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JOSÉ MUJICA, DANS LES PARTERRES DE SA FERME, À LA PÉRIPHÉRIE DE MONTEVIDEO, LE 31 OCTOBRE 2004. PHOTO PABLO LA ROSA |
DISPARITIONS / URUGUAY / José « Pepe » Mujica, ancien président de l’Uruguay et grande voix de l’Amérique latine, est mort / L’ex-guérillero était devenu l’un des leaders les plus respectés d’Amérique latine. Membre du parti de gauche Frente Amplio, il avait dirigé le pays de 2010 à 2015. Issu d’une famille de paysans, réputé pour son intégrité, il avait fait don de 90 % de sa rémunération présidentielle à des associations. / Ancien président de l’Uruguay, José « Pepe » Mujica, 89 ans, est mort des suites d’un cancer de l’œsophage, mardi 13 mai, a annoncé l’actuel président Yamando Orsi. L’ex-guérillero était devenu l’un des leaders les plus écoutés, les plus respectés et les plus populaires d’Amérique latine. Les réformes qu’il a contribué à mettre en œuvre en tant que président de la République (2010-2015) ont marqué l’entrée de l’Uruguay dans le XXIème siècle.
Par Denis Merklen (Sociologue, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine)
Publié hier à 21h33, modifié à 14h10
Temps de Lecture 8 min.
José Mujica Cordano est né le 20 mai 1935 dans une zone semi-rurale de l’ouest de Montevideo. Fils unique d’une famille de paysans, il n’a que 8 ans à la mort de son père. Il consacre une bonne partie de son enfance et de sa jeunesse au cyclisme et à la culture de fleurs dans la petite parcelle de terre qu’il travaille avec sa mère, fleurs vendues dans les marchés de la capitale. Mais le jeune José poursuit ses études jusqu’au baccalauréat, puis intègre une classe préparatoire en droit à l’Instituto Alfredo Vazquez Acevedo, un lycée public situé derrière l’université de la République, où il côtoie une bonne partie de la jeune intelligentsia de l’Uruguay des années 1950.
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Le pays possède déjà un système d’éducation publique exemplaire où enseignent les meilleurs intellectuels du pays, dont de nombreux Espagnols réfugiés de la guerre civile. Le jeune Mujica milite au sein de l’aile la plus progressiste du Parti national (centre droit), qu’il quitte en 1962 pour fonder l’Union populaire, en alliance avec le Parti socialiste. Un an plus tard, il participe à la fondation de l’une des guérillas les plus célèbres d’Amérique latine, le Mouvement de libération nationale-Tupamaros, dont il deviendra l’un des principaux dirigeants.
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LE PRÉSIDENT BRÉSILIEN LULA (À GAUCHE), EMBRASSE L’ANCIEN PRÉSIDENT URUGUAYEN (2010-2015) JOSÉ MUJICA, APRÈS L’AVOIR DÉCORÉ DE L’ORDRE NATIONAL DE LA CROIX DU SUD LORS D’UNE VISITE À SON DOMICILE, À MONTEVIDEO, LE 5 DÉCEMBRE 2024. PHOTO DANTE FERNANDEZ |
L’urgence de la « révolution »
Avec 2,7 millions d’habitants, l’Uruguay fait alors figure d’exception dans la région, grâce aux réformes du président José Batlle (1903-1907 et 1911-1915). La peine de mort a été abolie en 1907, le divorce légalisé en 1913, l’Eglise séparée de l’Etat en 1917, les femmes votent depuis 1927. Grâce au poids considérable d’un salariat protecteur qui couvre plus de trois quarts de sa population active et à un taux d’urbanisation supérieur à 80 % depuis les années 1930, l’Uruguay est doté d’un modèle social qui fera dire au sociologue Alain Touraine que ce pays a inventé la social-démocratie, bien avant l’Autriche ou l’Allemagne.
Cependant, à partir de 1950, l’Uruguay glisse vers une conjoncture de plus en plus difficile. L’économie stagne, l’inflation et le chômage sont incontrôlables. Les deux partis de gouvernement (Nacional et Colorado) se montrent incapables de donner un nouveau cap à la petite république. Les jeunes ont le sentiment d’un pays sans avenir, rongé par la corruption, où pauvreté et inégalités deviennent insupportables.
Mujica et ses camarades concluent que la « Suisse d’Amérique latine » se dirige inéluctablement vers une dictature. Ils s’organisent pour résister à l’autoritarisme et mettre fin aux injustices. Une exploration récente des archives diplomatiques révèle que ce diagnostic est partagé par les ambassadeurs français qui se succèdent à Montevideo : divers secteurs de l’armée conspirent depuis 1964 avec le soutien des administrations nord-américaines. Les jeunes quittent les structures partisanes de la gauche socialiste, communiste et chrétienne et prennent les armes : ils s’appellent « Tupamaros », en référence aux gauchos rebelles déclarés hors-la-loi par l’administration coloniale espagnole. Ils posent avec urgence la nécessité de la « révolution ».
Fidel Castro et ses compagnons cubains ont montré que la volonté politique pouvait vaincre dictateurs, empire et inerties conservatrices. Le Vietnam et l’Algérie en donnent d’autres exemples. Mais cette jeunesse lettrée de l’Uruguay, qui se sent capable de prendre sa destinée en main, ne suivra aucune recette, ni celle du foco, les foyers de guérilla rurale du Che Guevara, ni celle, maoïste, de l’encerclement des villes par les campagnes : la lutte sera urbaine.
Grâce à leur créativité, les Tupamaros deviennent un exemple pour des dizaines de groupes armés dans les capitales du monde entier, de la Palestine à la Californie, en passant par l’Italie, la France ou l’Allemagne. En 1971, 111 guérilleros, dont Mujica, s’évadent par un tunnel de la prison pour hommes de Punta Carretas où ils sont détenus. Quelques semaines plus tôt, des dizaines de Tupamaras s’étaient échappées de la prison pour femmes de Cabildo. La même année, les Tupamaros démasquent l’agent de la CIA expert en torture et techniques de contre-insurrection Dan Mitrione et l’exécutent, inspirant le film Etat de siège (1973), de Costa Gavras, avec Yves Montand dans le rôle de l’espion. Ils enlèvent puis libèrent ministres, ambassadeurs et diplomates.
Dans un texte célèbre intitulé « Apprendre d’eux », l’écrivain Régis Debray écrit en 1971 : « Il se déroule en ce moment (…) une lutte violente qui pourrait venir inquiéter les avant-gardes révolutionnaires du monde entier. La puissance explosive du combat que mènent les Tupamaros contre l’oligarchie de leur pays dépasse de loin, par sa portée, les frontières de l’Uruguay. Non pas par ces opérations sensationnelles – enlèvements, expropriations, attaques militaires, évasion en masse – qui font (…) la manchette des journaux. Mais pour une raison à la fois moins spectaculaire et plus décisive : tout simplement parce qu’[ils ont] inauguré avec succès une nouvelle manière d’entreprendre la révolution socialiste. »
Retour de la social-démocratie
La crainte d’une contagion au sein des jeunesses des capitales occidentales est si vive que, le vendredi 16 juin 1972, le Conseil de l’OTAN se réunit à Bruxelles pour étudier le cas des Tupamaros avec une analyse commandée à Geoffrey Jackson, ambassadeur du Royaume-Uni en Uruguay, maintenu prisonnier pendant huit mois dans la prison du Peuple.
Fin 1972, la guérilla est définitivement défaite par l’armée. Ses leaders et bon nombre de ses cadres sont en prison, le reste part en exil. Neuf dirigeants, dont Mujica, seront déclarés « otages » par la dictature militaire qui s’installe après le coup d’Etat de juin 1973 et maintenus dans des conditions terribles d’isolement total et de torture pendant près de treize années, dans des cachots souvent installés dans des puits clandestins de casernes. L’ensemble des Tupamaros est libéré dans le cadre d’une amnistie générale de tous les prisonniers politiques en mars 1985, au retour de la démocratie.
Quatre ans plus tard, en 1989, Mujica et les Tupamaros créent le Mouvement de participation populaire (MPP), partie intégrante de l’alliance des gauches Frente Amplio (Front élargi). Le MPP détient jusqu’à aujourd’hui le plus important groupe de législateurs du pays, et de ses rangs provient le président élu le 24 novembre 2024, Yamandu Orsi. Mujica se présente à une élection pour la première fois en 1995, où il est élu député. En 2000, il est sénateur, en 2005 ministre de l’agriculture, en 2010 président de la République, et à nouveau sénateur en 2015 et 2019.
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LE PRÉSIDENT URUGUAYEN JOSÉ MUJICA QUITTE LE SITE OÙ DES RESTES HUMAINS ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS PAR UNE ÉQUIPE D’ANTHROPOLOGUES DU 14ᵉ BATAILLON, À TOLEDO, DANS LA PROVINCE DE CANELONES, EN URUGUAY, LE 16 MARS 2012. PHOTO MIGUEL ROJO |
Pendant les trois gouvernements du Frente Amplio, entre 2005 et 2020, le petit pays du Sud renoue avec son passé social-démocrate ou « batlliste ». Profitant d’une conjoncture favorable à l’exportation de produits agricoles, l’Uruguay réactive son économie et casse sa dépendance énergétique en investissant massivement dans les sources renouvelables, pour arriver aujourd’hui à produire 98 % d’électricité décarbonée. Le salariat redevient la norme grâce à une réduction volontariste du travail au noir et à la réinstallation des « conseils paritaires » abrogés par la dictature. La pauvreté est divisée par deux et la pauvreté extrême réduite à 1 % de la population ; le système de santé est réformé, offrant un accès assez égalitaire à la santé à partir d’un cocktail public-privé.
Sous la présidence de Mujica, l’Uruguay légalise l’avortement (2012) et le mariage homosexuel (2013) et régule la consommation et la production de cannabis en 2014. Cette même année sont approuvées une loi de modernisation de la procédure pénale et une loi visant à limiter les effets monopolistiques de concentration de la presse.
« Président le plus pauvre du monde »
Pourtant, les conséquences de la crise financière internationale de 2007-2008 se font sentir. L’économie freine, l’inflation reprend et l’emploi se raréfie. Le vieillissement des cadres politiques de la gauche, dont Mujica, qui a 84 ans au moment du scrutin présidentiel de 2019, fait le reste. Par une étroite marge de 30 000 voix, la gauche perd les élections. Le vieux dirigeant est critiqué pour ses phrases à l’emporte-pièce, qui semblent lancées sans réflexion et blessent souvent des fractions de l’électorat. Les gouvernements du Frente Amplio sont surtout critiqués sur les déficits en matière d’insécurité.
Il n’en reste pas moins qu’avant même d’accéder à la présidence de la République, l’ancien guérillero a conquis une immense autorité au sein de la gauche latino-américaine. Une réputation qui prend appui sur l’image de l’Uruguay comme société démocratique et égalitaire, sur celle du Frente Amplio, dont on admire la capacité à préserver l’unité de la gauche depuis 1971, et sur celle, enfin, des Tupamaros, cette guérilla qui n’a jamais été obsédée par la violence et qui a su échapper à la radicalité et au sectarisme.
CHILI / PROPAGANDE ÉLECTORALE
ÉLECTIONS PRIMAIRES PRÉSIDENTIELLES
DIMANCHE 29 JUIN 2025
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« Jannette Jara, Présidente / Elle travaille pour toi / Votez 2 »
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La BBC et une bonne partie de la presse internationale vont louer l’intégrité morale dans l’exercice du pouvoir de celui que l’on présente comme le « président le plus pauvre du monde ». Une éthique qui résulte d’une vie toujours menée dans la même frugalité, roulant à côté de sa compagne, Lucia Topolansky, au volant de sa Coccinelle Volkswagen sur les chemins de terre qui le conduisent au palais présidentiel depuis sa petite ferme, la « chacra ». Où, après une journée d’exercice du pouvoir, on l’aperçoit s’occuper de ses plantations de marguerites, de sa chienne à trois pattes Manuela, et recevoir, sur les chaises en plastique de son jardin, autorités, journalistes et célébrités du monde entier.
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JOSÉ « PEPE » MUJICA ET SON ÉPOUSE LUCIA TOPOLANSKY, CHEZ EUX, PRÈS À RINCÓN DEL CERRO, PRÈS DE MONTEVIDEO, LE 6 NOVEMBRE 2024. PHOTO MARIANA GREIF POUR « LE MONDE » |
Le 6 décembre 2024, les présidents brésilien, Lula, et colombien, Gustavo Petro, s’y rendent ensemble pour remettre à Mujica, déjà très malade, la Cruzeiro do Sul et la Cruz de Boyaca, les plus hautes distinctions de leurs pays respectifs. Pendant la totalité de son mandat de président, José Mujica fait don de 90 % de sa rémunération à des associations.
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JOSÉ MUJICA DANS SA VOITURE, PRÈS DE CHEZ LUI, LE 1ᵉʳ MARS 2015. PHOTO PABLO BIELLI |
Transmission du pouvoir à la jeunesse
Fort de son image, Mujica prononce deux discours dont le retentissement sera planétaire. Celui qui n’a ni compte Twitter, ni Facebook, ni même de smartphone prend la parole, en 2012, au sommet de l’ONU sur le développement durable à Rio de Janeiro, puis en 2013 lors de la 68ème assemblée des Nations unies à New York. Et, à chaque fois, il provoque un véritable buzz sur les réseaux
Ses nombreux entretiens et vidéos cumulent des dizaines de millions de vues, il fait l’objet d’un nombre incalculable d’articles de presse, de nombreux reportages et documentaires, dont El Pepe. Une vie suprême (2018), d’Emir Kusturica, et de fictions comme Compañeros (2019), d’Alvaro Brechner. Des dizaines de livres lui sont consacrés depuis Les Tupamaros. Guérilla urbaine en Uruguay, d’Alain Labrousse, en 1971 (Seuil).
Le vieux militant n’accorde que peu d’importance au fait d’être au pouvoir, car, pour lui, « ce n’est qu’une circonstance » ; il cherche à laisser « una barra » (« une bande ») de militants jeunes capables de pousser de nouvelles énergies de transformation sociale. Comme s’il avait été un fidèle disciple d’Hannah Arendt, Mujica associe la liberté à la politique et répète aux jeunes : « Tu n’es pas une fourmi ou un scarabée, car tu as de la conscience. Au lieu de suivre un destin naturel, une tradition, ou de mener une vie dépourvue de sens, tu peux faire quelque chose avec le monde où tu vis. Prends la vie entre tes mains et construis un projet collectif. »
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JOSÉ MUJICA, LORS DU VOTE DU SECOND TOUR DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE URUGUAYENNE, À MONTEVIDEO, LE 29 NOVEMBRE 2009. PHOTO MIGUEL ROJO |
Puis, comme s’il suivait les Manuscrits de 1844 du jeune Karl Marx, il avertit contre les périls de l’aliénation sociale. « Ne perds pas ton temps à travailler pour gagner de l’argent, tu n’auras fait que perdre ta vie, ton temps de vie, dont la seule chose importante est de la vivre avec les autres… Vis comme tu penses ou tu finiras par penser comme tu vis ! » Et de contredire ceux qui le qualifient de pauvre : « Je ne suis pas pauvre, je ne me soumets pas à l’obligation de gaspiller mon temps à gagner de l’argent. Je garde la liberté d’être avec les autres. »
En 2020, Mujica avait quitté son poste de sénateur et lâché toutes ses responsabilités pour laisser place aux jeunes. Il déclarait, dans son dernier livre d’entretiens avec les écrivains Carlos Martell et Mario Mazzeo, Semillas al viento (« graines dans le vent », Ediciones del Berretín, 2022, non traduit) : « A quoi sert un vieil arbre s’il ne laisse pas passer la lumière pour que des nouvelles graines poussent à travers son feuillage ? » Cet homme ordinaire et son groupe de camarades nous ont peut-être montré comment déjouer les pièges de l’histoire.
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José Pepe Mujica à la clôture de la campagne du Front Large,
La plena uruguayenne est un rythme qui fusionne la plena portoricaine
avec d'autres rythmes de salsa. La plena en Uruguay a connu une adaptation
rythmique qui a donné naissance à ce qu'on appelle la danse plena.
José « Pepe » Mujica en quelques dates
- 20 mai 1935 Naissance près de Montevideo
- 1963 Participe à la fondation du Mouvement de libération nationale-Tupamaros
- 1972-1985 Détention
- 1989 Fondation du Mouvement de participation populaire, élu député
- 2005 Ministre de l’agriculture
- 2010-2015 Président de la République
- 13 mai 2025 Mort
Denis Merklen (Sociologue, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine)
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