) de l’État, qui, si elle était menée à bien, entraînerait les pires malheurs pour la société argentine ».
Les pires malheurs, pourtant, se lisent plutôt dans les terrifiantes statistiques mises au jour par le débat en cours. La criminalisation de l’IVG rend impossibles des vies parfois déjà brisées : 2 350 filles et adolescentes entre 10 et 14 ans ont eu un enfant en 2018, soit en moyenne 6 par jour. Plus de 80 % d’entre elles ont été victimes de viols dans leur contexte intrafamilial… La loi autorise bien, jusque-là, l’IVG en cas de viol ou de danger pour la santé des femmes, mais la peur des médecins, la pression sociale et le manque d’infrastructures de santé adaptées laissent dans le désarroi des milliers de femmes, de filles et d’adolescentes. « Nous débattons du droit à la vie. Et je ne peux pas m’arrêter de penser à ces filles forcées d’être mères, à la manière dont une fille violée est encore victimisée par l’État lui-même, qui l’empêche d’interrompre sa grossesse », s’émeut la sénatrice Maria de los Angeles Sacnun.
La fin du contrôle patriarcal sur les corps : un enjeu démocratique
Pour de nombreuses Argentines, la légalisation de l’IVG est une question de vie ou de mort, d’intégrité physique, de santé mentale. Mais dans le débat en cours, elle s’est aussi imposée comme un enjeu démocratique crucial. « Le contrôle patriarcal sur nos corps existe depuis l’Inquisition. Que l’avortement soit légal n’est pas seulement une dette démocratique. C’est la conquête de l’autonomie, pour disposer librement de nos corps », résume l’avocate Melisa Garcia. « La stratégie de criminalisation est incompatible avec la volonté des femmes. Le droit pénal ne peut pas criminaliser le droit de décider de son propre corps. Avec une telle politique, l’État persécute les femmes », fait aussi valoir Paula Livachky, directrice du Centre d’études légales et sociales.
Au Sénat, le vote final sera sans nul doute serré. Mais quelle que soit l’issue de ce processus parlementaire, un mouvement historique, irrépressible et irréversible a pris corps en Argentine, avec une puissante résonance dans toute l’Amérique latine. Dans un communiqué publié samedi, la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui rassemble plus de 700 organisations politiques, sociales, féministes, féminines, LGBTQ+, syndicales et étudiantes, se réjouit de « la pratique démocratique, collective, plurielle » née de cette lutte : « Ce 29 décembre, nous avons l’opportunité en tant que société de progresser vers l’élargissement des droits. Nous avons besoin de cette loi pour résoudre un problème de santé publique, de justice sociale et de droits humains. » Dans le même esprit, la ministre des Droits des femmes, Eli Gomez Alcorta, résumait, à la veille de cette échéance parlementaire, le sentiment qui règne en Argentine : « Nous sommes confrontés à l’opportunité de faire l’Histoire. »